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Aussi la Phèdre d'Euripide, comme celle de Sénèque, craint-elle plus Thésée que le Tartare. Ni l'une ni l'autre ne parle, comme la Phèdr› de Racine :

Moi jalouse! et Thésée est celui que j'implore!
Mon époux est vivant: et moi je brûle encore !
Pour qui? quel est le cœur où prétendent mes vœux?
Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux.
Mes crimes désormais ont comblé la mesure :
Je respire à la fois l'inceste et l'imposture;
Mes homicides mains, promptes à me venger,
Dans le sang innocent brûlent de se plonger.
Misérable! et je vis! et je soutiens la vue
De ce sacré soleil dont je suis descendue!
J'ai pour aieul le père et le maltre des dieux;
Le ciel, tout l'univers est plein de mes aïeux :
Où me cacher? Fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis-je! mon père y tient l'urn fatale;
Le sort, dit-on, l'a mise en ses sévères mains :
Minos juge aux Enfers tous les pâles humains.
Ah! combien frémira son ombre épouvantée
Lorsqu'il verra sa fille, à ses yeux présentée,
Contrainte d'avouer tant de forfaits divers
Et des crimes peut-être inconnus aux Enfers!
Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible?
Je crois voir de ta main tomber l'urne terrible;
Je crois te voir cherchant un supplice nouveau,
Toi-même de ton sang devenir le bourreau!
Pardonne. Un dieu cruel a perdu ta famille :
Reconnois sa vengeance aux fureurs de ta fille.
Hélas! du crime affreux dont la honte me suit
Jamais mon triste cœur n'a recueilli le fruit.

Cet incomparable morceau offre une gradation de sentiments, une science de la tristesse, des angoisses et des transports de l'âme, que ies anciens n'ont jamais connus. Chez eux on trouve, pour ainsi dire, des ébauches de sentiments, mais rarement un sentiment achevé: ici, c'est tout le cœur :

C'est Vénus tout entière à sa proie attachée!

et le cri le plus énergique que la passion ait jamais fait entendre est peut-être celui-ci :

Hélas! du crime affreux dont la honte me suit
Jamais mon triste cœur n'a recueilli le fruit.

Il y a là-dedans un mélange des sens et de l'âme, de désespoir et de fureur amoureuse, qui passe toute expression. Cette femme, qui se consoleroit d'une éternité de souffrance si elle avoit joui d'un instant de bonheur, cette femme n'est pas dans le caractère antique: c'est la chrétienne réprouvée, c'est la pécheresse tombée vivante dans les mains de Dieu; son mot est le mot du damné.

CHAPITRE IV.

JULIE D'ÉTANGE; CLÉMENTine.

Nous changeons de couleurs : l'amour passionné, terrible dans la Phèdre chrétienne, ne fait plus entendre chez la dévote Julie que de mélodieux soupirs : c'est une voix troublée qui sort du sanctuaire de paix, un cri d'amour que prolonge, en l'adoucissant, l'écho religieux des tabernacles.

Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité; et tel est le néant des choses humaines, que hors l'Etre existant par lui-même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas.

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Une langueur secrète s'insinue au fond de mon cœur, je le sens vide et gonflé, comme vous disiez autrefois du vôtre; l'attachement que j'ai pour ce qui m'est cher ne suffit pas pour l'occuper : il lui reste une force inutile dont il ne sait que faire. Cette peine est bizarre, j'en conviens, mais elle n'est pas moins réelle. Mon ami, je suis trop heureuse, le bonheur m'ennuie.

Ne trouvant donc rien ici-bas qui lui suffise, mon âme avide cherche ailleurs de quoi la remplir; en s'élevant à la source du sentiment et de l'être, elle y perd sa sécheresse et sa langueur : elle y renaît, elle s'y ranime, elle y trouve un nouveau ressort, elle y puise une nouvelle vie; elle y prend une autre existence, qui ne tient plus aux passions du corps, ou plutôt elle n'est plus en moi-même, elle est toute dans l'Etre immense qu'elle contemple; et, dégagée un moment de ses entraves, elle se console d'y rentrer, par cet essai d'un état plus sublime qu'elle espère être un jour le sien.

En songeant à tous les bienfaits de la Providence, j'ai honte d'être sensible à de si foibles chagrins et d'oublier de si grandes grâces. .

Quand la tristesse m'y suit malgré moi (dans son oratoire), quelques pleurs versés dans celui qui console soulagent mon cœur à l'instant. Mes réflexions ne sont jamais amères ni douloureuses, mon repentir même est exempt d'alarmes; mes fautes me donnent moins d'effroi que de honte : j'ai des regrets et non des remords.

Le Dieu que je sers est un Dieu clément, un père; ce qui me touche, c'est sa bonté : elle efface à mes yeux tous ses autres attributs; elle est le seul que je conçois. Sa puissance m'étonne, son immensité me confond, sa justice... Il a fait l'homme foible; puisqu'il est juste, il est clément. Le Dieu vengeur est le Dieu des méchants. Je ne puis ni le craindre pour moi ni l'implorer contre un autre. O Dieu de paix, Dieu de bonté! c'est toi que j'adore : c'est de toi, je le sens, que je suis l'ouvrage, et j'espère te retrouver au jugement dernier tel que tu parles à mon cœur durant la vie.

Comme l'amour et la religion sont heureusement mêlés dans ce tableau! Ce style, ces sentiments n'ont point de modèle dans l'antiquité'. Il faudroit être insensé pour repousser un culte qui fait sortir du cœur des accents si tendres, et qui a, pour ainsi dire, ajouté de nouvelles cordes à l'âme.

Voulez-vous un autre exemple de ce nouveau langage des passions, inconnu sous le polythéisme? Écoutez parler Clémentine; ses expressions sont peut-être encore plus naturelles, plus touchantes et plus sublimement naïves que celles de Julie :

Je consens, monsieur, du fond de mon cœur (c'est très-sérieusement, comme vous voyez), que vous n'ayez que de la haine, du mépris, de l'horreur pour la malheureuse Clémentine; mais je vous conjure, pour l'intérêt de votre âme immortelle, de vous attacher à la véritable Église. Eh bien, monsieur, que me répondez-vous (en suivant de son charmant visage le mien, que je tenois encore tourné, car je ne me sentois pas la force de la regarder)? Dites, monsieur, que vous y consentez; je vous ai toujours cru le cœur honnête et sensible: dites qu'il se rend à la vérité. Ce n'est pas pour moi que je vous sollicite; je vous ai déclaré que je prends le mépris pour mon partage il ne sera pas dit que vous vous serez rendu aux instances d'une femme; non, monsieur, votre seule conscience en aura l'honneur. Je ne vous cacherai point ce que je médite pour moi-même. Je demeurerai dans une paix profonde (elle se leva ici avec un air de dignité, que l'esprit de religion sembloit encore augmenter), et lorsque l'ange de la mort paroftra, je lui tendrai la main : Approche, lui dirai-je, ô toi, ministre de paix! je te suis au rivage où je brûle d'arriver, et j'y vais retenir une place pour l'homme à qui je ne la souhaite pas de longtemps, mais auprès duquel je veux être éternellement assise.

Ah! le christianisme est surtout un baume pour nos blessures quand les passions, d'abord soulevées dans notre sein, commencent à

1. Il y a toutefois dans ce morceau un mélange vicieux d'expressions métaphysiques et de langage naturel. Dieu, le Tout-Puissant, le Seigneur, vaudroient beaucoup mieux que la source de l'étre, etc.

s'apaiser, ou par l'infortune, ou par la durée. Il endort la douleur, il fortifie la résolution chancelante, il prévient les rechutes, en combattant, dans une âme à peine guérie, le dangereux pouvoir des souvenirs; il nous environne de paix et de lumière; il rétablit pour nous cette harmonie des choses célestes que Pythagore entendoit dans le silence de ses passions. Comme il promet toujours une récompense pour un sacrifice, on croit ne rien lui céder en lui cédant tout; comme il offre à chaque pas un objet plus beau à nos désirs, il satisfait à l'inconstance naturelle de nos cœurs on est toujours avec lui dans le ravissement d'un amour qui commence, et cet amour a cela d'ineffable, que ses mystères sont ceux de l'innocence et de la pureté.

CHAPITRE V.

HELOISE ET ABEILARD.

Julie a été ramenée à la religion par des malheurs ordinaires : elle est restée dans le monde, et, contrainte de lui cacher sa passion, elle se réfugie en secret auprès de Dieu, sûre qu'elle est de trouver dans ce père indulgent une pitié que lui refuseroient les hommes. Elle se plaît à se confesser au tribunal suprême, parce que lui seul la peut absoudre, et peut-être aussi (reste involontaire de foiblesse!) parce que c'est toujours parler de son amour.

Si nous trouvons tant de charmes à révéler nos peines à quelque homme supérieur, à quelque conscience tranquille qui nous fortifie et nous fasse participer au calme dont elle jouit, quelles délices n'est-ce pas de parler de passions à l'Etre impassible que nos confidences ne peuvent troubler, de foiblesse à l'Etre tout-puissant qui peut nous donner un peu de sa force! On conçoit les transports de ces hommes saints qui, retirés sur le sommet des montagnes, mettoient toute leur vie aux pieds de Dieu, perçoient à force d'amour les voûtes de l'éternité, et parvenoient à contempler la lumière primitive. Julie, sans le savoir, approche de sa fin, et les ombres du tombeau, qui commencent à s'entr'ouvrir pour elle, laissent éclater à ses yeux un rayon de l'excellence divine. La voix de cette femme mourante est douce et triste; ce sont les derniers bruits du vent qui va quitter les forêts, les derniers murmures d'une mer qui déserte ses rivages.

La voix d'Héloïse a plus de force. Femme d'Abeilard, elle vit, et elle vit pour Dieu. Ses malheurs ont été aussi imprévus que terribles. Précipitée du monde au désert, elle est entrée soudaine, et avec tous

ses feux, dans les glaces monastiques. La religion et l'amour exercent à la fois leur empire sur son cœur : c'est la nature rebelle saisie toute vivante par la grâce, et qui se débat vainement dans les embrassements du ciel. Donnez Racine pour interprète à Héloïse, et le tableau de ses souffrances va mille fois effacer celui des malheurs de Didon par l'effet tragique, le lieu de la scène et je ne sais quoi de formidable que le christianisme imprime aux objets où il mêle sa grandeur.

Hélas! tels sont les lieux où, captive, enchaînée,
Je traine dans les pleurs ma vie infortunée.
Cependant, Abeilard, dans cet affreux séjour,
Mon cœur s'enivre encor du poison de l'amour.
Je n'y dois mes vertus qu'à ta funeste absence,
Et j'ai maudit cent fois ma pénible innocence.

O funeste ascendant! joug impérieux!

Quels sont donc mes devoirs, et qui suis-je en ces lieux?
Perfide! de quel nom veux-tu que l'on te nomme?
Toi, l'épouse d'un Dieu, tu brûles pour un homme!

Dieu cruel, prends pitié du trouble où tu me vois,
A mes sens mutinés ose imposer tes lois.

Le pourras-tu? grand Dieu! mon désespoir, mes larmes,
Contre un cher ennemi te demandent des armes,

Et cependant, livrée à de contraires vœux,

Je crains plus tes bienfaits que l'excès de mes feux '.

Il étoit impossible que l'antiquité fournit une pareille scène, parce qu'elle n'avoit pas une pareille religion. On aura beau prendre pour héroïne une vestale grecque ou romaine, jamais on n'établira ce combat entre la chair et l'esprit, qui fait le merveilleux de la position d'Héloïse et qui appartient au dogme et à la morale du christianisme. Souvenez-vous que vous voyez ici réunies la plus fougueuse des passions et une religion menaçante qui n'entre jamais en traité avec nos penchants. Héloïse aime, Héloïse brûle; mais là s'élèvent des murs glacés, là tout s'éteint sous des marbres insensibles, là des flammes éternelles ou des récompenses sans fin attendent sa chute ou son triomphe. Il n'y a point d'accommodement à espérer : la créature et le Créateur ne peuvent habiter ensemble dans la même âme. Didon ne perd qu'un amant ingrat. Oh! qu'Héloïse est travaillée d'un tout autre soin! il faut qu'elle choisisse entre Dieu et un amant fidèle dont elle a causé les malheurs! Et qu'elle ne croie pas pouvoir détourner

1. COLARD., Ép. d'Hél.

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