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CHAPITRE VIII.

LA FILLE. IPHIGÉNIE.

Iphigénie et Zaïre offrent, pour le caractère de la fille, un parallèle intéressant. L'une et l'autre, sous le joug de l'autorité paternelle, se dévouent à la religion de leur pays. Agamemnon, il est vrai, exige d'Iphigénie le double sacrifice de son amour et de sa vie, et Lusignan ne demande à Zaïre que d'oublier son amour; mais pour une femme passionnée vivre et renoncer à l'objet de ses vœux, c'est peut-être une condition plus douloureuse que la mort. Les deux situations peuvent donc se balancer quant à l'intérêt naturel: voyons s'il en est ainsi de l'intérêt religieux.

Agamemnon, en obéissant aux dieux, ne fait, après tout, qu'immoler sa fille à son ambition. Pourquoi la jeune Grecque se dévoueroitelle à Neptune? N'est-ce pas un tyran qu'elle doit détester? Le spectateur prend parti pour Iphigénie contre le Ciel. La pitié et la terreur s'appuient donc uniquement, dans cette situation, sur l'intérêt naturel; et si vous pouviez retrancher la religion de la pièce, il est évident que l'effet théâtral resteroit le même.

Mais dans Zaïre, si vous touchez à la religion, tout est détruit. Jésus-Christ n'a pas soif de sang; il ne veut pas le sacrifice d'une passion. A-t-il le droit de le demander, ce sacrifice? Eh! qui pourroit en douter? N'est-ce pas pour racheter Zaïre qu'il a été attaché à une croix, qu'il a supporté l'insulte, les dédains et les injustices des hommes, qu'il a bu jusqu'à la lie le calice d'amertume? Et Zaïre iroit donner son cœur et sa main à ceux qui ont persécuté ce Dieu charitable! à ceux qui tous les jours immolent les chrétiens! à ceux qui retiennent dans les fers ce successeur de Bouillon, ce défenseur de la foi, ce père de Zaïre! Certes, la religion n'est pas inutile ici, et qui la supprimeroit anéantiroit la pièce.

Au reste, il nous semble que Zaïre, comme tragédie, est encore plus intéressante qu'Iphigénie, pour une raison que nous essayerons de développer. Ceci nous oblige de remonter au principe de l'art.

Il est certain qu'on ne doit élever sur le cothurne que les personnages pris dans les hauts rangs de la société. Cela tient à de certaines convenances, que les beaux-arts, d'accord avec le cœur humain, savent découvrir. Le tableau des infortunes que nous éprouvons nousmêmes nous afflige sans nous instruire. Nous n'avons pas besoin d'aller au spectacle pour y apprendre les secrets de notre famille: la

fiction ne peut nous plaire quand la triste réalité habite sous notre toit. Aucune morale ne se rattache d'ailleurs à une pareille imitation bien au contraire, car en voyant le tableau de notre état ou nous tombons dans le désespoir, ou nous envions un état qui n'est pas le nôtre. Conduisez le peuple au théâtre : ce ne sont pas des hommes sous le chaume et des représentations de sa propre indigence qu'il lui faut : il vous demande des grands sur la pourpre; son oreille veut être remplie de noms éclatants et son œil occupé du malheur de rois.

La morale, la curiosité, la noblesse de l'art, la pureté du goût, et peut-être la nature envieuse de l'homme, obligent donc de prendre les acteurs de la tragédie dans une condition élevée. Mais si la personne doit être distinguée, sa douleur doit être commune, c'est-à-dire d'une nature à être sentie de tous. Or, c'est en ceci que Zaïre nous paroît plus touchante qu'Iphigénie.

Que la fille d'Agamemnon meure pour faire partir une flotte, le spectateur ne peut guère s'intéresser à ce motif. Mais la raison presse dans Zaïre, et chacun peut éprouver le combat d'une passion contre un devoir. De là dérive cette règle dramatique : qu'il faut, autant que possible, fonder l'intérêt de la tragédie non sur une chose, mais sur un sentiment, et que le personnage doit être éloigné du spectateur par son rang, mais près de lui par son malheur.

Nous pourrions maintenant chercher dans le sujet d'Iphigénie traité par Racine les traits du pinceau chrétien; mais le lecteur est sur la voie de ces études, et il peut la suivre : nous ne nous arrêterons plus que pour faire une observation.

Le père Brumoy a remarqué qu'Euripide en donnant à Iphigénie la frayeur de la mort et le désir de se sauver a mieux parlé selon la nature que Racine, dont l'Iphigénie semble trop résignée. L'observation est bonne en soi; mais ce que le père Brumoy n'a pas vu, c'est que l'Iphigénie moderne est la fille chrétienne. Son père et le Ciel ont parlé, il ne reste plus qu'à obéir. Racine n'a donné ce courage à son héroïne que par l'impulsion secrète d'une institution religieuse qui a changé le fond des idées et de la morale. Ici le christianisme va plus loin que la nature, et par conséquent est plus d'accord avec la belle poésie, qui agrandit les objets et aime un peu l'exagération. La fille d'Agamemnon, étouffant sa passion et l'amour de la vie, intéresse bien davantage qu'Iphigénie pleurant son trépas. Ce ne sont pas toujours les choses purement naturelles qui touchent: il est naturel de craindre la mort, et cependant une victime qui se lamente sèche les pleurs qu'on versoit pour elle. Le cœur humain veut plus qu'il ne peut;

il veut surtout admirer : il a en soi-même un élan vers une beaute inconnue, pour laquelle il fut créé dans son origine.

La religion chrétienne est si heureusement formée, qu'elle est ellemême une sorte de poésie, puisqu'elle place les caractères dans le beau idéal : c'est ce que prouvent nos martyrs chez nos peintres, les chevaliers chez nos poëtes, etc. Quant à la peinture du vice, elle peut avoir dans le christianisme la même vigueur que celle de la vertu, puisqu'il est vrai que le crime augmente en raison du plus grand nombre de liens que le coupable a rompus. Ainsi les muses, qui haïssent le genre médiocre et tempéré, doivent s'accommoder infiniment d'une religion qui montre toujours ses personnages au-dessus ou au-dessous de l'homme.

Pour achever le cercle des caractères naturels, il faudroit parler de l'amitié fraternelle, mais ce que nous avons dit du fils et de la fille s'applique également à deux frères, ou à un frère et à une sœur. Au reste, c'est dans l'Écriture qu'on trouve l'histoire de Cain et d'Abel, cette grande et première tragédie qu'ait vue le monde : nous parlerons ailleurs de Joseph et de ses frères.

En un mot, le christianisme n'enlève rien au poëte des caractères naturels, tels que pouvoit les représenter l'antiquité, et il offre, de plus, son influence sur ces mêmes caractères. Il augmente donc nécessairement la puissance, puisqu'il augmente le moyen, et multiplie les beautės dramatiques, en multipliant les sources dont elles émanent.

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Ces caractères, que nous avons nommés sociaux, se réduisent à deux pour le poëte, ceux du prêtre et du guerrier.

Si nous n'avions pas consacré à l'histoire du clergé et de ses bienfaits la quatrième partie de notre ouvrage, il nous seroit aisé de faire voir à présent combien le caractère du prêtre, dans notre religion, offre plus de variété et de grandeur que le même caractère dans le polythéisme. Que de tableaux à tracer depuis le pasteur du hameau jusqu'au pontife qui ceint la triple couronne pastorale; depuis le curé de la ville jusqu'à l'anachorète du rocher; depuis le Chartreux et le Trappiste jusqu'au docte Bénédictin; depuis le Missionnaire et cette foule de religieux consacrés aux maux de l'humanité jusqu'au prophète de l'antique Sion! L'ordre des vierges n'est ni moins varié ni

moins nombreux : ces filles hospitalières qui consument leur jeunesse et leurs grâces au service de nos douleurs, ces habitantes du cloître qui élèvent à l'abri des autels les épouses futures des hommes, en se félicitant de porter elles-mêmes les chaînes du plus doux des époux, toute cette innocente famille sourit agréablement aux neuf Sœurs de la Fable. Un grand-prêtre, un devin, une vestale, une sibylle, voilà tout ce que l'antiquité fournissoit au poëte; encore ces personnages n'étoient-ils mêlés qu'accidentellement au sujet, tandis que le prêtre chrétien peut jouer un des rôles les plus importants de l'épopée.

M. de La Harpe a montré, dans sa Mélanie, ce que peut devenir le caractère d'un simple curé, traité par un habile écrivain. Shakespeare, Richardson, Goldsmith, ont mis le prêtre en scène avec plus ou moins de bonheur. Quant aux pompes extérieures, nulle religion n'en offrit jamais de plus magnifiques que les nôtres. La Fête-Dieu, Noël, Pâques, la Semaine-Sainte, la fête des Morts, les Funérailles, la Messe et mille autres cérémonies fournissent un sujet inépuisable de descriptions'. Certes, les Muses modernes qui se plaignent du christianisme n'en connoissent pas les richesses. Le Tasse a décrit une procession dans la Jérusalem, et c'est un des plus beaux tableaux de son poëme. Enfin, le sacrifice antique n'est pas même banni du sujet chrétien, car il n'y a rien de plus facile, au moyen d'un épisode, d'une comparaison ou d'un souvenir, que de rappeler un sacrifice de l'ancienne loi.

CHAPITRE X.

SUITE DU PRÊTRE. LA SIBYLLE. JOAD. PARALLÈLE DE VIRGILE ET DE RACINE.

Énée va consulter la Sibylle : arrêté au soupirail de l'antre, il attend les paroles de la prophétesse.

Cum virgo: Poscere fata, etc.

■ Alors la vierge : Il est temps d'interroger le destin. Le dieu! voilà le dieu! Elle dit, etc. »

Énée adresse sa prière à Apollon; la Sibylle lutte encore; enfin le dieu la dompte, les cent portes de l'antre s'ouvrent en mugissant,

1. Nous parlerons de toutes ces fêtes dans la partie du Culte.

et ces paroles se répandent dans les airs: Ferunt responsa per auras

O tandem magnis pelagi defuncte periclis!

« ils ne sont plus, les périls de la mer: mais quel danger sur la terre! etc. »

Remarquez la rapidité de ces mouvements: Deus, ecce deus! La Sibylle touche, saisit l'Esprit, elle en est surprise : Le dieu! voilà le dicu! c'est son cri. Ces expressions: Non vultus, non color unus, peignent excellemment le trouble de la prophétesse. Les tours négatifs sont particuliers à Virgile, et l'on peut remarquer en général qu'ils sont fort multipliés chez les écrivains d'un génie mélancolique. Ne seroit-ce point que les âmes tendres et tristes sont naturellement portées à se plaindre, à désirer, à douter, à exprimer avec une sorte de timidité, et que la plainte, le désir, le doute et la timidité, sont les privations de quelque chose? L'homme que l'adversité a rendu sensible aux peines d'autrui ne dit pas avec assurance: Je connois les maux, mais il dit, comme Didon: Non ignara mali. Enfin, les images favorites des poëtes enclins à la rêverie sont presque toutes empruntées d'objets négatifs, tels que le silence des nuits, l'ombre des bois, la solitude des montagnes, la paix des tombeaux, qui ne sont que l'absence du bruit, de la lumière, des hommes et des inquiétudes de la vie'.

Quelle que soit la beauté des vers de Virgile, la poésie chrétienne nous offre encore quelque chose de supérieur. Le grand-prêtre des

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Ma mère infortunée qui a suivi mes pas, et que n'ont pu retenir ni les rivages de la patrie ni les murs du roi Aceste.

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Le mouvement qui termine cet admirable épisode est aussi de nature négative.

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