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cloches, et les malheurs qui avaient puni les démolisseurs de la belle Église. Nous comptions, plutôt que nous ne les admirions, les innombrables fenêtres du saint temple, les découpures de la rose qui surmontait le portail, ses gigantesques piliers à chapiteaux sculptés : et quand on nous permettait d'aller dans le chœur tourner autour de chaque colonne de marbre, et l'entourer de nos petits bras, nos regards curieux s'arrê taient de prédilection sur les grands yeux fixes de l'immense Père-Éternel peint au fond de l'abside, qui semblait nous regarder sans cesse du haut de sa mosaïque d'or. Nous dinions dans le réfectoire des moines; nous parcourions librement les longs cloîtres du mopastère, nous en visitions les corridors et les cellules, les cuisines et la bibliothèque : les noms des principaux appartemens et des plus remarquables choses s'étaient conservés. Mais voilà tout: nul souvenir moral, nulle histoire ne survivait. Personne sur le lieu même ne savait les annales de cette magnifique Église nue et déserte qui périssait; personne ne s'intéressait à la vie passée, aux études, aux chants pieux de ces moines éteints. Il n'y avait pas vingt ans qu'ils avaient disparu du sol, et, dans ce siècle d'oubli, l'oubli pesait déjà froidement sur leur mémoire, comme les pierres des sépulcres répandus dans l'enceinte sacrée et remués par la main des révolutions. Seulement nous apercevions de temps en temps quelques vieux prêtres circuler tristement dans les jardins de l'abbaye, passer et repasser au pied des vieilles tours; et la syllabe dom qui précédait leur nom nous avertissait seule que c'é

taient d'anciens moines. Mais ils étaient vêtus, les uns comme les hommes du siècle, les autres comme des ecclésiastiques ordinaires, et nous passions presque sans les regarder. L'abbaye tout entière avait déjà péri dans le cœur et dans le souvenir de la génération nouvelle, comme ces Bourbons exilés, qui, revenus en France quelques années plus tard, ne devaient pas rencontrer un seul jeune homme qui sût qu'ils existaient et qu'ils allaient régner. O déplorable caducité des choses du monde !

Aussi, dès que j'entrepris d'étudier le monastère mort, l'illustre monastère de Cluny, plus j'avançais dans mon travail, plus je découvrais des choses inconnues qui me surprenaient moi-même, et qui dépassaient de beaucoup les pressentimens secrets de mon imagination d'enfant. Mes premières impressions m'avaient laissé une profonde curiosité à satisfaire, et, contre la coutume de ceux qui avancent dans la vie, la réalité allait dépasser mon rêve.

Il me semblait qu'un grand établissement religieux, qui avait ses racines au commencement du dixième siècle, au déclin de la dynastie carlovingienne, à l'aurore du monde féodal, et qui, après avoir traversé les phases diverses de notre civilisation politique et religieuse, était venu expirer définitivement en 1789, avec l'ancienne société française, méritait de trouver l'historien qui lui manquait, et que j'allais raconter, dans le récit d'un seul couvent, les tristes destinées de tous les monastères de France.

Cluny appartient à l'institut bénédictin, si célèbre dans

l'univers par ses prédications, ses missions étonnantes, sa science, sa haute destinée religieuse, agricole et littéraire, qui nous a laissé en France, avant de mourir, les trésors de son savoir et les prodigieux monumens de saine érudition et de patient labeur auxquels le dix-neuvième siècle tout entier a peine à ajouter une seule pierre. Et quand on y regarde de près, il se trouve que Cluny a été le grand réformateur, dans le monde chrétien, de l'Ordre de saint Benoit. Il se trouve qu'une éminente place lui a été donnée au milieu des merveilles de la civilisation catholique. Il règne au moyen-âge d'abord par ses Saints, par ses pieuses légendes, par ses relations toute-puissantes avec le pontificat et les autorités royales. Il est la première corporation religieuse de la chrétienté, au moment même où la papauté conquiert son glorieux ascendant jusque sur les couronnes de la terre, et cette souveraineté universelle que le temps et les rivalités humaines ont bien pu changer et réduire, mais que les esprits graves ne se lasseront jamais d'admirer. C'est de Cluny même que sortent alors plusieurs des pontifes qui jouèrent un si prodigieux rôle à travers les empires: Grégoire VII, Urbain II, Pascal II. Les grandes luttes de l'Église avec l'empire Germanique, le mouvement colossal et providentiel des Croisades, touchent donc de près au premier monastère de la Bourgogne. On le voit aussi prendre sa noble part à la défaite des hérésies et des schismes du douzième siècle, et son nom se mêler avec celui de Pierre-le-Vénérable et de saint Bernard, avec tous les noms les plus éclatans et les plus importantes choses

de l'époque. Suger, Héloïse, Abeilard, apparaissent dans l'histoire de Cluny à côté d'Innocent II, de Louisle-Jeune, des rois d'Espagne, des empereurs d'Allemagne, de Jérusalem et de Constantinople; de même que, dans les temps antérieurs, saint Odon, saint Odilon, saint Maïeul et saint Hugues, étaient en communications intimes et fortes avec les puissances européennes, dès avant Hugues Capet, tous les Othon et Guillaume-le-Conquérant. Et, comme si l'Ordre de Cluny devait être, comme à lui seul, le brillant résumé des plus glorieux attributs de cet institut bénédictin qu'il réforma sur toute la terre, on voit à Cluny s'élever l'un des plus immenses édifices que la religion ait élevés parmi les hommes; une ville et la civilisation de toute une contrée sortir d'un cloître; l'un des meilleurs chroniqueurs du onzième siècle, Radulphus Glaber, moine de Cluny, écrire et dédier à saint Odilon, son maître, l'histoire de ces temps obscurs; Ordéric Vital, au douzième siècle, devenir aussi, lui Cluniste, l'un des principaux historiens de son époque ; et au-dessus d'eux tous, la belle figure de Pierre-le-Vénérable, souvent cité, mais trop peu connu, répandre un éclat tellement universel, que bien peu de renommées peuvent lui être comparées, et qu'il faut le grand nom de saint Bernard, son ami et son contemporain, pour l'égaler ou le surpasser peut-être. On s'arrête avec complaisance à cette tête active et calme, que les controverses les plus ardentes n'empêchaient pas d'aimer les lettres antiques, et dont plus d'une page mélancolique et tendre rappelle involontairement à l'esprit les Méditations de

Lamartine. Certes, de si belles choses avaient besoin d'être créées et expliquées par une noble législation monastique. Aussi, toujours et admirablement fidèles à la règle de saint Benoit, les statuts de Cluny, fameux dans les annales religieuses, consacrent-ils à chaque article les droits de la vertu et du mérite, la libre admissibilité aux emplois, l'électivité du chef de l'Ordre, l'égalité la plus absolue, sans distinction de naissance ou de richesses, en un mot, tous ces principes de liberté religieuse et populaire que l'Église a apportés dans le monde, et que le dix-huitième siècle, destructeur du Christianisme, imitait, sans le savoir, dans son ignorant plagiat, en les souillant et en les pervertissant. Et ce n'est pas sans étonnement qu'on remarque, dans la simple législation d'un cloître, la révélation de presque tous les insolubles problêmes de la science politique et de tous les mystères des institutions sociales.

Après avoir été le sommet de la rénovation monastique, après avoir exercé une incalculable influence sur le monde religieux et politique morcelé, fractionné, du moyen-âge, Cluny ne pouvait manquer de descendre, à mesure que s'élèveraient de nouvelles puissances, à mesure que la papauté et la royauté se monarchiseraient en Europe et voudraient abaisser et gêner les corporations trop puissantes, dans leurs acquisitions territoriales comme dans leur crédit moral; à mesure que les communes et les parlemens naîtraient et se ligueraient avec le pouvoir monarchique centralisateur. Car ce fut le sort commun, et regrettable sans

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