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sollicitation de M. Roguin et de toute sa famille. M. de Moiry de Gingins, bailli de cette ville, m'encourageait aussi par ses bontés à rester dans son gouvernement. Le colonel me pressa si fort d'accepter l'habitation d'un petit pavillon qu'il avait dans sa maison, entre cour et jardin, que j'y consentis, et aussitôt il s'empressa de le meubler et garnir de tout ce qui était nécessaire pour mon petit ménage. Le banneret Roguin, des plus empressés autour de moi, ne me quittait pas de la journée. J'étais toujours très sensible à tant de caresses, mais j'en étais quelquefois bien importuné. Le jour de mon emménagement était déjà marqué et j'avais écrit à Thérèse de me venir joindre, quand tout à coup j'appris qu'il s'élevait à Berne un orage contre moi, qu'on attribuait aux dévots, et dont je n'ai jamais pu pénétrer la première cause. Le sénat excité, sans qu'on sût par qui, paraissait ne vouloir pas me laisser tranquille dans ma retraite. Au premier avis qu'eut M. le bailli de cette fermentation, il écrivit en ma faveur à plusieurs membres du gouvernement, leur reprochant leur aveugle intolérance, et leur faisant honte de vouloir refuser à un homme de mérite opprimé l'asile que tant de bandits trouvaient dans leurs Etats. Des gens sensés ont présumé que la chaleur de ses reproches avait plus aigri qu'adouci les esprits. Quoi qu'il en soit, son crédit ni son éloquence ne purent parer le coup. Prévenu de l'ordre qu'il devait me signifier, il m'en avertit d'avance; et, pour ne pas attendre cet ordre, je résolus de partir dès le lendemain. La difficulté était de savoir où aller, voyant que Genève et la France m'étaient fermées, et prévoyant bien que dans cette affaire chacun s'empresserait d'imiter son voisin.

Madame Boy de la Tour me proposa d'aller

m'établir dans une maison vide, mais toute meublée, qui appartenait à son fils, au village de Motiers, dans le Val-de-Travers, comté de Neuchâtel. Il n'y avait qu'une montagne à traverser pour m'y rendre. L'offre venait d'autant plus à propos que, dans les Etats du roi de Prusse, je devais naturellement être à l'abri des persécutions, et qu'au moins la religion n'y pouvait guère servir de prétexte. Mais une secrète difficulté, qu'il ne me convenait pas de dire, avait bien de quoi me faire hésiter. Cet amour inné de la justice, qui dévora toujours mon cœur, joint à mon penchant secret pour la France, m'avait inspiré de l'aversion pour le roi de Prusse, qui me paraissait, par ses maximes et par sa conduite, fouler aux pieds tout respect pour la loi naturelle et pour tous les devoirs humains. Parmi les estampes encadrées dont j'avais orné mon donjon à Montmorency, était un portrait de ce prince, au-dessous duquel était un distique qui finissait ainsi :

Il pense en philosophe, et se conduit en roí.

Ce vers qui, sous toute autre plume eût fait un assez bel éloge, avait sous la mienne un sens qui n'était pas équivoque, et qu'expliquait d'ailleurs trop clairement le vers précédent. Ce distique avait été vu de tous ceux qui venaient me voir, et qui n'étaient pas en petit nombre. Le chevalier de Lorenzy l'avait même écrit pour le donner à d'Alembert, et je ne doutais pas que d'Alembert n'eût pris le soin d'en faire ma cour à ce prince. J'avais encore aggravé ce premier tort par un passage de l'Emile, où, sous le nom d'Adraste, roi des Dauniens, on voyait assez qui j'avais en vue; et la remarque n'avait pas échappé aux épilogueurs, puisque

LES CONFESSIONS

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madame de Boufflers m'avait mis plusieurs fois sur cet article. Ainsi, j'étais bien sûr d'être inscrit en encre rouge sur les registres du roi de Prusse; et, supposant d'ailleurs qu'il eût les principes que j'avais osé lui attribuer, mes écrits et leur auteur ne pouvaient par cela seul que lui déplaire; car on sait que les méchants et les tyrans m'ont toujours pris dans la plus mortelle haine, même sans me connaître, et sur la seule lecture de mes écrits.

J'osai pourtant me mettre à sa merci, et je crus courir peu de risque. Je savais que les passions basses ne subjuguent guere que les hommes faibles, et ont peu de prise sur les âmes d'une forte trempe, telles que j'avais toujours reconnu la sienne. Je jugeais que dans son art de régner il entrait de se montrer magnanime en pareille occasion, et qu'il n'était pas au-dessus de son caractère de l'être en effet. Je jugeai qu'une vile et facile vengeance ne balancerait pas un moment en lui l'amour de la gloire; et, me mettant à sa place, je ne crus pas impossible qu'il se prévalût de la circonstance pour accabler du poids de sa générosité l'homme qui avait osé mal penser de lui. J'allai donc m'établir à Motiers, avec une confiance dont je le crus fait pour sentir le prix; et je me dis: « Quand Jean-Jacques s'élève à côté de Coriolan, Frédéric sera-t-il au-dessous du général des Volsques? >>

Le colonel Roguin voulut absolument pas. ser avec moi la montagne, et venir m'installer à Motiers. Une belle-sœur de madame Boy de la Tour, appelée madame Girardier, à qui la maison que j'allais occuper était tres commode, ne me vit pas arriver avec un certain plaisir; cependant elle me mit de bonne grâce en possession de mon logement,

et je mangeai chez elle en attendant que Thérèse fût venue, et que mon petit ménage fût établi.

Depuis mon départ de Montmorency, sentant bien que je serais désormais fugitif sur la terre, j'hésitais à permettre qu'elle vint me joindre et partager la vie errante à laquelle je me voyais condamné. Je sentais que, par cette catastrophe, nos relations allaient changer, et que ce qui jusqu'alors avait été faveur et bienfait de ma part le serait désormais de la sienne. Si son attachement restait à l'épreuve de mes malheurs, elle en serait déchirée, et sa douleur ajouterait à mes maux. Si ma disgrace attiédissait son cœur, elle me férait valoir sa constance comme un sacrifice; et, au lieu de sentir le plaisir que j'avais à partager avec elle mon dernier morceau de pain, elle ne sentirait que le mérite qu'elle aurait de vouloir bien me suivre partout où le sort me forcait d'aller.

Il faut dire tout je n'ai dissimulé ni les vices de ma pauvre maman, ni les miens; je ne dois pas faire plus de grâce à Thérèse; et, quelque plaisir que je prenne à rendre honneur à une personne qui m'est si chère, Je ne veux pas non plus déguiser ses torts, si tant est même qu'un changement involontaire dans les affections du cœur soit un vrai tort. Depuis longtemps je m'apercevais de l'attiédissement du sien. Je sentais qu'elle n'était plus pour moi ce qu'elle fut dans nos belles années, et je le sentais d'autant mieux que j'étais le même pour elle toujours. Je retombai dans le même inconvénient dont j'avais senti l'effet auprès de maman, et cet effet fut de même auprès de Thérèse. N'aflons pas chercher des perfections hors de la nature; il serait le même auprès de quelque femme que ce fût. Le parti que j'avais pris à

l'égard de mes enfants, quelque bien raisonné qu'il m'eût paru, ne m'avait pas toujours laissé le cœur tranquille. En méditant mon Traité de l'éducation, je sentis que j'avais négligé des devoirs dont rien ne pouvait me dispenser. Le remords enfin devint si vif, qu'il m'arracha presque l'aveu public de ma faute au commencement de l'Emile, et le trait même est clair, qu'après un tel passage il est surprenant qu'on ait eu le courage de me la reprocher. Ma situation cependant était alors la même, et pire encore par l'animosité de mes ennemis, qui ne cherchaient qu'à me prendre en faute. Je craignis la récidive; et, n'en voulant pas courir le risque, j'aimai mieux me condamner à l'abstinence que d'exposer Thérèse à se voir de rechef dans le même cas. J'avais d'ailleurs remarqué que l'habitation des femmes empirait sensiblement mon état : cette double raison m'avait fait former des résolutions que j'avais quelquefois assez mal tenues, mais dans lesquelles je persistais avec plus de constance depuis trois ou quatre ans; c'était aussi depuis cette époque que j'avais remarqué du refroidissement dans Thérèse; elle avait pour moi le même attachement par devoir, mais elle n'en avait plus par amour. Cela jetait nécessairement moins d'agrément dans notre commerce, et j'imaginai que, sûre de la continuation de mes soins, où qu'elle pût être, elle aimerait peut-être mieux rester à Paris que d'errer avec moi. Cependant elle avait marqué tant de douleur à notre séparation, elle avait exigé de moi des promesses si positives de nous rejoindre, elle en exprimait si vivement le désir depuis mon départ, tant à M. le prince de Conti qu'à M. de Luxembourg, que, loin d'avoir le courage de lui parler de séparation, j'eus à peine celui d'y pen

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