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(11) Cela me paraît de la dernière évidence, et je ne saurais concevoir d'où nos philosophes peuvent faire naître toutes les passion qu'ils prêtent à l'homme naturel. Excepté le seul nécessaire physique, que la nature même demande, tous nos autres besoins ne sont tels que par l'habitude, avant laquelle ils n'étaient point des besoins, ou par nos désirs; et l'on ne desire point ce qu'on n'est pas en état de connaître: D'où il suit que l'homme sauvage ne désirant que les choses qu'il connaît, et ne connaissant que celles dont la possession est en son pouvoir, ou facile à acquérir, rien ne doit être si tranquille que son âme et rien si borné que son esprit.

(12) Je trouve dans le Gouvernement civil de Locke une objection qui me paraît trop spécieuse pour qu'il me soit permis de la dissimuler. « La fin de la société entre le mâle et la femelle, dit ce philosophe, n'étant pas simplement de procréer, mais de continuer l'espèce, cette société doit durer, même après la procréation, du moins aussi longtemps qu'il est nécessaire pour la nourriture et la conservation des procréés, c'est-àdire jusqu'à ce qu'ils soient capables de pour voir eux-mêmes à leurs besoins. Cette règle, que la sagesse infinie du Créateur a établie sur les œuvres de ses mains, nous voyons que les créatures inférieures à l'homme l'observent constamment et avec exactitude. Dans ces animaux qui vivent d'herbes, la société entre le mâle et la femelle ne dure pas plus longtemps que chaque acte de copulation, parce que les mamelles de la mère étant suffisantes pour nourrir les petits jusqu'à ce qu'ils soient capables de paître l'herbe, le mâle se contente d'engendrer, et il ne se mêle plus après cela de la femelle ni des petits, à la subsistance desquels il ne peut en rien contribuer. Mais an regard des bêtes de proie, la

société dure plus longtemps, à cause que la mère, ne pouvant pas bien pourvoir à sa subsistance propre et nourrir en même temps ses petits par sa seule proie, qui est une voie de se nourrir et plus laborieuse et plus dangereuse que n'est celle de se nourrir d'herbe, l'assistance du mâle est tout à fait nécessaire pour le maintien de leur commune famille, si l'on peut user de ce terme; laquelle, jusqu'à ce qu'elle puisse aller chercher quelque proie, ne saurait subsister que par les soins du mâle et de la femelle. On remarque la même chose dans tous les oiseaux, si l'on excepte quelques oiseaux domestiques, qui se trouvent dans des lieux où la continuelle abondance de nourriture exempte le mâle du soin de nourrir les petits; on voit que, pendant que les petits, dans leur nid, ont besoin d'aliments, le mâle et la femelle y en portent jusqu'à ce que ces petits-là puissent voler et pourvoir à leur subsistance.

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Et, en cela, à mon avis, consiste la principale, si ce n'est la seule raison pourquoi le male et la femelle, dans le genre humain, sont obligés à une société plus longue que n'entretiennent les autres créatures. Cette raison est que la femme est capable de concevoir, et est pour l'ordinaire derechef grosse et fait un nouvel enfant longtemps avant que le précédent soit hors d'état de se passer du secours de ses parents, et puisse lui-même pourvoir à ses besoins. Ainsi un père étant obligé de prendre soin de ceux qu'il a engendrés, et de prendre ce soin-là pendant longtemps, il est aussi dans l'obligation de continuer á vivre dans la société conjugale avec la même femme de qui il les a eus, et de demeurer dans cette société beaucoup plus longtemps que les autres créatures, dont les petits pouvant subsister d'eux-mêmes avant que le temps d'une nouvelle procréation vienne, le lien du mâle

et de la femelle se rompt de lui-même, et l'un et l'autre se trouvent dans une pleine liberté, jusqu'à ce que cette saison qui a coutume de solliciter les animaux à se joindre ensemble les oblige à se choisir de nouvelles compagnes. Et ici l'on ne saurait admirer assez la sagesse du Créateur, qui, ayant donné à l'homme des qualités propres pour pourvoir à l'avenir aussi bien qu'au present, a voulu et a fait en sorte que la société de l'homme durât beaucoup plus longtemps que celle du mâle et de la femelle parmi les autres créatures, afin que par là l'industrie de l'homme et de la femme fût plus excitée, et que leurs intérêts fussent mieux unis, dans la vue de faire des provisions pour leurs propres enfants et de leur laisser du bien, rien ne pouvant être plus préjudiciable à des enfants qu'une conjonction incertaine et vague, ou une dissolution facile et fréquente de la société conjugale. »

Le même amour de la vérité qui m'a fait exposer sincèrement cette objection, m'excite à Paccompagner de quelques remarques, sinon pour la résoudre, au moins pour l'éclaircir.

1. J'observerai d'abord que les preuves morales n'ont pas une grande force en matière de physique, et qu'elles servent plutôt à rendre raison des faits existants qu'à constater l'existence réelle de ces faits. Or, tel est le genre de preuve que M. Locke emploie aans le passage que je viens de rapporter; car quoiqu'il puisse être avantageux à l'espèce humaine que l'union de l'homme et de la femme soit permanente, il ne s'ensuit pas que cela ait été ainsi établi par la nature; autrement il faudrait dire qu'elle a aussi institué la so ciété civile, les arts, le commerce et tout ce qu'on prétend être utile aux hommes.

2. J'ignore où M. Locke a trouvé qu'entre les animaux de proie la société du mâle et de la femelle dure olus longtemps que parmi

ceux qui vivent d'herbe, et que l'un aide à l'autre à nourrir les petits; car on ne voit pas que le chien, le chat, l'ours ni le loup reconnaissent leur femelle mieux que le cheval, le bélier, le taureau, le cerf, ni tous les autres animaux quadupédes ne reconnaissent la leur. Il semble au contraire que si le secours du mâle était nécessaire à la femelle pour conserver ses petits, ce serait surtout dans les espèces qui ne vivent que d'herbes, parce qu'il faut fort longtemps à la mère pour paître, et que, durant tout cet intervalle, elle est forcée de négliger sa portée, au lieu que la proie d'une ourse ou d'une louve est dévorée en un instant, et qu'elle a, sans souffrir la faim, plus de temps pour allaiter ses petits. Ce raisonnement est confirmé par une observation sur le nombre relatif de mamelles et de petits qui distingue les espèces carnassières des frugivores, et dont j'ai parlé dans la note 8. Si cette observation est juste et générale, la femme n'ayant que deux mamelles et ne faisant guère qu'un enfant à la fois, voilà une forte raison de plus pour douter que l'espèce humaine soit naturellement carnassière; de sorte qu'il semble que, pour tirer la conclusion de Locke, il faudrait retourner tout à fait son raisonnement. Il n'y a pas plus de solidité dans la même distinction appliquée aux oiseaux. Car qui pourra se persuader que l'union du mâle et de la femelle soit plus durable parmi les vautours et les corbeaux que parmi les tourterelles? Nous avons deux espèces d'oiseaux domestiques, la cane et le pigeon, qui nous fournissent des exemples directement contraires au système de cet auteur. Le pigeon, qui ne vit que de grain, reste uni à sa femelle, et ils nourrissent leurs petits en commun. Le canard, dont la vora cité est connue, ne reconnaît ni sa femelle ni ses petits, et n'aide en rien à leur subsistance.

et parmi les poules, espèce qui n'est guère moins carnassière, on ne voit pas que le coq se mette aucunement en peine de la couvée. Que si, dans d'autres espèces, le mâle partage avec la femelle le soin de nourrir les petits, c'est que les oiseaux, qui d'abord ne peuvent voler, et que la mère ne peut allaiter, sont beaucoup moins en état de se passer de l'assistance du père que les quadrupedes, à qui suffit la mamelle de la mère, au moins durant quelque temps.

3. Il y a bien de l'incertitude sur le fait principal qui sert de base à tout le raisonnement de M. Locke; car pour savoir si, comme il le prétend, dans leur pur état de nature, la femme est pour l'ordinaire derechef grosse et fait un nouvel enfant longtemps avant que le précédent puisse pourvoir lui-même à ses besoins, il faudrait des expériences qu'assurément M. Locke n'avait pas faites, ef que personne n'est à portée de faire. La cohabitation continuelle du mari et de la femme est une occasion si prochaine de s'exposer à une nouvelle grossesse, qu'il est bien difficile de croire que la rencontre fortuite ou la seule impulsion du tempérament produisit des effets aussi fréquents dans le pur état de nature que celui de la société conjugale; lenteur qui contribuerait peut-être à rendre les enfants plus robustes, et qui d'ailleurs pourrait être compensée par la faculté de concevoir, prolongée dans un plus grand âge chez les femmes qui en auraient moins abusé dans leur jeunesse. A l'égard des enfants, il y a bien des raisons de croire que leurs forces et leurs organes se développent plus tard parmi nous qu'ils ne faisaient dans l'état primitif dont je parle. La faiblesse originelle qu'ils tirent de la constitution des parents, les soins qu'on prend d'envelopper et gêner tous leurs membres, la mollesse dans laquelle ils sont élevés. peut-être

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