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que le pain lui manquât, non plus qu'à moi. Mais il était écrit que l'honneur me forcerait de repousser toutes les ressources que la fortune et mon travail mettraient à ma portée, et que je mourrais aussi pauvre que j'ai vécu. On jugera si, à moins d'être le dernier des infâmes, j'ai pu tenir des arrangements qu'on a toujours pris soin de me rendre ignominieux, en m'ôtant avec soin toute autre ressource, pour me forcer de consentir à mon déshonneur. Comment se seraient-ils doutés du parti que je prendrais dans cette alternative? ils ont toujours jugé de mon cœur par les leurs.

En repos du côté de la subsistance, j'étais sans souci de tout autre. Quoique j'abandonnasse dans le monde le champ libre à mes ennemis, je laissais dans le noble enthousiasme qui avait dicté mes écrits, et dans la constante uniformité de mes principes, un témoignage de mon âme qui répondait à celui que toute ma conduite rendait de mon naturel. Je n'avais pas besoin d'une autre défense contre mes calomniateurs. Ils pouvaient peindre sous mon nom un autre homme, mais ils ne pouvaient tromper que ceux qui voulaient être trompés. Je pouvais donner ma vie à épiloguer d'un bout à l'autre : j'étais sûr qu'à travers mes fautes et mes faiblesses, à travers mon inaptitude à supporter aucun joug, on trouverait toujours un homme juste, bon, sans fiel, sans haine, sans Jalousie, prompt à reconnaître ses propres torts, plus prompt à oublier ceux d'autrui, cherchant toute sa félicité dans les passions aimantes et douces, et portant en toute chose la sincérité jusqu'à l'imprudence, jusqu'au plus incroyable désintéressement.

Je prenais donc en quelque sorte congé de mon siècle et de mes contemporains,ˇet je

LES CONFESSIONS

T. V.

faisais mes adieux au monde en me confinant dans cette île pour le reste de mes jours; car telle était ma résolution, et c'était là que je comptais exécuter enfin le grand projet de cette vie oiseuse, auquel j'avais inutilement consacré jusqu'alors tout le peu d'activité que le ciel m'avait départie. Cette île allait devenir pour moi celle de Papimanie, ce bienheureux pays où l'on dort:

On y fait plus, on n'y fait nulle chose.

Ce plus était tout pour moi, car j'ai toujours peu regretté le sommeil; l'oisiveté me suffit; et, pourvu que je ne fasse rien, j'aime encore mieux rêver éveillé qu'en songe. L'âge des projets romanesques étant passé, et la fumee de la gloriole m'ayant plus étourdi que flatte, il ne me restait, pour dernière espérance, que celle de vivre sans gêne, dans un loisir éternel. C'est la vie des bienheureux dans l'autre monde, et j'en faisais désormais mon bonheur suprême dans celui-ci.

Ceux qui me reprochent tant de contradictions ne manqueront pas ici de m'en reprocher encore une. J'ai dit que l'oisiveté des cercles me les rendait insupportables, et me voilà recherchant la solitude uniquement pour m'y livrer à l'oisiveté. C'est pourtant ainsi que je suis; s'il y a là de la contradiction, elle est du fait de la nature et non pas du mien mais il y en a si peu, que c'est par là précisément que je suis toujours moi. L'oisiveté des cercles est tuante, parce qu'elle est de nécessité; celle de la solitude est charmante, parce qu'elle est libre et de volonté. Dans une compagnie, il m'est cruel de ne rien faire, parce que j'y suis forcé. Il faut que je reste là cloué sur une chaise ou debout, planté comme un piquet, sans remuer

ni pieds ni pattes, n'osant ni courir, ni sauter, ni chanter, ní crier, ni gesticuler quand j'en ai envie, n'osant pas même rêver, ayant à la fois tout l'ennui de l'oisiveté et tout le tourment de la contrainte; obligé d'être attentif à toutes les sottises qui se disent, et à tous les compliments qui se font, et de fatiguer incessamment ma Minerve pour ne pas manquer de placer à mon tour mon rébus et mon mensonge. Et vous appelez cela de l'oisiveté! C'est un travail de forçat.

L'oisiveté que j'aime n'est pas celle d'un fainéant qui reste là les bras croisés dans une inaction totale, et ne pense pas plus qu'il n'agit. C'est à la fois celle d'un enfant qui est sans cesse en mouvement pour ne rien faire, et celle d'un radoteur qui bat la campagne, tandis que ses bras sont en repos. J'aime à m'occuper à faire des riens, à commencer cent choses et n'en achever aucune, à aller et venir comme la tête me chante, à changer à chaque instant de projet, à suivre une mouche dans toutes ses allures, à vouloir déraciner un rocher pour voir ce qui est dessous, à entreprendre avec ardeur un travail de dix ans, et à l'abandonner sans regrets au bout de dix minutes, à muser enfin toute la journée sans ordre et sans suite, et à ne suivre en toute chose que le caprice du moment.

La botanique, telle que je l'ai toujours considérée, et telle qu'elle commençait à devenir passion pour moi, était précisément une étude oiseuse, propre à remplir tout le vide de mes loisirs, sans y laisser place au délire de l'imagination, ni à l'ennui du désœuvrement total. Errer nonchalamment dans les bois et dans la campagne, prendre machinalement çà et là, tantôt une fleur, tantôt un rameau, brouter mon foin presque au ha

sard, observer mille et mille fois les mêmes choses, et toujours avec le même intérêt, parce que je les oubliais toujours, était de quoi passer l'éternité sans pouvoir m'ennuyer un moment. Quelque élégante, quelque admirable, quelque diverse que soit la structure des végétaux, elle ne frappe pas assez un œil ignorant pour l'intéresser. Cette constante analogie, et pourtant cette variété prodigieuse qui règne dans leur organisation, ne transporte que ceux qui ont déjà quelque idée du système végétal. Les autres n'ont à l'aspect de tous ces trésors de la nature, qu'une admiration stupide et monotone.

Ils ne voient rien en détail, parce qu'ils ne savent pas même ce qu'il faut regarder; et ils ne voient pas non plus l'ensemble, parce qu'ils n'ont aucune idée de cette chaîne de rapport et de combinaisons qui accable le ses merveilles l'esprit de l'observateur. J'étais, et mon défaut de mémoire me devait tenir toujours dans cet heureux point d'en savoir assez peu pour que tout me fût sensible. Les divers sols dans lesquels l'île, quoique petite, était partagée, m'offraient une suffisante variété de plantes pour l'étude et pour l'amusement de toute ma vie. Je n'y voulais pas laisser un poil d'herbe sans analyse, et je m'arrangeais déjà pour faire, avec un recueil immense d'observations curieuses, la Flora Petrinsularis.

Je fis venir Thérèse avec mes livres et mes effets. Nous nous mîmes en pension chez le receveur de l'île. Sa femme avait à Nidau ses sœurs, qui la venaient voir tour à tour, et qui faisaient à Thérèse une compagnie. Je fis là l'essai d'une douce vie dans laquelle j'aurais voulu passer la mienne, et dont le goût que j'y pris ne servit qu'à me faire mieux

sentir l'amertume de celle qui devait si promptement y succéder.

J'ai toujours aimé l'eau passionnément, et sa vue mě jette dans une rêverie délicieuse. quoique souvent sans objet déterminé. Je ne manquais point à mon lever, lorsqu'il faisait beau, de courir sur la terrasse humer l'air salubre et frais du matin, et planer des yeux sur l'horizon de ce beau lac, dont les rives et les montagnes qui le bordent enchantaient ma vue. Je ne trouve point de plus digne hommage à la Divinité que cette admiration muette qu'excite la contemplation de ses œuvres, et qui ne s'exprime point par des actes développés. Je comprends comment les habitants des villes, qui ne voient que des murs, des rues et des crimes, ont peu de foi; mais je ne puis comprendre comment des campagnards, et surtout des solitaires, peuvent n'en point avoir. Comment leur âme ne s'élève-t-elle pas cent fois le jour avec extase à l'auteur des merveilles qui les frappent? Pour moi, c'est surtout à mon lever, affaissé par mes insomnies, qu'une longué habitude me porte ces élévations de cœur qui n'imposent point la fatigue de penser. Mais il faut pour cela que mes yeux soient frappés du ravissant spectacle de la nature. Dans ma chambre, je prie plus rarement et plus sèchement: mais à l'aspect d'un beau paysage, je me sens ému sans pouvoir dire de quoi. J'ai lu qu'un sage évêque, dans la visite de son diocèse, trouva une vieille femme qui, pour toute prière, ne savait que dire Oh! Il lui dit: Bonne mère, continuez de prier toujours ainsi; votre prière vaut mieux que les nôtres. Cette meilleure prière est aussi la mienne,

Après le déjeuner, je me hâtais d'écrire en rechignant quelques malheureuses lettres,

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