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aussi loin de m'accorder la paix que je suis loin de demander gråce. Adieu donc, espérance, et avec toi, adieu, crainte et remords! tout est perdu pour moi. Mal, sois mon unique bien! Par toi du moins avec le Roi du ciel je partagerai l'empire; peut-être même régnerai-je sur plus d'une moitié de l'univers, comme l'homme et ce monde nouveau l'apprendront en peu de temps'. »

Quelle que soit notre admiration pour Homère, nous sommes obligé de convenir qu'il n'a rien de comparable à ce passage de Milton. Lorsque, avec la grandeur du sujet, la beauté de la poésie, l'élévation naturel des personnages, on montre une connoissance aussi profonde des passions, il ne faut rien demander de plus au génie. Satan se repentant à la vue de la lumière qu'il hait, parce qu'elle lui rappelle combien il fut élevé au-dessus d'elle, souhaitant ensuite d'avoir été créé dans un rang inférieur, puis s'endurcissant dans le crime par orgueil, par honte, par méfiance même de son caractère ambitieux; enfin, pour tout fruit de ses réflexions, et comme pour expier un moment de remords, se chargeant de l'empire du mal pendant toute une éternité : voilà, certes, si nous ne nous trompons, une des conceptions les plus sublimes et les plus pathétiques qui soient jamais sorties du cerveau d'un poëte.

'Nous sommes frappé dans ce moment d'une idée que nous ne pou vons taire. Quiconque a quelque critique et un bon sens pour l'histoire pourra reconnoître que Milton a fait entrer dans le caractère de son Satan les perversités de ces hommes qui, vers le commencement du dixseptième siècle, couvrirent l'Angleterre de deuil : on y sent la même obstination, le même enthousiasme, le même orgueil, le même esprit de rébellion et d'indépendance; on retrouve dans le monarque infernal ces fameux niveleurs qui, se séparant de la religion de leur pays, avoient secoué le joug de tout gouvernement légitime et s'étoient révoltés à la fois contre Dieu et contre les hommes. Milton lui-même avoit partagé cet esprit de perdition; et pour imaginer un Satan aussi détestable il falloit que le poëte en eût vu l'image dans ces réprouvés qui firent si longtemps de leur patrie le vrai séjour des démons.

1. Parad. lost, book iv. From the 33th v. to the 113th.

MACHINES POÉTIQUES.

CHAPITRE X.

VÉNUS DANS LES BOIS DE CARTHAGE. RAPHAEL AU BERCEAU D'ÉDEN.

Venons aux exemples des machines poétiques. Vénus se montrant à Énée dans les bois de Carthage est un morceau achevé dans le genre gracieux. Cui mater media, etc. « A travers la forêt, sa mère, suivant le même sentier, s'avance au-devant de lui. Elle avoit l'air et le visage d'une vierge, et elle étoit armée à la manière des filles de Sparte, etc. >> Cette poésie est délicieuse; mais le chantre d'Éden en a beaucoup approché lorsqu'il a peint l'arrivée de l'ange Raphael au bocage de nos premiers pères :

Pour ombrager ses formes divines, le Séraphin porte six ailes. Deux attachées à ses épaules sont ramenées sur son sein, comme les pans d'un manteau royal; celles du milieu se roulent autour de lui comme une écharpe étoilée... les deux dernières, teintes d'azur, battent à ses talons rapides. Il secoue ses plumes qui répandent des odeurs célestes.

Il s'avance dans le jardin du bonheur, au travers des bocages de myrtes et des nuages de nard et d'encens; solitudes de parfums où la nature dans sa jeunesse se livre à tous ses caprices... Adam, assis à la porte de son berceau, aperçut le divin messager. Aussitôt il s'écrie: Ève, accours! viens voir ce qui est digne de ton admiration! Regarde vers l'orient, parmi ces arbres. Aperçois-tu cette forme glorieuse qui semble se diriger vers notre berceau? On la prendroit pour une autre aurore, qui se lève au milieu du jour... »

Ici Milton, presque aussi gracieux que Virgile, l'emporte sur lui par la sainteté et la grandeur. Raphael est plus beau que Vénus, Éden plus enchanté que les bois de Carthage, et Énée est un froid et triste personnage auprès du majestueux Adam.

Voici un ange mystique de Klopstock :

Dann eilet der thronen 1,

Soudain le premier-ne des trones descend vers Gabriel, pour le conduire vers le Très-Haut. L'Éternel le nomme Élu, et le ciel Eloa. Plus parfait que tous les êtres créés, il occupe la première place de l'Etre infini. Une de ses pensées est belle comme l'âme entière de l'homme, lorsque, digne

1. Messias Erst., Ges.; v. 286, elc.

de son immortalité, elle médite profondément. Son regard est plus beau que le matin d'un printemps, plus doux que la clarté des étoiles, lorsque, brillantes de jeunesse, elles se balancèrent près du trône céleste avec tous leurs flots de lumière. Dieu le créa le premier. Il puisa dans une gloire céleste son corps aérien. Lorsqu'il naquit, tout un ciel de nuages flottoit autour de ui; Dieu lui-même le souleva dans ses bras, et lui dit en le bénissant a Créature, me voici. »

Raphael est l'ange extérieur, Éloa l'ange intérieur : les Mercure et les Apollon de la mythologie nous semblent moins divins que ces génies du christianisme.

Plusieurs fois les dieux en viennent aux mains dans Homère; mais, comme nous l'avons déjà remarqué, on ne trouve rien dans l'Iliade qui soit supérieur au combat que Satan s'apprête à livrer à Michel dans le Paradis terrestre, ni à la déroute des légions foudroyées par Emmanuel plusieurs fois les divinités païennes sauvent leurs héros favoris en les couvrant d'une nuée; mais cette machine a été très-houreusement transportée par le Tasse à la poésie chrétienne, lorsqu'il introduit Soliman dans Jérusalem. Ce char enveloppé de vapeurs, ce voyage invisible d'un enchanteur et d'un héros au travers du camp des chrétiens, cette porte secrète d'Hérode, ces souvenirs des temps antiques jetés au milieu d'une narration rapide, ce guerrier qui assiste à un conseil sans être vu, et qui se montre seulement pour déterminer Solyme aux combats, tout ce merveilleux, quoique du genre magique, est d'une excellence singulière.

On objectera peut-être que dans les peintures voluptueuses le paganisme doit au moins avoir la préférence. Et que ferons-nous donc d'Armide? Dirons-nous qu'elle est sans charmes, lorsque, penchée sur le front de Renaud endormi, le poignard échappe à sa main, et que sa haine se change en amour? Préférerons-nous Ascagne caché par Vénus dans les bois de Cythère au jeune héros du Tasse enchaîné avec des fleurs et transporté sur un nuage aux îles Fortunées? Ces jardins, dont le seul défaut est d'être trop enchantés, ces amours, qui ne manquent que d'un voile, ne sont pas assurément des tableaux si sévères. On retrouve dans cet épisode jusqu'à la ceinture de Vénus, tant et si justement regrettée. Au surplus, si des critiques chagrins vouloient absolument bannir la magie, les anges des ténébres pourroient exécuter eux-mêmes ce qu'Armide fait par leur moyen. On y est autorisé par l'histoire de quelques-uns de nos saints, et le démon des voluptés a toujours été regardé comme un des plus dangereux et des plus puissants de l'abîme.

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il ne nous reste plus qu'à parler de deux machines poétiques : les voyages des dieux et les songes.

En commençant par les derniers, nous choisirons le songe d'Énée dans la nuit fatale de Troie; le héros le raconte lui-même à Didon :

Tempus erat, etc.

C'étoit l'heure où, du jour adoucissant les peines,

Le sommeil, grâce aux dieux, se glisse dans nos veines;
Tout à coup, le front pâle et chargé de douleurs,
Hector, près de mon lit, a paru tout en pleurs,
Et tel qu'après son char la victoire inhumaine,
Noir de poudre et de sang, le traîna sur l'arène.
Je vois ses pieds encore et meurtris et percés
Des indignes liens qui les ont traversés.
Hélas! qu'en cet état de lui-même il diffère !
Ce n'est plus cet Hector, ce guerrier tutélaire,
Qui, des armes d'Achille orgueilleux ravisseur,
Dans les murs paternels revenoit en vainqueur,
Ou, courant assiéger les vingt rois de la Grèce,
Lançoit sur leurs vaisseaux la flamme vengeresse.
Combien il est changé! le sang de toutes parts
Souilloit sa barbe épaisse et ses cheveux épars,
Et son sein étaloit à ma vue attendrie

Tous les coups qu'il reçut autour de sa patrie.
Moi-même il me sembloit qu'au plus grand des héros,
L'œil de larmes noyé, je parlois en ces mots:

O des enfants d'Ilus la gloire et l'espérance!
Quels lieux ont si longtemps prolongé ton absence?
Oh! qu'on t'a souhaité! mais, pour nous secourir,
Est-ce ainsi qu'à nos yeux Hector devoit s'offrir,
Quand à ses longs travaux Troie entière succombe!
Quand presque tous les tiens sont plongés dans la tombe?

Pourquoi ce sombre aspect, ces traits défigurés,

Ces blessures sans nombre, et ces flancs déchirés? »

Hector ne répond point; mais du fond de son âme

Tirant un long soupir : « Fuis les Grecs et la flamme,
Fils de Vénus, dit-il, le destin t'a vaincu;
Fuis, hâte-toi Priam et Pergame ont vécu.

Jusqu'en leurs fondements nos murs vont disparoltre;

Ce bras nous eût sauvés, si nous avions pu l'être.
Cher Énée! ah du moins, dans ses derniers adieux,
Pergame à ton amour recommande ses dieux !
Porte au delà des mers leur image chérie,

Et fixe-toi près d'eux dans une autre patrie. »
Il dit; et dans ses bras emporte à mes regards
La puissante Vesta qui gardoit nos remparts,

Et ses bandeaux sacrés, et la flamme immortelle

Qui veilloit dans son temple et brûloit devant elle 1.

Ce songe est une espèce d'abrégé du génie de Virgile : l'on y trouve dans un cadre étroit tous les genres de beautés qui lui sont propres. Observez d'abord le contraste entre cet effroyable songe et l'heure paisible où les dieux l'envoient à Énée. Personne n'a su marquer les temps et les lieux d'une manière plus touchante que le poëte de Mantoue. Ici c'est un tombeau, là une aventure attendrissante, qui déterminent la limite d'un pays; une ville nouvelle porte une appellation antique; un ruisseau étranger prend le nom d'un fleuve de la patrie. Quant aux heures, Virgile a presque toujours fait briller la plus douce sur l'événement le plus malheureux. De ce contraste plein de tristesse résulte cette vérité, que la nature accomplit ses lois sans être troublée par les foibles révolutions des hommes.

De là nous passons à la peinture de l'ombre d'Hector. Ce fantôme qui regarde Énée en silence, ces larges pleurs, ces pieds enflès, sont les petites circonstances que choisit toujours le grand peintre, pour mettre l'objet sous les yeux. Le cri d'Énée : quantum mutatus ab illo! est le cri d'un héros, qui relève la dignité d'Hector. Squalentem barbam et concretos sanguine crines. Voilà le spectre. Mais Virgile fait soudain un retour à sa manière.-Vulnera... circum plurima muros accepit patrios. Tout est là-dedans : éloge d'Hector, souvenirs de ses malheurs et de ceux de la patrie pour laquelle il reçut tant de blessures. Ces locutions, ó lux Dardania! Spes ô fidissima Teucrum! sont pleines de chaleur; autant elles remuent le cœur, autant elles rendent déchirantes les paroles qui suivent. Ut te post multa tuorum funera... adspicimus! Hélas! c'est l'histoire de ceux qui ont quitté leur patrie; à leur retour, on peut dire comme Énée à Hector : Faut-il vous revoir après les funérailles de vos proches! Enfin, le silence d'Hector, son soupir, suivi du fuge, eripe flammis, font dresser les cheveux sur la tête. Le dernier trait du tableau mêle la double poésie du songe et de la vision; en emportant dans ses bras la statue de Vesta et le feu sacré, on croit voir le spectre emporter Troie de la terre.

1. Nous devons cette belle traduction à M. de Fontanes,

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