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M. BODMER'.

Si M. Bodmer n'a pas mis dans son poëme du Déluge tout ce qu'on pouvoit y mettre, personne sans doute ne s'en prendra au sujet. Quelle carrière pour une imagination féconde qu'un monde antédiluvien ! Elle n'a pas même tout à créer; car, si on veut bien fouiller le Critias, les chronologies d'Eusèbe, quelques traités de Lucien et de Plutarque, on trouvera une ample moisson. Scaliger a cité un fragment de Poly-histor où cet auteur parle de certaines tables écrites avant le déluge, et conservées à Sippary, la même vraisemblablement que la Sipphara de Ptolémée. Les Muses sont des divinités polyglottes, et elles pourroient lire bien des choses sur ces tables. Lorsqu'on écrit et qu'on veut vivre, il ne faut pas craindre d'ouvrir ces gros in-folio du bon temps des Estiennes et des Elzevirs, qui contiennent des miracles d'érudition. Mais s'il fut jamais un magnifique sujet d'épopée, soit chez les anciens, soit chez les modernes, un sujet où tout se trouve, un sujet à la fois le plus pathétique, le plus grand, le plus merveilleux de tous les sujets, c'est l'histoire de Joseph, dans cette même Bible objet du dégoût des ignorants et des incrédules. Certes, ce ne sont pas ici les matériaux qui manquent au poëte. Voyez d'un côté toute cette mystérieuse Égypte, dont le sol creusé n'est qu'un vaste temple souterrain qui porte à sa surface d'autres temples. Voyez ces forêts de colonnes, d'obélisques, de pyramides; ces lacs faits de main d'homme, ce Sphinx, ces statues colossales; voyez tous ces monuments des arts qui se mêlent aux sables du désert, aux moissons du Delta, aux bœufs pesants, aux légers dromadaires. Ici le souffle créateur de l'aurore enfle le sein des statues et une poitrine de pierre pousse de mélodieux soupirs. Là le Phénix, sublime symbole de l'homme, vient se brûler sur l'autel du Soleil : il compose son bûcher d'aromates précieux; et c'est pour nous apprendre que nous devons faire de vertus notre dernière couche, afin que, réduits en cendres par la mort, nous puissions renaître à une seconde vie. Plus loin on s'entretient avec ces prêtres qui conservent les sciences hermétiques; par eux sont expliqués les hiéroglyphes inexplicables. Aux ports du golfe Arabique, on s'embarque pour Ophir, on vogue à l'Atlantide de Platon, on

1. Jean-Jacques Bodmer étoit de Zurich ; il s'est fait remarquer durant sa vie par de nombreux écrits sur des questions qui ont divisé la littérature allemande vers le milieu du xvin siècle. Son poëme sur le Déluge est intitulé: La Noachide, Zurich, 1752-72. Il est mort en 1783, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans. (Note des Éditeurs.)

aborde à la quatrième partie de la terre, où se trouvent encore les fourneaux du roi Salomon '; on fait le tour entier de l'Afrique, et on voit le soleil au septentrion 2. La Trapobane et le cap Comaria nous appellent, et nous conversons avec les prêtres de l'Inde. L'Éthiopie nous reçoit à notre retour pour nous introduire à l'antre de ses gymnosophistes. Avec les caravanes de Pharaon, nous nous enfonçons dans l'intérieur de l'Afrique; nous parvenons jusqu'à ce grand lac de l'ouest où se décharge le Tigre, et nous visitons les énormes cités découvertes depuis peu par les modernes voyageurs *.

Tournant nos regards vers l'Europe, nous les fixons sur des scènes non moins admirables. Voilà Cécrops qui part pour fonder Athènes, et nous allons balancer à notre gré le merveilleux berceau de l'Attique. L'Étrurie, avec ses sciences et ses beaux vases, est de même livrée à notre muse, car nous la réclamons comme colonie égyptienne; et qui nous empêcheroit d'aller demander, en passant, l'hospitalité à Saturne qui règne sur l'âge d'or en Ausonie"?

De retour en Égypte, nous ne manquerons pas de combats si nous en désirons; nous assistons en même temps à toutes les fêtes des dieux de la Grèce, originaires de la terre de Mitzraïm. Nous suivons les processions superbes, sur les ruines antiques et inconnues des villes des rois pasteurs. Nous sommes initiés aux mystères d'Isis; nous allons au temple d'Ammon dans l'Oasis du désert; nous pénétrons dans l'intérieur de la grande pyramide où peut-être nous apprenons d'étranges histoires. Que ne voyons-nous point? Quelles sciences ne nous sont point révélées? Quels secrets de la nature restent cachés pour nous? On pourroit croire qu'une telle richesse suffit pour épuiser un sujet! Eh bien; ce n'est pas tout par un contraste unique et qui ne se retrouve nulle part, les sciences de la vie patriarcale viennent se placer auprès de ces tableaux : c'est le vieux Jacob pleurant son fils à l'entrée de sa tente; ce sont les filles du puits de l'étranger donnant à boire aux chameaux et aux ânes robustes; c'est la pierre du serment; c'est l'autel d'alliance; c'est un mariage accordé auprès de la fontaine; c'est le champ du glaneur; c'est le vrai Dieu, c'est le sublime Jéhovah, parlant à son peuple sur les hauts lieux et lui envoyant ses anges sous

3. PTOL., ap. Geo. min.

4. MUNGO-PARK.

1. Colomb prétendoit en avoir vu les restes dans les mines de Cibao.
2. Vid. HERODOTE.
5. L'anachronisme ne seroit que de 134 ans au plus.
6. SUID., verb. Tyrrhen.

7.

Aurea quæ perhibent illo sub rege fuerunt

Sæcula.

(VIRG., lib. VIII, v. 324.)

8. MANETH, apud Joseph., etc. AFRIC. HEROD., lib. II. DIOD., lib. 1, etc.

la figure de beaux jeunes hommes; c'est la future Sion; c'est le mont flamboyant de Sinaï et tous les miracles hébreux aisément retracés par une machine poétique; enfin, pour lier les deux étonnantes parties d'un poëme de Joseph, l'histoire la plus merveilleuse, la plus touchante, la plus pathétique, vient vous présenter sa chaîne. M. de Bitaubé a traité ce fameux sujet1.

D'après cette vue rapide des poëmes fondés sur des sujets chrétiens, il nous semble prouvé qu'il ne faut pas rejeter sur la prétendue barbarie de notre religion le peu de succès de ces ouvrages. Est-il rien après tout qui soit plus plein d'enchantement et de délices que la Jérusalem délivrée1?

ARCHITECTURE.

Mais voici une chose remarquable. Chez les Grecs, il n'y avoit point d'architecture qu'on pût appeler proprement religieuse. Un temple et un palais se ressembloient. Par là on voit d'un coup d'œil que la religion chez ces peuples ne s'élevoit pas au-dessus de la politique, et qu'elle n'avoit rien de divin et de mystérieux. Le christianisme, au contraire, a distingué ses monuments de ceux des hommes, et plus les âges qui les ont élevés ont eu de piété et de foi, plus ces monuments ont été frappants par la grandeur et la noblesse de leur caractère.

On peut voir un bel exemple de cette vérité dans les Invalides et dans l'École Militaire. Les premiers sont du siècle de la religion, la seconde est du temps de l'incrédulité. Ces deux édifices sont placés l'un auprès de l'autre comme par un dessein de la Providence, afin qu'ils se servent de commentaire, et qu'on puisse juger du génie du christianisme et du génie de la philosophie. Vous est-il arrivé quelquefois de vous promener, en été, aux Champs-Élysées, le long de la rivière, et avez-vous remarqué le dôme des Invalides? Comme il est beau ce dôme, enflé dans la vapeur du soir! Majestueux et immobile, il domine les fumées et les bâtiments qui l'environnent comme la tête arrondie d'une vieille montagne. Qu'il y a haut de son pinacle religieux aux mansardes philosophiques de l'École Militaire! On diroit que le nom

1. Ainsi qu'un auteur allemand et un vieil auteur françois.

2. Voyez le t. II. p. 145. 3. Variante du chapitre vi, t. II. p. 290.

VIII.

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de Dieu, répété dans cette enceinte par la bouche des Bossuet, en a dilaté les voûtes en cherchant un passage vers le ciel, tandis que l'édifice voisin s'est accroupi sur la terre à la parole d'un siècle athée. Mais voici que le soleil se couche par delà les hauteurs de Meudon, à travers la poussière d'or élevée en nuage dans le chemin de la nouvelle Babylone. La Seine avec ses ponts, les grands marronniers des Tuileries, les statues de bronze et de marbre, sont entrecoupées de bandes noires et de rayons de pourpre. Bientôt l'astre du jour, se plongeart sous l'horizon, laisse tout dans les ombres, hors le dôme sacré, qui réfléchit encore les feux de l'occident dans quelques-uns de ses antiques vitraux. Dans ce moment même vous croiriez voir apparoître sur le dôme l'âge immortel de la France, et entendre une voix qui vous crie du haut du superbe monument: « Je suis du grand siècle ! »

MUSIQUE'.

Si l'on fait attention à la musique moderne, on verra qu'elle exprime rarement la vérité des passions, parce que les passions chez nous sont dénaturées. Nos airs d'amour, par exemple, imitent la volupté des sens, mais ils sont faux dans le moral ou dans la partie de l'âme. Nous n'avons pas un morceau où l'amitié soit bien peinte; Pylade et Oreste poussent des cris dans l'Iphigénie en Tauride. Ce n'est nullement là cette paix, cette modestie, ce ton simple et grand, qui caractérisent l'amitié.

Le christianisme, en rencontrant les passions qui sont les cordes de notre âme, a rétabli les harmonies de cette harpe céleste; il en a fait sortir des sons au-dessus de tous les bruits de la terre. Écoutez cette jeune religieuse murmurer des airs dans sa cellule; surprenez-la lorsqu'elle ne chante pas distinctement, mais lorsqu'elle soupire je ne sais quoi de vague, qu'elle compose elle-même à moitié, vous entendrez la mélodie des anges. Le culte évangélique est tellement formé pour l'harmonie, qu'il a rempli ses temples de musique, inventé l'orgue et donné des soupirs à l'airain même.

La nature publie sans cesse les louanges du Créateur, et il n'y a rien de plus religieux que ces cantiques que chantent avec les vents les chênes et les roseaux du désert.

1. Voyez le même chapitre dans le t. II, p. 281.

Ainsi le musicien qui veut suivre la religion dans tous ses rapports est obligé d'apprendre l'imitation des symphonies de la solitude. Il faut qu'il connoisse ces notes mélancoliques que rendent les eaux et les arbres; il faut qu'il ait étudié le bruit des vents dans les cloîtres, et ces murmures qui règnent dans l'herbe des cimetières, dans les souterrains des morts et dans les temples gothiques. Il ne doit pas ignorer les grandes harmonies des mers, celles des globes dans les espaces, et celles des séraphins dans les cieux; car ces harmonies sont essentiellement du ressort de la religion. Nous ne parlerons point de la mélodie intérieure de l'âme, et, pour ainsi dire, de la musique des pensées. Heureux l'artiste qui pourra faire éclater au dehors cette mélodie inconnue, que le juste entend dans son cœur!

Au reste, si le christianisme étoit ennemi des concerts, eût-il dès son berceau pris tant de soins de s'en entourer? Ignore-t-on que c'est lui qui a sauvé le chant dans les siècles barbares? Là où il a placé son trône, là s'est formé le peuple le plus mélodieux de la terre. Les anciens Romains étoient sans génie pour la musique, et en vérité il n'est guère probable qu'en mêlant leur sang au sang des Huns et des Goths ils aient acquis ce génie. Le même phénomène se remarque chez les Allemands, qui ne semblent pas formés pour les arts, et qui cependant sont musiciens. Il faut donc qu'une cause morale et secrète ait déterminé ce talent; cette cause n'est autre que la religion. Partout où elle s'est montrée, elle a fait naître l'harmonie, et l'on voit que cela devoit être ainsi : le chant est fils des prières, et les prières sont les compagnes de la religion. Réunit-elle trois hommes, au désert ou dans un temple, elle entonne aussitôt les louanges du Créateur. Quand elle a civilisé les sauvages, ce n'a été que par des cantiques, et l'Iroquois, qui n'avoit point cédé à ses dogmes, a cédé à ses concerts. O religion de paix et de mélodie! vous n'avez pas, comme les autres cultes, dicté aux humains des préceptes de haine et de discorde; vous leur avez seulement appris à aimer et à chanter.

Que si de ces idées générales sur l'influence du christianisme dans la musique nous descendons à l'effet immédiat de la religion sur cet art, nous trouverons des choses intéressantes, tant pour l'antiquité des souvenirs que pour la valeur intrinsèque du chant d'église. Pénétrons un peu à la source.

Les Grecs distinguèrent dans leur musique quatre modes principaux qu'ils appelèrent chants authentiques. Le dorien renfermoit les airs graves; on s'en servoit pour louer les dieux, et c'étoit le seul que Platon voulût conserver dans sa république.

Ces quatre chants authentiques, subdivisés en plusieurs classes,

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