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aspirant avec ardeur à l'heureux moment de n'en plus écrire du tout. Je tracassais quelques instants autour de mes livres et papiers, pour les déballer et arranger, plutôt que pour les lire; et cet arrangement, qui devenait pour moi l'oeuvre de Pénélope, me donnait le plaisir de muser quelques moments; aprés quoi je m'en ennuyais et le quittais, pour passer les trois ou quatre heures qui me restaient de la matinée à l'étude de la botanique, et surtout du systéme de Linnæus, pour lequel je pris une passion dont je n'ai pu me bien guérir, même après en avoir senti le vide. Ce grand observateur est à mon gré le seul, avec Ludwig, qui ait vu jusqu'ici la botanique en naturaliste et en philosophe; mais il l'a trop étudiée dans des herbiers et dans des jardins, et pas assez dans la nature elle-même. Pour moi, qui prenais pour jardin l'île entière, sitôt que j'avais besoin de faire ou vérifier quelque observation, je courais dans les bois ou dans les prés, mon livre sous le bras: là, je me couchais par terre auprès de la plante en question, pour l'examiner sur pied tout à mon aise. Cette méthode m'a beaucoup servi pour connaître les végétaux dans leur état naturel, avant qu'ils aient été cultivés et dénaturés par la main des hommes. On dit que Fagon, premier médecin de Louis XIV, qui nommait et connaissait parfaitement toutes les plantes du Jardin royal, était d'une telle ignorance dans la campagne, qu'il n'y connaissait plus rien. Je suis précisément le contraire; je connais quelque chose à l'ouvrage de la nature, mais rien à celui du jardinier. Pour les après-dînées, je les livrais totalement à mon humeur oiseuse et nonchalante, et à suivre sans règle l'impulsion du mo ment. Souvent, quand l'air était calme, j'al

lais immédiatement en sortant de table me jeter seul dans un petit bateau, que le receveur m'avait appris à mener avec une seule rame; je m'avançais en pleine eau. Le moment où je derivais me donnait une joie qui allait jusqu'au tressaillement, et dont il m'est impossible de dire ni de bien comprendre la cause, si ce n'était peut-être une félicitation secrète d'être en cet état hors de l'atteinte des méchants. J'errais ensuite seul dans ce lac, approchant quelquefois du rivage, mais n'y abordant jamais. Souvent laissant aller mon bateau à la merci de l'air et de l'eau, je me livrais à des rêveries sans objet, et qui, pour être stupides, n'en étaient pas moins douces. Je m'écriais parfois avec attendrissement: « O nature! ô ma mère! me voici sous ta seule garde; il n'y a point ici d homme adroit et fourbe qui s'interpose entre toi et moi.» Je m'éloignais ainsi jusqu'à demi-lieue de terre; j'aurais voulu que ce lac eût été l'Océan. Cependant, pour complaire à mon pauvre chien, qui n'aimait pas autant que moi de semblables stations sur l'eau, je suivais d'ordinaire un but de promenade: c'était d'aller débarquer à la petite ile, de m'y promener une heure ou deux, ou de m'étendre au sommet du tertre sur le gazon, pour m'assouvir du plaisir d'admirer ce lac et ses environs, pour examiner et disséquer toutes les herbes qui se trouvaient à ina portée, et pour me bâtir, comme un autre Robinson, une demeure imaginaire dans cette petite île. Je m'affectionnai fortement à cette butte. Quand j'y pouvais mener promener Thérèse avec la receveuse et ses sœurs, comme j'étais fier d'être leur pilote et leur guide! Nous y portâmes en pompe des lapins pour la peupler; autre fête pour Jean-Jacques. Cette peuplade me rendit la petite île

encore plus intéressante. J'y allais plus souvent et avec plus de plaisir depuis ce tempslà, pour rechercher des traces du progrès des nouveaux habitants.

A ces amusements j'en joignais un qui me rappelait la douce vie des Charmettes, et auquel la saison m'invitait particulièrement. C'était un détail de soins rustiques pour la récolte des légumes et des fruits, et que nous nous faisions un plaisir, Thérèse et moi, de partager avec la receveuse et sa famille. Je me souviens qu'un Bernois, nommé M. Kirchberger, m'étant venu voir, me trouva perché sur un grand arbre, un sac attaché autour de ma ceinture, et déjà si plein de pommes, que je ne pouvais plus me remuer. Je ne fus pas fâché de cette rencontre et de quelques autres pareilles. J'espérais que fes Bernois, témoins de l'emploi de mes foisirs, ne songeraient plus à en troubler la tranquillité et me laisseraient en paix dans ma solitude. J'aurais bien mieux aimé y être confiné par leur volonté que par la mienne: j'aurais été plus assuré de n'y point voir troubler mon repos.

Voici encore un de ces aveux sur lesquels je suis sûr d'avance de l'incrédulité des lecteurs, obstinés à juger toujours de moi par eux-mêmes, quoiqu'ils aient été forcés de voir dans tout le cours de ma vie mille affections internes qui ne ressemblaient point aux leurs. Ce qu'il y a de plus bizarre est qu'en me refusant tous les sentiments bons ou indifférents qu'ils n'ont pas, ils sont toujours prêts à m'en prêter de si mauvais, qu'ils ne sauraient même entrer dans un cœur d'homme : ils trouvent alors tout simple de me mettre en contradiction avec la nature, et de faire de moi un monstre tel qu'il n'en peut même exister. Rien d'absurde

ne leur paraît incroyable dès qu'il tend à me noircir; rien d'extraordinaire ne leur paraît possible dès qu'il tend à m'ho

norer.

Mais, quoi qu'ils en puissent croire ou dire, je n'en continuerai pas moins d'exposer fidèlement ce que fut, fit et pensa J.-J. Rousseau, sans expliquer ni justifier les singularités de ses sentiments et de ses idées, ni rechercher si d'autres ont pensé comme lui.

Je pris tant de goût à l'île de Saint-Pierre, et son séjour me convenait și fort, qu'à force d'inscrire tous mes désirs dans cette île, je formai celui de n'en point sortir. Les visites que j'avais à rendre au voisinage, les courses qu'il me faudrait faire à Neuchatel, à Bienne, à Yverdun, à Nidau, fatiguaient déjà mon imagination. Un jour à passer hors de l'île me paraissait retranché de mon bonheur, et sortir de l'enceinte de ce lac était pour moi sortir de mon élément. D'ailleurs, l'expérience du passé m'avait rendu craintif. Il suffisait que quelque bien flattât mon cœur pour que je dusse m'attendre à le perdre; et l'ardent Gésir de finir mes jours dans cette île était inséparable de la crainte d'être forcé d'en sortir. J'avais pris l'habitude d'aller les soirs m'asseoir sur la grève, surtout quand le lac était agité. Je sentais un plaisir singulier à voir les flots se briser à mes pieds. Je m'en faisais l'image du tumulte du monde, et de la paix de mon habitation; et je m'attendrissais quelquefois à cette douce idée, jusqu'à sentir des larmes couler de mes yeux. Ce repos dont je jouissais avec passion, n'était troublé que par l'inquiétude de le perdre; mais cette inquiétude allait au point d'en altérer la douceur. Je sentais må situation si précaire, que je n'osais y compter. « Ah! que

je changerais volontiers, me disais-je, la liberté de sortir d'ici, dont je ne me soucie point, avec l'assurance d'y pouvoir rester toujours! Au lieu d'y être souffert par grâce, que n'y suis-je détenu par force! Ceux qui ne font que m'y souffrir peuvent à chaque instant m'en chasser; et puis-je espérer que mes persécuteurs, m'y voyant heureux, me laissent continuer de l'être? Ah! c'est peu qu'on me permette d'y vivre, je voudrais qu'on m'y condamnât, et je voudrais être contraint d'y rester, pour ne l'être pas d'en sortir. »

Je jetais un coup d'œil d'envie sur l'heureux Micheli Ducret, qui, tranquille au château d'Arberg, n'avait eu qu'a vouloir être heureux pour l'être. Enfin, à force de me livrer à ces réflexions et aux pressentiments inquietants des nouveaux orages toujours prêts à fondre sur moi, j'en vins à désirer, mais avec une ardeur incroyable, qu'au lieu de tolérer seulement mon habitation dans cette île, on me la donnât pour prison perpétuelle; et je puis jurer que s'il n'eût tenu qu'à moi de m'y faire condamner, je l'aurais fait avec la plus grande joie, préferant mille fois la nécessité d'y passer le reste de ma vie au danger d'en être expulsé.

Cette crainte ne demeura pas longtemps vaine. Au moment où je m'y attendais le moins, je reçus une lettre de M. le bailli de Nidau, dans le gouvernement duquel était l'île de Saint-Pierre par cette lettre il m'intimait de la part de Leurs Excellences l'ordre de sortir de l'île et de leurs Etats. Je crus rêver en la lisant. Rien de moins naturel, de moins raisonnable, de moins prévu qu'un pareil ordre car j'avais plutôt regardé mes pressentiments comme les inquiétudes d'un homme effarouché par ses malheurs, que

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