Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

secret de remplir les plus petits devoirs de leur religion et de porter dans la société l'urbanité de leur grand siècle.

C'étoit une telle école qu'il falloit à Voltaire. Il est bien à plaindre d'avoir eu ce double génie qui force à la fois à l'admirer et à le hair. Il édifie et renverse; il donne les exemples et les préceptes les plus contraires ; il élève aux nues le siècle de Louis XIV, et attaque ensuite en détail la réputation des grands hommes de ce siècle : tour à tour il encense et dénigre l'antiquité; il poursuit, à travers soixante-dix volumes, ce qu'il appelle l'infâme; et les morceaux les plus beaux de ses écrits sont inspirés par la religion. Tandis que son imagination vous ravit, il fait luire une fausse raison qui détruit le merveilleux, rapetisse l'âme et borne la vue. Excepté dans quelques-uns de ses chefs-d'œuvre, il n'aperçoit que le côté ridicule des choses et des temps, et montre sous un jour hideusement gai l'homme à l'homme. Il charme et fatigue par sa mobilité, il vous enchante et vous dégoûte; on ne sait quelle est la forme qui lui est propre il seroit insensé s'il n'étoit si sage, et méchant si sa vie n'étoit remplie de traits de bienfaisance. Au milieu de ses impiétés, on peut remarquer qu'il haïssoit les sophistes'. Il aimoit naturellement les beaux-arts, les lettres et la grandeur, et il n'est pas rare de le surprendre dans une sorte d'admiration pour la cour de Rome. Son amour-propre lui fit jouer toute sa vie un rôle pour lequel il n'étoit point fait, et auquel il étoit fort supérieur. Il n'avoit rien en effet de commun avec MM. Diderot, Raynal et d'Alembert. L'élégance de ses mœurs, ses belles manières, son goût pour la société, et surtout son humanité, l'auroient vraisemblablement rendu un des plus grands ennemis du régime révolutionnaire. Il est très-décidé en faveur de l'ordre social, sans s'apercevoir qu'il le sape par les fondements en attaquant l'ordre religieux. Ce qu'on peut dire sur lui de plus raisonnable, c'est que son incrédulité l'a empêché d'atteindre à la hauteur où l'appeloit la nature, et que ses ouvrages, excepté ses poésies fugitives, sont demeurés au-dessous de son véritable talent: exemple qui doit à jamais effrayer quiconque suit la carrière des lettres. Voltaire n'a flotté parmi tant d'erreurs, tant d'inégalités de style et de jugement, que parce qu'il a manqué du grand contre-poids de la religion: il a prouvé que des mœurs graves et une pensée pieuse sont encore plus nécessaires dans le commerce des muses qu'un beau génie.

1. Voyez la note XIII, à la fin du volume.

FIN DU LIVRE PREMIER

[blocks in formation]

POESIE DANS SES RAPPORTS AVEC LES HOMMES.
CARACTÈRES.

CHAPITRE PREMIER.

CARACTÈRES NATURELS.

Passons de cette revue générale des épopées aux détails des compositions poétiques. Avant d'examiner les caractères sociaux, tels que ceux du prêtre et du guerrier, considérons les caractères naturels. tels que ceux de l'époux, du père, de la mère, etc., et partons d'abord d'un principe incontestable.

Le christianisme est une religion pour ainsi dire double: s'il s'occupe de la nature de l'être intellectuel, il s'occupe aussi de notre propre nature; il fait marcher de front les mystères de la Divinité et les mystères du cœur humain : en dévoilant le véritable Diev, il dévoile le véritable homme.

Une telle religion doit être plus favorable à ia peinture des caractères qu'un culte qui n'entre point dans le secret des passions. La plus belle moitié de la poésie, la moitié dramatique, ne recevoit aucun secours du polythéisme; la morale étoit séparée de la mythologie '. Un dieu montoit sur son char, un prêtre offroit un sacrifice; mais ni le dieu ni le prêtre n'enseignoient ce que c'est que l'homme, d'où il vient, où il va, quels sont ses penchants, ses vices, ses fins dans cette vie, ses fins dans l'autre.

Dans le christianisme, au contraire, la religion et la morale sont une seule et même chose. L'Écriture nous apprend notre originc, nous instruit de notre nature; les mystères chrétiens nous regardent : c'est nous qu'on voit de toutes parts; c'est pour nous que le Fils de Dieu s'est immolé. Depuis Moïse jusqu'à Jésus-Christ, depuis les Apôtres jusqu'aux derniers Pères de l'Église, tout offre le tableau de l'homme inté

1. Voyez la note XIV. à la fin du volume.

rieur, tout tend à dissiper la nuit qui le couvre; et c'est un des caractères distinctifs du christianisme d'avoir toujours mêlé l'homme à Dieu, tandis que les fausses religions ont séparé le Créateur de la créature.

Voilà donc un avantage incalculable, que les poëtes auroient dû remarquer dans la religion chrétienne, au lieu de s'obstiner à la décrier. car si elle est aussi belle que le polythéisme dans le merveilleux ou dans les rapports des choses surnaturelles, comme nous essayerons de le montrer dans la suite, elle a de plus une partie dramatique et morale que le polythéisme n'avoit pas.

Appuyons cette vérité sur des exemples; faisons des rapprochements qui servent à nous attacher à la religion de nos pères par les charmes du plus divin de tous les arts.

Nous commencerons l'étude des caractères naturels par celui des époux, et nous opposerons à l'amour conjugal d'Ève et d'Adam l'amour conjugal d'Ulysse et de Pénélope. On ne nous accusera pas de choisir exprès des sujets médiocres dans l'antiquité pour faire briller les sujets chrétiens.

[blocks in formation]

Les princes ayant été tués par Ulysse, Euryclée va réveiller Pénélope, qui refuse longtemps de croire les merveilles que sa nourrice lui raconte. Cependant elle se lève, et, descendant les degrés, elle franchit le seuil de pierre, et va s'asseoir à la lueur du feu en face d'Ulysse, qui étoit lui-même assis au pied d'une colonne, les yeux baissés, attendant ce que lui diroit son épouse. Mais elle demeuroit muette et l'étonnement avoit saisi son cœur'.

Télémaque accuse sa mère de froideur; Ulysse sourit, et excuse Pénélope. La princesse doute encore et, pour éprouver son époux, elle ordonne de préparer la couche d'Ulysse hors de la chambre nuptiale. Aussitôt le héros s'écrie : « Qui donc a déplacé ma couche?... N'est-elle plus attachée au tronc de l'olivier autour duquel j'avois moi-même ban une salle dans ma cour, etc. »

Ως φάτο· τῆς δ'.

μελεδήματα θυμοῦ

1. Odyss., lib. xxi, v. 88.

2. Odyss.. lib. xalll,

Il dit, et soudain le cœur et les genoux de Pénélope lui manquent à la fois; elle reconnoît Ulysse à cette marque certaine. Bientôt, courant à lụi tout en larmes, elle suspend ses bras au cou de son époux; elle baise sa tête sacrée; elle s'écrie: « Ne sois point irrité, toi qui fus toujours le plus prudent des hommes ! . .

Ne sois point irrité, ne t'indigne point, si j'ai hésité à me jeter dans tes bras. Mon cœur frémissoit de crainte qu'un étranger ne vint surprendre ma foi par des paroles trompeuses.

[ocr errors]

Mais à présent j'ai une preuve manifeste de toi-même, par ce que tu viens de dire de notre couche: aucun autre homme que toi ne l'a visitée : elle n'est connue que de nous deux et d'une seule esclave, Actoris, que mon père me donna lorsque je vins en Ithaque, et qui garde les portes de notre chambre nuptiale. Tu rends la confiance à ce cœur devenu défiant par le chagrin. »

Elle dit; et Ulysse, pressé du besoin de verser des larmes, pleure sur cette chaste et prudente épouse, en la serrant contre son cœur. Comme des matelots contemplent la terre désirée, lorsque Neptune a brisé leur rapide vaisseau, jouet des vents et des vagues immenses, un petit nombre, flottant sur l'antique mer, gagne la terre à la nage, et, tout couvert d'une écume salée, aborde, plein de joie, sur les grèves, en échappant à la mort ainsi Pénélope attache ses regards charmés sur Ulysse ; elle ne peut arracher ses beaux bras du cou du héros; et l'Aurore aux doigts de rose auroit vu les larmes de ces époux si Minerve n'eût retenu le soleil dans la mer.

Cependant Eurynome, un flambeau à la main, précédant les pas d'Ulysse et de Pénélope, les conduit à la chambre nuptiale..

Les deux époux, après s'être livrés aux premiers transports de leur tendresse, s'enchantèrent par le récit mutuel de leurs peines.

[ocr errors]

Ulysse achevoit à peine les derniers mots de son histoire, qu'un sommeil bienfaisant se glissa dans ses membres fatigués, et vint suspendre les soucis de son âme'.

1. Madame Dacier a trop altéré ce morceau. Elle paraphrase des vers tels que ceux-ci :

Ως φάτο· τῆς δ ̓ αὐτοῦ λύτο γούνατα καὶ φίλον ἦτορ, etc.

▲ ces mots, la reine tomba presque évanouie, les genoux et le cœur lui manquent à la fois, elle ne doute plus que ce ne soit son cher Ulysse. Enfin, revenue de sa foiblesse, elle court à lui le visage baigné de pleurs, et l'embrassant avec toutes les marques d'une véritable tendresse, etc. Elle ajoute des choses dont il n'y a pas un mot dans le texte; enfin elle supprime quelquefois les idées d'Homère, et les remplace par ses propres idées; et c'est ainsi qu'elle change ces vers charmants :

Τὰ δ ̓ ἐπεὶ οὖν φιλότητος ἐταρπήτην ἐρατεινῆς,
Τερπέσθην μύθοισι πρὸς ἀλλήλους ἐνέποντε.

Elle dit: Ulysse et Pénélope, à qui le plaisir de se retrouver ensemble après une si

Cette reconnoissance d'Ulysse et de Pénélope est peut-être une des plus belles compositions du génie antique. Pénélope assise en silence, Ulysse immobile au pied d'une colonne, la scène éclairée à la flamme du foyer: voilà d'abord un tableau tout fait pour un peintre, et où la grandeur égale la simplicité du dessin. Et comment se fera la reconnoissance? Par une circonstance rappelée du lit nuptial! C'est encore une autre merveille que ce lit fait de la main d'un roi sur le tronc d'un olivier, arbre de paix et de sagesse, digne d'être le fondement de cette couche qu'aucun autre homme qu’Ulysse n'a visitée. Les transports qui suivent la reconnoissance des deux époux; cette comparaison si touchante d'une veuve qui retrouve son époux à un matelot qui découvre la terre au moment du naufrage; le couple conduit au flambeau dans son appartement; les plaisirs de l'amour suivis des joies de la douleur ou de la confidence des peines passées; la double volupté du bonheur présent et du malheur en souvenir; le sommeil qui vient par degrés fermer les yeux et la bouche d'Ulysse tandis qu'il raconte ses aventures à Pénélope attentive, ce sont autant de traits du grand maître; on ne les sauroit trop admirer.

Il y auroit une étude intéressante à faire : ce seroit de tâcher de découvrir comment un auteur moderne auroit rendu tel morceau des ouvrages d'un auteur ancien. Dans le tableau précédent, par exemple, on peut soupçonner que la scène, au lieu de se passer en action entre Ulysse et Pénélope, eût été racontée par le poëte. Il n'auroit pas manqué de semer son récit de réflexions philosophiques, de vers frappants, de mots heureux. Au lieu de cette manière brillante et laborieuse, Homère vous présente deux époux qui se retrouvent après vingt ans d'absence, et qui, sans jeter de grands cris, ont l'air de

longue absence tenoit lieu de sommeil, se racontèrent réciproquement leurs peines. Mais ces fautes, si ce sont des fautes, ne conduisent qu'à des réflexions qui nous remplissent de plus en plus d'une profonde estime pour ces laborieux hellénistes du siècle des Lefebvre et des Pétau. Madame Dacier a tant de peur de faire injure à Homère, que si le vers implique plusieurs sens renfermés dans le sens principal, et le retourne, commente, paraphrase, jusqu'à ce qu'elle ait épuisé le mot grec, à peu près comme dans un dictionnaire on donne toutes les acceptions dans lesquelles un mot peut être pris. Les autres défauts de la traduction de cette savante dame tiennent pareillement à une loyauté d'esprit, à une candeur de mœurs, à une sorte de simplicité particulière à ces temps de notre littérature. Ainsi, trouvant qu’Ulysse reçoit trop froidement les caresses de Pénélope, elle ajoute, avec une grande naïveté, qu'i répondoit à ces marques d'amour avec toutes les marques de la plus grande tendresse. Il faut admirer de telles infidélités. S'il fut jamais un siècle propre à fournir des traducteurs d'Homère, c'étoit sans doute celui-là, où non-seulement l'esprit et le goût, mais encore le cœur, étoient antiques, et où les mœurs de l'âge d'or ne s'altéroient point en passant par l'âme de leurs interprètes.

« ZurückWeiter »