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secrètement au profit d'Abeilard la moindre partie de son cœur : le Dieu de Sinaï est un Dieu jaloux, un Dieu qui veut être aimé de préférence; il punit jusqu'à l'ombre d'une pensée, jusqu'au songe qui s'adresse à d'autres qu'à lui.

Nous nous permettrons de relever ici une erreur de Colardea u parce qu'elle tient de l'esprit de son siècle et qu'elle peut jete quelque lumière sur le sujet que nous traitons. Son épître d'Héloïse une teinte philosophique qui n'est point dans l'original de Pope Après le morceau que nous avons cité, on lit ces vers :

Chères sœurs, de mes fers compagnes innocentes,

Sous ces portiques saints colombes gémissantes,
Vous qui ne connoissez que ces foibles vertus
Que la religion donne... et que je n'ai plus;
Vous qui, dans les langueurs d'un esprit monastique,
Ignorez de l'amour l'empire tyrannique;

Vous, enfin, qui, n'ayant que Dieu seul pour amant,
Aimez par habitude et non par sentiment,

Que vos cœurs sont heureux, puisqu'ils sont insensibles!
Tous vos jours sont sereins, toutes vos nuits paisibles;

Le cri des passions n'en trouble point le cours.

Ah! qu'Héloise envie et vos nuits et vos jours!

Ces vers, qui d'ailleurs ne manquent point d'abandon et de mollesse, ne sont point de l'auteur anglois. On en découvre à peine quelques traces dans ce passage, que nous traduisons mot à mot :

Heureuse la vierge sans tache qui oublie le monde et que le monde oublie! L'éternelle joie de son âme est de sentir que toutes ses prières sont exaucées, tous ses vœux résignés. Le travail et le repos partagent également ses jours; son sommeil facile cède sans effort aux pleurs et aux veilles. Ses désirs sont réglés, ses goûts toujours les mêmes; elle s'enchante par ses larmes, et ses soupirs sont pour le ciel. La grâce répand autour d'elle ses rayons les plus sereins; des anges lui soufflent tout bas les plus beaux songes. Pour elle l'époux prépare l'anneau nuptial; pour elle de blanches vestales entonnent des chants d'hyménée; c'est pour elle que fleurit la rose d'Eden, qui ne se fane jamais, et que les séraphins répandent les parfums de leurs ailes. Elle meurt enfin au son des harpes célestes, et s'évanouit dans les visions d'un jour éternel.

1

Nous sommes encore à comprendre comment un poëte a pu se tromper au point de substituer à cette description un lieu commun

1. L'anglois, PROMPT.

sur les langueurs monastiques. Qui ne sent combien elle est belle et dramatique, cette opposition que Pope a voulu faire entre les chagrins et l'amour d'Héloïse, et le calme et la chasteté de la vie religieuse ? Qui ne sent combien cette transition repose agréablement l'âme agitée par les passions, et quel nouveau prix elle donne ensuite aux mouvements renaissants de ces mêmes passions? Si la philosophie est bonne à quelque chose, ce n'est sûrement pas au tableau des troubles du cœur, puisqu'elle est directement inventée pour les apaiser. Héloïse philosophant sur les foibles vertus de la religion ne parle ni comme la vérité, ni comme son siècle, ni comme la femme, ni comme l'amour on ne voit que le poëte, et, ce qui est pire encore, l'âge des sophismes et de 1 déclamation.

C'est ainsi que l'esprit irréligieux détruit la vérité et gåte les mouvements de la nature. Pope, qui touchoit à de meilleurs temps, n'est pas tombé dans la faute de Colardeau. Il conservoit la bonne tradition du siècle de Louis XIV, dont le siècle de la reine Anne ne fut qu'une espèce de prolongement ou de reflet. Revenons aux idées religieuses, si nous attachons quelque prix aux œuvres du génie : la religion est la vraie philosophie des beaux-arts, parce qu'elle ne sépare point, comme la sagesse humaine, la poésie de la morale et la tendresse de la vertu.

Au reste, il y auroit d'autres observations intéressantes à faire sur Héloïse, par rapport à la maison solitaire où la scène se trouve placée. Ces cloîtres, ces voûtes, ces tombeaux, ces mœurs austères en contraste avec l'amour, en doivent augmenter la force et la tristesse. Autre chose est de consumer promptement sa vie sur un bûcher, comme la reine de Carthage; autre chose de se brûler avec lenteur, comme Héloïse, sur l'autel de la religion. Mais comme dans la suite nous parlerons beaucoup des monastères, nous sommes forcé, pour éviter les répétitions, de nous arrêter ici.

CHAPITRE VI.

AMOUR CHAMPÊTRE. LE CYCLOPE ET GALATÉE.

Nous prendrons pour objet de comparaison chez les anciens, dans les amours champêtres, l'idylle du Cyclope et de Galatée. Ce poëme est un des chefs-d'œuvre de Théocrite; celui de la Magicienne lui est peutêtre supérieur par l'ardeur de la passion, mais il est moins pastoral.

Le Cyclope, assis sur un rocher, aux bords des mers de Sicile, chante ainsi ses déplaisirs, en promenant ses yeux sur les flots :

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Charmante Galatée, pourquoi repousser les soins d'un amant, toi dont le risage est blanc comme le lait pressé dans mes corbeilles de jonc; toi qui es plus tendre que l'agneau, plus voluptueuse que la génisse, plus fraîche que a grappe non encore amollie par les feux du jour? Tu te glisses sur ces rivages lorsque le doux sommeil m'enchaîne; tu fuis lorsque le doux sommeil me fuit; tu me redoutes comme l'agneau craint le loup blanchi par les ans. Je n'ai cessé de t'adorer depuis le jour que tu vins avec ma mère ravir les jeunes hyacinthes à la montagne : c'étoit moi qui te traçois le chemin. Depuis ce moment, après ce moment, et encore aujourd'hui, vivre sans toi m'est impossible. Et cependant te soucies-tu de ma peine? au nom de Jupiter, te soucies-tu de ma peine ?... Mais, tout hideux que je suis, j'ai pourtant mille brebis dont ma main presse les riches mamelles et dont je bois le lait écumant. L'été, l'automne et l'hiver trouvent toujours des fromages dans ma grotte; mes réseaux en sont toujours pleins. Nul Cyclope ne pourroit aussi bien que moi te chanter sur la flûte, ô vierge nouvelle! Nul ne sauroit avec autant d'art, la nuit, durant les orages, célébrer tous tes attraits.

Pour toi je nourris onze biches, qui sont prêtes à donner leurs faons. J'élève aussi quatre oursins, enlevés à leurs mères sauvages: viens, tu posséderas ces richesses. Laisse la mer se briser follement sur ses grèves; tes nuits seront plus heureuses si tu les passes à mes côtés dans mon antre. Des lauriers et des cyprès allongés y murmurent; le lierre noir et la vigne chargée de grappes en tapissent l'enfoncement obscur; tout auprès coule une onde fraîche, source que l'Etna blanchi verse de ses sommets de neiges et de ses flancs couverts de brunes forêts. Quoi! préférerois-tu encore les mers et leurs mille vagues? Si ma poitrine hérissée blesse ta vue, j'ai du bois de chêne et des restes de feux épandus sous la cendre; brûle même (tout me sera doux de ta main), brûle, si tu le veux, mon œil unique, cet œil qui m'est plus cher que la vie. Hélas! que ma mère ne m'a-t-elle donné, comme au poisson, des rames légères pour fendre les ondes! Oh! comme je descendrois vers ma Galatée! comme je baiserois sa main, si ell me refusoit ses lèvres! Oui, je te porterois ou des lis blancs, ou de tendres pavots à feuilles de pourpre; les premiers croissent en été, et les autres fleurissent en hiver: ainsi je ne pourrois te les offrir en même temps...

C'étoit de la sorte que Polyphème appliquoit sur la blessure de son cœur le dictame immortel des Muses, soulageant ainsi plus doucement sa vie que par tout ce qui s'achète au poids de l'or.

Cette idylle respire la passion. Le poëte ne pouvoit faire un choix de mots plus délicats ni plus harmonieux. Le dialecte dorique ajoute

1. THEOCR., idyll. xi, v. 19 et seq.

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encore à ces vers un ton de simplicité qu'on ne peut faire passer dans notre langue. Par le jeu d'une multitude d'A et d'une prononciation large et ouverte, on croiroit sentir le calme des tableaux de la nature et entendre le parler naïf d'un pasteur'.

Observez ensuite le naturel des plaintes du Cyclope. Polyphème parle du cœur, et l'on ne se doute pas un moment que ses soupirs ne sont que l'imitation d'un poëte. Avec quelle naïveté passionnée le malheureux amant ne fait-il point la peinture de sa propre laideur? Il n'y a pas jusqu'à cet œil effroyable dont Théocrite n'ait su tirer un trait touchant: tant est vraie la remarque d'Aristote, si bien rendue par ce Despréaux, qui eut du génie à force d'avoir de la raison :

D'un pinceau délicat l'artifice agréable

Du plus affreux objet fait un objet aimable.

On sait que les modernes, et surtout les François, ont peu réussi dans le genre pastoral. Cependant Bernardin de Saint-Pierre nous semble avoir surpassé les bucoliastes de l'Italie et de la Grèce. Son

1. On peut remarquer que la première voyelle de l'alphabet se trouve dans presque tous les mots qui peignent les scènes de la campagne, comme dans charrue, vache, cheval, labourage, vallée, montagne, arbre, pâturage, laitage, etc., et dans les épithètes qui accompagent ordinairement ces mots, telles que pecante, champêtre, laborieux, grasse, agreste, frais, délectable, etc. Cette observation tombe avec la même justesse sur tous les idiomes connus. La lettre A ayant été découverte la première, comme étant la première émission naturelle de la voix, les hommes, alors pasteurs, l'ont employée dans les mots qui composoient le simple dictionnaire de leur vie. L'égalité de leurs mœurs et le peu de variété de leurs idées nécessairement teintes des images des champs, devoient aussi rappeler le retour des mêmes sous dans le langage. Le son de l'A convient au calme d'un cœur champêtre et à la paix des tableaux rustiques. L'accent d'une âme passionnée est aigu, sifflant, précipité, l'A est trop long pour elle : il faut une bouche pastorale, qui puisse prendre le temps de le prononcer avec lenteur. Mais toutefois il entre fort bien encore dans les plaintes, dans les larmes amoureuses et dans les naifs hélas d'un chevrier. Enfin, la nature fait entendre cette lettre rurale dans ses bruits, et une oreille attentive peut la reconnoltre diversement accentuée, dans les murmures de certains ombrages, comme dans celui du tremble et du lierre, dans la première voix ou dans la finale du bêlement des troupeaux, et la nuit dans les aboiements du chien rustique.

2. La révolution nous a enlevé un homme qui promettoit un rare talent dans l'églogue : c'étoit M. André Chénier *. Nous avons vu de lui un recueil d'idylles manuscrites, où l'on trouve des choses dignes de Théocrite. Cela explique le mot de cet infortuné joune homme sur l'échafaud; il disoit en se frappant le front: Mourir ! j'avois quelque chose là! C'étoit la muse qui lui révéloit son talent au moment de la mort.

*Voyez la note XV, à la fin du volume.

roman, ou plutôt son poëme de Paul et Virginie, est du petit nombre de ces livres qui deviennent assez antiques en peu d'années pour qu'on ose les citer sans craindre de compromettre son jugement.

CHAPITRE VII.

PAUL ET VIRGINIE'.

Le vieillard, assis sur la montagne, fait l'histoire des deux familles exilées; il raconte les travaux, les amours, les soucis de leur vie :

Quand

Aux

Paul et Virginie n'avoient ni horloges, ni almanachs, ni livres de chronologie, d'histoire et de philosophie. Les périodes de leur vie se régloient sur celles de la nature. Ils connoissoient les heures du jour par l'ombre des arbres; les saisons par le temps où elles donnent leurs fleurs ou leurs fruits, et les années par le nombre de leurs récoltes. Ces douces images répandoient les plus grands charmes dans leurs conversations. « Il est temps de dîner, disoit Virginie à la famille: les ombres des bananiers sont à leurs pieds,» 0!! bien: La nuit s'approche: les tamarins ferment leurs feuilles. viendrez-vous nous voir? lui disoient quelques amies du voisinage. cannes de sucre, répondoit Virginie. Votre visite nous sera encore plus douce et plus agréable,» reprenoient ces jeunes filles. Quand on l'interrogeoit sur son âge et sur celui de Paul : « Mon frère, disoit-elle, est de l'âge du grand cocotier de la fontaine, et moi de celui du plus petit. Les manguiers ont donné douze fois leurs fruits, et les orangers vingt-quatre fois leurs fleurs, depuis que je suis au monde. » Leur vie sembloit attachée à celle des arbres, comme celle des faunes et des dryades. Ils ne connoissoient d'autres époques historiques que celles de la vie de leurs mères, d'autre chronologie que celle de leurs vergers, et d'autre philosophie que de faire du bien à tout le monde et de se résigner à la volonté de Dieu.

Quelquefois, seul avec elle (Virginie), il (Paul) lui disoit au retour de ses travaux : « Lorsque je suis fatigué, ta vue me délasse. Quand du haut de la montagne je t'aperçois au fond de ce vallon, tu me parois au milieu de nos vergers, comme un bouton de rose.

Quoique je te perde de vue à travers les arbres, je n'ai pas besoin de te voir pour te retrouver : quelque chose de toi que je ne puis dire reste pour moi dans l'air où tu passes, sur l'herbe où tu t'assieds.

Dis-moi par quel charme tu as pu m'enchanter. Est-ce par ton esprit ? Mais Dos mères en ont plus que nous deux. Est-ce par tes caresses? Mais elles

1. Il eût été peut-être plus exact de comparer Daphnis et Chloé à Paul et Virginie mais ce roman est trop libre pour être cité.

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