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Lettre de J.-J. Rousseau à M. Philopolis (")

Vous voulez, monsieur, que je vous réponde, puisque vous me faites des questions. Il s'agit, d'ailleurs, d'un ouvrage dédié à mes concitoyens je dois, en le défendant, justifier l'honneur qu'ils m'ont fait de l'accepter. Je laisse à part dans votre lettre ce qui me regarde en bien et en mal, parce que l'un compense l'autre à peu près, que j'y prends peu d'intérêt, le public encore moins, et que tout cela ne fait rien à la recherche dé la vérité. Je commence donc par le raisonnement que vous me proposez, comme essentiel à la question que j'ai tâché de résoudre.

L'état de société, me dites-vous, résulte immédiatement des facultés de l'homme, et par conséquent de sa nature. Vouloir que l'homme ne devînt pas sociable, ce serait donc vouloir qu'il ne fût point homme, et c'est attaquer l'ouvrage de Dieu que de s'élever contre la société humaine. Permettez-moi, monsieur, de vous proposer à mon tour une difficulté, avant de résoudre la vôtre. Je vous épargnerais ce détour si je connaissais un chemin plus sûr pour aller au but.

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Supposons que quelques savants trouvassent un jour le secret d'accélérer la vieillesse et l'art d'engager les hommes à faire usage de cette rare découverte persuasion qui ne serait peut-être pas si difficile à produire qu'elle paraît au premier aspect, car la raison, ce grand véhicule de toutes nos sottises, n'aurait garde de nous manquer à celle-ci. Les philosophes, et surtout les gens sensés, pour secouer le joug des passions et goûter le précieux repos

(*) Charles Bonnet, de Genève, métaphysicien et na taraliste célèbre, s'était caché sous ce nom.

de l'âme, gagneraient à grands pas l'âge de Nestor, et renonceraient volontiers aux désirs qu'on peut satisfaire, afin de se garantir de ceux qu'il faut étouffer il n'y aurait que quelques étourdis qui, rougissant même de leur faiblesse, voudraient follement rester jeunes et heureux, au lieu de vieillir pour être sages. Supposons qu'un esprit singulier, bizarre, et, pour tout dire, un homme à paradoxes, s'avisât alors de reprocher aux autres l'absurdité de leurs maximes, de leur prouver qu'ils courent à la mort en cherchant la tranquillité, qu'ils ne font que radoter à force d'ê tre raisonnables, et que, s'il faut qu'ils soient vieux un jour, ils devaient tâcher au moins de l'être le plus tard qu'il serait possible.

Il ne faut pas demander si nos sophistes, craignant le décri de leur arcane, se hâteraient d'interrompre ce discoureur importun: «Sages vieillards, diraient-ils à leurs sectateurs, remerciez lé Ciel des grâces qu'il vous accorde, et félicitez-vous sans cesse d'avoir si bien suivi ses volontés. Vous êtes décrépits, il est vrai, languissants, cacochymes, tel est le sort inévitable de l'homme, mais votre entendement est sain: vous êtes perclus de tous les membres, mais votre tête en est plus libre : Vous ne sauriez agir, mais vous parlez comme des oracles: et si vos douleurs augmentent de iour en jour, votre philosophie augmente avec elles. Plaignez cette jeunesse impétueuse, que sa brutale santé prive des biens attachés à votre faiblesse. Heureuses infirmités, qui rassemblent autour de vous tant d'habiles pharmaciens fournis de plus de drogues que vous n'avez de maux, tant de savants médecins qui connaissent à fond votre pouls, qui savent en grec les noms de tous vos rhumatismes; tant de zélés consolateurs et d'héritiers fidèles qui vous conduisent agréablement à votre dêrnière heure! Que de secours perdus pour vous.

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si vous n'aviez su vous donner les maux qui les ont rendus nécessaires! »

Ne pouvons-nous pas imaginer qu'apostrophant ensuite notre imprudent avertisseur, ils fui parleraient à peu près ainsi :

«

Cessez, déclamateur téméraire, de tenir ces discours impies. Osez-vous blâmer ainsi la volonté de celui qui a fait le genre humain? L'état de vieillesse ne découle-t-il pas de la constitution de l'homme; n'est-il pas naturei à l'homme de vieillir? Que faites-vous donc dans vos discours séditieux que d'attaquer une loi de la nature, et par conséquent la volonté de son créateur? Puisque l'homme vieillit, Dieu veut qu'il vieillisse. Les faits sont-ils autre chose que l'expression de sa volonté ? Apprenez que l'homme jeune n'est point celui que Dieu a voulu faire, et que, pour s'empresser d'obéir à ses ordres, il faut se håter de vieillir..

Tout cela supposé, je vous demande, monsieur, si l'homme aux paradoxes doit se taire ou répondre, et, dans ce dernier cas, de vouloir bien m'indiquer ce qu'il doit dire : je tâcherai de résoudre alors votre objection.

Puisque vous prétendez m'attaquer par mon propre système, n'oubliez pas, je vous prie, que, selon moi, la société est naturelle à l'espècé humaine comme la décrépitude à l'individu, et qu'il faut des arts, des lois, des gouvernements aux peuples, comme il faut des béquilles aux vieillards. Toute la différence est que l'état de vieillesse découle de la seule nature de l'homme, et que celui de société découle de la nature du genre humain, non pas immédiatement comme vous le dites, mais seulement, comme je l'ai prouvé, à l'aide de certaines circonstances extérieures qui pouvaient être ou n'être pas, ou du moins arriver plus tôt ou plus tard, et par conséquent accélérer ou ralentir le progrès. Plusieurs même

de ces circonstances dépendent de la volonté des hommes: j'ai été obligé, pour établir une parité parfaite, de supposer dans l'individu le pouvoir d'accélérer sa vieillesse, comme l'espèce a celui de retarder la sienne. L'état de société ayant donc un terme extrême auquel les hommes sont les maîtres d'arriver plus tôt ou plus tard, il n'est pas inutile de leur montrer le danger d'aller si vite, et les misères d'une condition qu'ils prennent pour la perfection de l'espèce.

A l'énumération des maux dont les hommes sont accablés, et que je soutiens être leur propre ouvrage, vous m'assurez, Leibnitz et vous, que tout est bien, et qu'ainsi la Providence est justifiée. J'étais éloigné de croire qu'elle eût besoin pour sa justification du secours de la philosophie leibnitzienne ni d'aucune autre. Pensez-vous sérieusement vous-même qu'un système de philosophie, quel qu'il soit, puisse être plus irrépréhensible que l'univers, et que, pour disculper la Providence, les ar guments d'un philosophe soient plus convaincants que les ouvrages de Dieu? Au reste, nier que le mal existe est un moyen fort commode d'excuser l'auteur du mal. Les stoïciens se sont autrefois rendus ridicules à meilleur marché.

Selon Leibnitz et Pope, tout ce qui est est bien. S'il y a des sociétés, c'est que le bien général veut qu'il y en ait; s'il n'y en a point, le bien général veut qu'il n'y en ait pas; et si quelqu'un persuadait aux hommes de retourner vivre dans les forêts, il serait bon qu'ils y retournassent vivre. On ne doit pas appliquer à la nature des choses une idée de bien ou de mal qu'on ne tire que de leurs rapports; car elles peuvent être bonnes relativement au tout, quoique mauvaises en elles-mêmes. Ce qui concourt au bien général peut être un mal particulier, dont il est permis de se déli

vrer quand il est possible. Car si ce mal, tandis qu'on le supporte, est utile au tout, le bien contraire, qu'on s'efforce de lui substituer, ne lui sera pas moins utile sitôt qu'il aura lieu. Par la même raison que tout est bien comme il est, si quelqu'un s'efforce de changer l'état des choses, il est bon qu'il s'efforce de le changer; et s'il est bien ou mal qu'il réussisse, c'est ce qu'on peut apprendre de l'événement seul, et non de la raison. Rien n'empêche en cela que le mal particulier ne soit un mal réel pour celui qui le souffre. Il était bon pour le tout que nous fussions civilisés, puisque nous le sommes; mais il eût certainement été mieux pour nous de ne pas l'être. Leibnitz n'eût jamais rien tiré de son système qui pût combattre cette proposition, et il est clair que l'optimisme bien entendu ne fait rien ni pour ni contre moi.

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Aussi n'est-ce ni à Leibnitz ni à Pope que j'ai à répondre, mais à vous seul, qui, sans distinguer le mal universel qu'ils nient, du mal particulier qu'ils ne nient pas, prétendez que c'est assez qu'une chose existe pour qu'il ne soit pas permis de désirer qu'elle existât autrement. Mais, monsieur, si tout est bien comme il est, tout était bien comme il était avant qu'il y eût des gouvernements et des lois il fut donc au moins superflu de les établir; et Jean-Jacques alors, avec votre système, eût eu beau jeu contre Philopolis. Si tout est bien comme il est, de la manière que vous l'entendez, à quoi bon corriger nos vices, guérir nos maux, redresser nos erreurs? Que servent nos chaires, nos tribunaux, nos académies? Pourquoi faire appeler un médecin quand vous avez la fièvre? Que savez-vous si le bien du plus grand tout que vous ne conaissez pas n'exige point que vous ayez le ansport, et si la santé des habitants de Saturne ou de Sirius ne souffrirait point du ré

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