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regardât personnellement, moi qui me sentais si parfaitement irréprochable, si bien appuyé, si bien en règle à tous égards, et qui ne craignais pas que madame de Luxembourg me laissât dans l'embarras, pour un tort qui, s'il existait, était tout entier à elle seule. Mais sachant en pareil cas comme les choses se passent, et que l'usage est de sévir contre les libraires, en ménageant les auteurs, je n'étais pas sans inquiétude pour le pauvre Duchesne, si M. de Malesherbes venait à l'abandonner.

Je restai tranquille. Les bruits augmente. rent, et changèrent bientôt de ton. Le public, et surtout le parlement, semblait s'irriter par ma tranquillité. Au bout de quelques jours, la fermentation devint terrible; et les menaces changeant d'objet, s'adressèrent directement à moi. On entendait dire tout ouvertement aux parlementaires qu'on n'avançait rien à brûler les livres, et qu'il fallait brûler les auteurs. Pour les libraires, on n'en parlait point. La première fois que ces propos, plus dignes d'un inquisiteur de Goa que d'un sénateur, me revinrent, je ne doutai point que ce ne fût une invention des holbachiens pour tâcher de m'effrayer et de m'exciter à fuir. Je ris de cette puérile ruse, et je me disais, en me moquant d'eux, que s'ils avaient sú la vérité des choses, ils auraient cherché quelque autre moyen de me faire peur; mais la rumeur enfin devint telle, qu'il fut clair que c'était tout de bon. M. et madame de Luxembourg avaient cette année avancé leur second voyage de Montmorency, de sorte qu'ils y étaient au commencement de juin. J'y entendis très peu parler de mes nouveaux livres, malgré le bruit qu'ils faisaient à Paris, et les maîtres de là maison ne m'en parlaient point du tout. Un matin

cependant, que j'étais seul avec M. de Luxem bourg, il me dit : « Avez-vous parlé mal de M. de Choiseul dans le Contrat social? — Moi! lui dis-je en reculant de surprise, non, je vous jure; mais j'en ai fait en revanche, et d'une plume qui n'est pas louangeuse, le plus bel éloge que jamais ministre ait reçu. Et tout de suite je lui rapportai le passage. -Et dans l'Emile? reprit-il.-Pas un mot, répondis-je, il n'y a pas un seul mot qui le regarde.-Ah! dit-il avec plus de vivacité qu'il n'en avait d'ordinaire, il fallait faire la même chose dans l'autre livre, ou être plus clair! -J'ai cru l'être, ajoutai-je; je l'estimais assez pour cela. » Il allait reprendre la parole; je le vis prêt à s'ouvrir; il se retint et se tut. Malheureuse politique de courtisan, qui dans les meilleurs cœurs domine l'amitié même!

Cette conversation, quoique courte, m'éclaira sur ma situation, du moins à certain égard, et me fit comprendre que c'était bien á moi qu'on en voulait. Je déplorai cette inouïe fatalité qui tournait à mon préjudice tout ce que je disais et faisais de bien. Cependant, me sentant pour plastron dans cette affaire madame de Luxembourg et M. de Malesherbes, je ne voyais pas comment on pouvait s'y prendre pour les écarter et venir jusqu'à moi car d'ailleurs je sentis bien dès lors qu'il ne serait plus question d'équité ni de justice, et qu'on ne s'embarrasserait pas d'examiner si j'avais réellement tort ou non. L'orage cependant grondait de plus en plus. Il n'y avait pas jusqu'à Néaulme qui dans la diffusion de son bavardage, ne me montrât du regret de s'être mêlé de cet ouvrage, et la certitude où il paraissait être du sort qui menaçait le livre et l'auteur. Une chose pourtant me rassurait toujours je voyais madame de Luxembourg si tranquille,

si contente, si riante même, qu'il fallait bien qu'elle fût sûre de son fait, pour n'avoir pas la moindre inquiétude à mon sujet, pour ne pas me dire un seul mot de commisération ni d'excuse, pour voir le tour que prendrait cette affaire avec autant de sang-troid que si elle ne s'en fût point mêlée, et qu'elle n'eût pas pris à moi le moindre intérêt. Ce qui me surprenait était qu'elle ne me disait rien du tout. Il me semblait qu'elle aurait dû me dire quelque chose. Madame de Boufflers paraissait moins tranquille. Elle allait et venait avec un air d agitation, se donnant beaucoup de mouvement, et m'assurant que M. le prince de Conti s'en donnait beaucoup aussi pour parer le coup qui m'était préparé, et qu'elle attribuait toujours aux circonstances présentes, dans lesquelles il importait au parlement de ne pas se laisser accuser par les jésuites d'indifférence sur la religion. Elle paraissait cependant peu compter sur le succès des démarches du prince et des siennes. Ses conversations, plus alarmantes que rassurantes, tendaient toutes à m'engager à la retraite, et elle me conseillait toujours l'Angleterre, où elle m'offrait beaucoup d'amis, entre autres le célèbre Hume, qui était le sien depuis longtemps. Voyant que je persistais à rester tranquille, elle prit un tour plus capable de m'ebranler. Elle me fit entendre que si j'étais arrêté et interrogé, je me mettais dans la nécessité de nommer madame de Luxembourg, et que son amitié pour moi méritait bien que je ne m'exposasse pas à la compromettre. Je répondis qu'en pareil cas elle pouvait rester tranquille, et que je ne la compromettrais point. Elle répliqua que cette résolution était plus facile à prendre qu'à exécuter; et en cela elle avait raison, surtout pour moi, bien déterminé à ne jamais

me parjurer ni mentir devant les juges, quelque risque qu'il pût y avoir à dire la vérité. Voyant que cette réflexion m'avait fait quelque impression, sans cependant que je pusse me résoudre à fuir, elle me parla de la Bastille pour quelques semaines, comme d'un moyen de me soustraire à la juridiction du parlement, qui ne se mêle pas des prisonniers d'Etat. Je n'objectai rien contre cette singulière grâce, pourvu qu'elle ne fût pas sollicitée en mon nom. Comme elle ne m'en parla plus, j'ai jugé dans la suite qu'elle n'avait proposé cette idée que pour me sonder, et qu'on n'avait pas voulu d'un expédient qui finissait tout.

Peu de jours après, M. le maréchal reçut du curé de Deuil, amí de Grimm et de madame d'Epinay, une lettre portant l'avis, qu'il disait avoir eu de bonne part, que le parlement devait procéder contre moi avec la dernière sévérité, et que tel jour, qu'il marqua, je serais décrété de prise de corps. Je jugeai cet avis de fabrique holbachique; je savais que le parlement était très attentif aux formes, et que c'était toutes les enfreindre que de commencer en cette occasion par un décret de prise de corps, avant de savoir juridiquement si j'avouais le livre, et si réellement j'en étais l'auteur. « Il n'y a, disais-je à madame de Boufflers, que les crimes qui portent atteinte à la sûreté publique dont sur le simple indice on décrète les accusés de prise de corps, de peur qu'ils n'échappent au châtiment. Mais quand on veut punir un delit tel que le mien, qui mérite des honneurs et des récompenses, on procède contre le livre, et l'on évite autant qu'on peut de s'en prendre à l'auteur. » Elle me fit à cela une distinction subtile, que j'ai oubliée, pour me prouver que c'était par faveur qu'on me

décrétait de prise de corps, au lieu de m'assigner pour être ouï. Le lendemain, je reçus une lettre de Guy, qui me marquait que, s'étant trouvé le même jour chez M. le procureur général, il avait vu sur son bureau le brouillon d'un réquisitoire contre l'Emile et son auteur. Notez que ledit Guy était l'associé de Duchesne, qui avait imprimé l'ouvrage, lequel fort tranquille pour son propre compte, donnait par charité cet avis à l'auteur. On peut juger combien tout cela me parut croyable! Il était si simple, si naturel qu'un libraire admis à l'audience de M. le procureur général lût tranquillement les manuscrits et les brouillons êpars sur le bureau de ce magistrat! Madame de Boufflers et d'autres me confirmèrent la même chose. Sur les absurdités dont on me rebattait incessamment les oreilles, j'étais tenté de croire que tout le monde était devenu fou.

Sentant bien qu'il y avait sous tout cela quelque mystère qu'on ne voulait pas me dire, j'attendais tranquillement l'événement, me reposant sur ma droiture et mon innocence en toute cette affaire, et trop heureux, quelque persécution qui dût m'attendre, d'être appelé à l'honneur de souffrir pour la vérité. Loin de craindre et de me tenir caché, j'allais tous les jours au château, et je faisais les après-midi ma promenade ordinaire. Le 8 juin, veille du décret, je la fis avec deux professeurs oratoriens le P. Alamanni et le P. Mandard. Nous portâmes aux Champeaux un petit goûter que nous mangeâmes de grand appetit. Nous avions oublié des verres nous y suppléâmes par des chalumeaux de seigle, avec lesquels nous aspirions le vin dans la bouteille, nous piquant de choisir des tuyaux bien larges, pour pomper à qui mieux mieux. Je n'ai de ma vie été si gai.

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