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à leur nombre, il a cela de commun avec les plus insipides romanciers, qui suppléent à la stérilité de leurs idées à force de personnages et d'aventures. Il est aisé de réveiller l'attention, en présentant incessamment et des événements inouïs et de nouveaux visages, qui passent comme des figures de la lanterne magique; mais de soutenir toujours cette attention sur les mêmes objets et sans aventures merveilleuses, cela certainement est plus difficile; et si, toute chose égale, la simplicité du sujet ajoute à la beauté de l'ouvrage, les romans de Richardson, supérieurs en tant d'autres choses, ne sauraient, sur cet article, entrer en parallèle avec le mien. Il est mort, cependant, je le sais, et j'en sais la cause; mais il ressuscitera.

Toute ma crainte était qu'à force de simplicité ma marche ne fût ennuyeuse, et que je n'eusse pu nourrir assez l'intérêt jusqu'au bout. Je fus rassuré par un fait qui seul m'a plus flatté que tous les compliments qu'a pu m'attirer cet ouvrage.

Il parut au commencement du carnaval. Un colporteur le porta à madame la princesse de Talmont (1), un jour de bal de l'Opéra. Après souper, elle se fit habiller pour y aller, et, en attendant l'heure, elle se mit à lire lé nouveau roman. A minuit, elle ordonna qu'on mît ses chevaux, et continua de lire. On vint lui dire que ses chevaux étaient mis; elle ne répondit rien. Ses gens, voyant qu'elle s'oubliait, vinrent avertir qu'il était deux heures.

Rien ne presse encore, » dit-elle en lisant toujours. Quelque temps après, sa montre étant arrêtée, elle sonna pour savoir quelle heure il était. On lui dit qu'il était quatre

(1) Ce n'est pas elle, mais une autre dame dont j'ignore le nom; mais le fait m'a été assuré.

heures. Cela étant, dit-elle, il est trop tard pour aller au bal; qu'on ôte mes chevaux. » Elle se fit déshabiller, et passa le reste de la nuit à lire.

Depuis qu'on me raconta ce trait, j'ai toujours désiré de voir madame de Talmont, non-seulement pour savoir d'elle-même s'il est exactement vrai, mais aussi parce que j'ai toujours cru qu'on ne pouvait prendre un intérêt si vif à l'Héloïse sans avoir ce sixième sens, ce sens moral, dont si peu de cœurs sont doués, et sans lequel nul ne saurait entendre le mien.

Ce qui me rendit les femmes si favorables fut la persuasion où elles furent que j'avais écrit ina propre histoire et que j'étais moimême le héros de ce roman. Cette croyance était si bien établie, que madame de Polignac écrivit à madame de Verdelin pour la prier de m'engager à lui laisser voir le portrait de Julie. Tout le monde était persuadé qu'on ne pouvait exprimer si vivement des sentiments qu'on n'aurait point éprouvés, ni peindre ainsi les transports de l'amour, que d'après son propre cœur. En cela l'on avait raison, et il est certain que j'écrivis ce roman dans les plus brûlantes extases; mais on se trompait en pensant qu'il avait fallu des objets réels pour les produire : on était loin de concevoir à quel point je puis m'enflammer pour des êtres imaginaires. Sans quelques réminiscences de jeunesse et madame d'Houdetot, les amours que j'ai sentis et décrits n'auraient été qu'avec des sylphides. Je ne voulus ni confirmer ni détruire une erreur qui m'était avantageuse. On peut voir dans la preface en dialogue, que je fis imprimer à part, comment je laissai là-dessus le public en suspens. Les rigoristes disent que j'aurais dû déclarer la vérité tout rondement. Pour moi,

je ne vois pas ce qui m'y pouvait obliger, et je crois qu'il y aurait eu plus de bêtise que de franchise à cette déclaration faite sans nécessité.

A peu près dans le même temps parut la Paix perpétuelle, dont l'année précédente j'avais cédé le manuscrit à un certain M. de Bastide, auteur d'un journal appelé le Monde, dans lequel il voulait, bon gré, mal gré, fourrer tous mes manuscrits. Il était de la connaissance de M. Duclos, et vint en son nom me presser de lui aider à remplir 16 Monde. Il avait ouï parler de la Julie, et vou lait que je la misse dans son journal; il voulait que j'y misse l'Emile; il aurait voulu que j'y misse le Contrat social, s'il en eût soupçonné l'existence. Enfin, excédé de ses importunités, je pris le parti de lui céder pour douze louis mon extrait de la Paix perpétuelle. Notre accord était qu'il s'imprimerait dans son journal; mais, sitôt qu'il fut propriétaire de ce manuscrit, il jugea a propos de le faire imprimer à part, avec quelques retranchements que le censeur exigea. Qu'eût-ce été si j'y avais joint mon jugement sur cet ouvrage, dont tres heureusement je ne parlai point à M. Bastide, et qui n'entra point dans notre marché? Ce jugement est encore en manuscrit parmi mes papiers. Si jamais il voit le jour, on y verra combien les plaisanteries et le ton suffisant de Voltaire à ce sujet m'ont dû faire rire, moi qui voyais si bien la portée de ce pauvre homme dans les matières politiques dont il se melait de parler.

Au milieu de mes succes dans le public et de la faveur des dames, je me sentais déchoir à l'hôtel du Luxembourg, non pas auprès de monsieur le maréchal, qui semblait même redoubler chaque jour de bontés et d'amitiés pour moi, mais auprès de madame la maré

chale. Depuis que je n'avais plus rien à lui lire, son appartement m'était moins ouvert; et durant les voyages de Montmorency, quoique je me présentasse assez exactement, je ne la voyais plus guère qu'à table. Ma place n'y était même plus marquée à côté d'elle. Comme elle ne me l'offrait plus, qu'elle me parlait peu, et que je n'avais pas non plus grand'chose à lui dire, j'aimais autant prendre une autre place, où j'etais plus à mon aise, surtout le soir, car machinalement je prenais peu à peu l'habitude de me placer plus près de monsieur le maréchal.

A propos du soir, je me souviens d'avoir dit que je ne soupais pas au château, et cela était vrai dans le commencement de la connaissance; mais comme M. de Luxembourg ne dînait point et ne se mettait pas même a table, il arriva de là qu'au bout de plusieurs mois et déjà très familier dans la maison, je n'avais encore jamais mangé avec lui. Il eut la bonté d'en faire la remarque. Cela me détermina d'y souper quelquefois, quand il y avait peu de monde, et je m'en trouvais très bien, vu qu'on dînait presqu'en l'air, et comme on dit, sur le bout du bane; au lieu que le souper était tres long, parce qu'on s'y reposait avec plaisir, au retour d'une longue promenade; tres bon, parce que M. de Luxembourg était gourmand; et tres agréable, parce que madame de Luxembourg en faisait les honneurs à charmer. Sans cette explication, l'on entendrait difficilement la fin d'une lettre de M. de Luxembourg (liasse C, no 36), où il me dit qu'il se rappelle avec delices nos promenades, surtout, ajoute-t-il, quand en rentrant les soirs dans la cour, nous n'y trouvions point de traces de roues de carrosses; c'est que, comme on passait tous les matins le râteau sur le sable de la cour pour effacer

les ornières, je jugeais, par le nombre de ses traces, du monde qui était survenu dans l'après-midi.

Cette annee 1761 mit le comble aux pertes continuelles que fit ce bon seigneur, depuis que j'avais l'honneur de le voir, comme si les maux que me préparait la destinée eussent dû commencer par l'homme pour qui j'avais le plus d'attachement et qui en était le plus digne. La premiere année il perdit sa sœur, madame la duchesse de Villeroy; la seconde, il perdit sa fille, madame la princesse de Ro beck; la troisième, il perdit dans le duc de Montmorency, son fils unique, et dans le comte de Luxembourg, son petit-fils, les seuls et derniers soutiens de sa branche et de son nom. Il supporta toutes ces pertes avec un courage apparent; mais son cœur ne cessa de saigner en dedans tout le reste de sa vie, et sa santé ne fit plus que décliner. La mort imprévue et tragique de son fils dut lui être d'autant plus sensible qu'elle arriva préci sément au moment où le roi venait de lui accorder pour son fils, et de lui promettre pour son petit-fils la survivance de sa charge de capitaine des gardes du corps. Il eut la douleur de voir s'eteindre peu à peu ce dernier enfant de la plus grande espérance, et cela par l'aveugle confiance de la mère au médecin, qui fit périr ce pauvre enfant d'inanition, avec des médecines pour toute nourriture. Hélas! si j'en eusse été cru, le grandpère et le petit-fils seraient tous deux encore en vie. Que ne dis-je point, que n'écrivis-je point à M. le maréchal, que de représentations ne fis-je point à madame de Montmorency, sur le régime plus qu'austère que, sur la fol de son médecin, elle faisait observer à son fils! Madame de Luxembourg, qui pensait comme moi, ne voulait point usurper

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