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En mathématiques on ne doit regarder que le principe, en morale que la conséquence. L'une est une vérité simple, l'autre une vérité complexe. D'ailleurs rien ne dérange le compas du géomètre, et tout dérange le cœur du philosophe. Quand l'instrument du second sera aussi sûr que celui du premier, nous pourrons espérer de connoître le fond des choses: jusque là il faut compter sur des erreurs. Celui qui voudroit porter la rigidité géométrique dans les rapports sociaux deviendroit le plus stupide ou le plus méchant des hommes.

Les mathématiques, d'ailleurs, loin de prouver l'étendue de l'esprit dans la plupart des hommes qui les emploient, doivent être considérées, au contraire, comme l'appui de leur foiblesse, comme le supplément de leur insuffisante capacité, comme une méthode d'abréviation propre à classer des résultats dans une tête incapable d'y arriver d'elle-même. Elles ne sont en effet que des signes généraux d'idées qui nous épargnent la peine d'en avoir, des étiquettes numériques d'un trésor que l'on n'a pas compté, des instruments avec lesquels on opère, et non les choses sur lesquelles on agit. Supposons qu'une pensée soit représentée par A et une autre par B: quelle prodigieuse différence n'y aura-t-il pas entre l'homme qui développera ces deux pensées dans leurs divers rapports moraux, politiques et religieux, et l'homme qui, la plume à la main, multipliera patiemment son A et son B en trouvant des combinaisons curieuses, mais sans avoir autre chose devant l'esprit que les propriétés de deux lettres stériles?

Mais si, exclusivement à toute autre science, vous endoctrinez un enfant dans cette science qui donne peu d'idées, vous courez les risques de tarir la source des idées mêmes de cet enfant, de gâter le plus beau naturel, d'éteindre l'imagination la plus féconde, de rétrécir l'entendement le plus vaste. Vous remplissez cette jeune tête d'un fatras de nombres et de figures qui ne lui représentent rien du tout; vous l'accoutumez à se satisfaire d'une somme donnée, à ne marcher qu'à l'aide d'une théorie, à ne faire jamais usage de ses forces, à soulager sa mémoire et sa pensée par des opérations artificielles, à ne connoître et finalement à n'aimer que ces principes rigoureux et ces vérités absolues qui bouleversent la société.

On a dit que les mathématiques servent à rectifier dans la jeunesse les erreurs du raisonnement; mais on a répondu très-ingénieusement et très-solidement à la fois que pour classer des idées il falloit premièrement en avoir; que prétendre arranger l'entendement d'un enfant, c'étoit vouloir arranger une chambre vide. Donnez-lui d'abord des notions claires de ses devoirs moraux et religieux, enseignez-lui les lettres humaines et divines; ensuite, quand vous aurez donné les

soins nécessaires à l'éducation du cœur de votre élève, quand son cerveau sera suffisamment rempli d'objets de comparaison et de principes certains, mettez-y de l'ordre, si vous le voulez, avec la géométrie. En outre, est-il bien vrai que l'étude des mathématiques soit si nécessaire dans la vie? S'il faut des magistrats, des ministres, des classes civiles et religieuses, que font à leur état les propriétés d'un cercle ou d'un triangle? On ne veut plus, dit-on, que des choses positives. Eh! grand Dieu ! qu'y a-t-il de moins positif que les sciences dont les systèmes changent plusieurs fois par siècle? Qu'importe au laboureur que l'élément de la terre ne soit pas homogène, ou au bûcheron que le bois ait une substance pyroligneuse? Une page éloquente de Bossuet sur la morale est plus utile et plus difficile à écrire qu'un volume d'abstractions philosophiques.

Mais on applique, dit-on, les découvertes des sciences aux arts mécaniques; ces grandes découvertes ne produisent presque jamais l'effet qu'on en attend. La perfection de l'agriculture, en Angleterre, est moins le résultat de quelques expériences scientifiques que celui du travail patient et de l'industrie du fermier obligé de tourmenter sans cesse un sol ingrat.

Nous attribuons faussement a nos sciences ce qui appartient au progrès naturel de la société. Les bras et les animaux rustiques se sont multipliés: les manufactures et les produits de la terre ont dû augmenter et s'améliorer en proportion. Qu'on ait des charrues plus légères, des machines plus parfaites pour les métiers, c'est un avantage mais croire que le génie et la sagesse humaine se renferment dans un cercle d'inventions mécaniques, c'est prodigieusement errer. Quant aux mathématiques proprement dites, il est démontré qu'on peut apprendre dans un temps assez court ce qu'il est utile d'en savoir pour devenir un bon ingénieur. Au delà de cette géométrie pratique, le reste n'est plus qu'une géométrie spéculative qui a ses jeux, ses inutilités et, pour ainsi dire ses romans comme les autres sciences. « Il faut bien distinguer, dit Voltaire, entre la géométrie utile et la géométrie curieuse... Carrez des courbes tant qu'il vous plaira, vous montrerez une extrême sagacité. Vous ressemblez à un arithméticien qui examine les propriétés des nombres au lieu de calculer sa fortune. Lorsque Archimède trouva la pesanteur spécifique des corps, il rendit service au genre humain : mais de quoi vous servira de trouver trois nombres tels que la différence des carrés de deux, ajoutée au nombre trois, fasse toujours un carré, et que la somme des trois différences, ajoutée au même cube, fasse toujours un carré? Nugæ difficiles'. » 1. Quest. sur l'Encycl., Géom.

Toute pénible que cette vérité puisse être pour les mathématiciens, il faut cependant le dire: la nature ne les a pas faits pour occuper le premier rang. Hors quelques géomètres inventeurs, elle les a condamnés à une triste obscurité; et ces génies inventeurs eux-mêmes sont menacés de l'oubli si l'historien ne se charge de les annoncer au monde : Archimède doit sa gloire à Polybe, et Voltaire a créé parmi nous la renommée de Newton. Platon et Pythagore vivent comme moralistes et législateurs, Leibnitz et Descartes comme métaphysiciens, peut-être encore plus que comme géomètres. D'Alembert auroi aujourd'hui le sort de Varignon et de Duhamel, dont les noms, encore respectés de l'école, n'existent plus pour le monde que dans les éloges académiques, s'il n'eût mêlé la réputation de l'écrivain à celle du savant. Un poëte avec quelques vers passe à la postérité, immortalise son siècle et porte à l'avenir les hommes qu'il a daigné chanter sur sa lyre: le savant, à peine connu pendant sa vie, est oublié le lendemain de sa mort. Ingrat malgré lui, il ne peut rien pour le grand homme, pour le héros qui l'aura protégé. En vain il placera son nom dans un fourneau de chimiste ou dans une machine de physicien : estimables efforts dont pourtant il ne sortira rien d'illustre. La gloire est née sans ailes; il faut qu'elle emprunte celles des Muses quand elle veut s'envoler aux cieux. C'est Corneille, Racine, Boileau; ce sont les orateurs, les historiens, les artistes, qui ont immortalisé Louis XIV, bien plus que les savants qui brillèrent aussi dans son siècle. Tous les temps, tous les pays offrent le mêine exemple. Que les mathématiciens cessent donc de se plaindre si les peuples, par un instinct général, font marcher les lettres avant les sciences! C'est qu'en effet l'homme qui a laissé un seul précepte moral, un seul sentiment touchant à la terre, est plus utile à la société que le géomètre qui a découvert les plus belles propriétés du triangle.

Au reste, il n'est peut-être pas difficile de mettre d'accord ceux qui déclament contre les mathématiques et ceux qui les préfèrent à tout. Cette différence d'opinions vient de l'erreur commune, qui confond un grand avec un habile mathématicien. Il y a une géométrie matérielle, qui se compose de lignes, points, d'A + B; avec du temps et de la persévérance, l'esprit le plus médiocre peut y faire des prodiges. C'est alors une espèce de machine géométrique qui exécute d'elle-même des opérations compliquées, comme la machine arithmétique de Pascal. Dans les sciences, celui qui vient le dernier est toujours le plus instruit voilà pourquoi tel écolier de nos jours est plus avancé que Newton en mathématiques; voilà pourquoi tel qui passe pour savant aujourd'hui sera traité d'ignorant par la génération future. Entêtés

de leurs calculs, les géomètres-manœuvres ont un mépris ridicule pour les arts d'imagination : ils sourient de pitié quand on leur parle de littérature, de morale, de religion; ils connoissent, disent-ils, la nature. N'aime-t-on pas autant l'ignorance de Platon, qui appelle cette même nature une poësie mystérieuse?

Heureusement il existe une autre géométrie, une géométrie intellectuelle. C'est celle-là qu'il falloit savoir pour entrer dans l'école des disciples de Socrate; elle voit Dieu derrière le cercle et le triangle, et elle a créé Pascal, Leibnitz, Descartes et Newton. En général les géomètres inventeurs ont été religieux.

Mais on ne peut se dissimuler que cette géométrie des grands hommes ne soit fort rare. Pour un seul génie qui marche par les voies sublimes de la science, combien d'autres se perdent dans ses inextricables sentiers! Observons ici une de ces réactions si communes dans les lois de la Providence : les âges irréligieux conduisent nécessairement aux sciences, et les sciences amènent nécessairement les âges irréligieux. Lorsque, dans un siècle impie, l'homme vient à méconnoître l'existence de Dieu, comme c'est néanmoins la seule vérité qu'il possède à fond, et qu'il a un besoin impérieux des vérités positives, il cherche à s'en créer de nouvelles et croit les trouver dans les abstractions des sciences. D'une autre part, il est naturel que des esprits communs ou des jeunes gens peu réfléchis, en rencontrant les vérités mathématiques dans l'univers, en les voyant dans le ciel avec Newton, dans la chimie avec Lavoisier, dans les minéraux avec Haüy, il est naturel, disons-nous, qu'ils les prennent pour le principe même des choses, et qu'ils ne voient rien au delà. Cette simplicité de la nature qui devroit leur faire supposer, comme Aristote, un premier mobile, et comme Platon, un éternel géomètre, ne sert qu'à les égarer : Dieu n'est bientôt pour eux que les propriétés des corps, et la chaîne même des nombres leur dérobe la grande unité.

CHAPITRE II.

CHIMIE ET HISTOIRE NATURELLE.

Ce sont ces excès qui ont donné tant d'avantages aux ennemis des sciences et qui ont fait naître les éloquentes déclamations de Rousseau et de ses sectateurs. Rien n'est plus admirable, disent-ils, que les découvertes de Spallanzani, de Lavoisier, de Lagrange : mais ce qui perd tout, ce sont les conséquences que des esprits faux prétendent

en tirer. Quoi! parce qu'on sera parvenu à démontrer la simplicité des sucs digestifs ou à déplacer ceux de la génération; parce que la chimie aura augmenté, ou, si l'on veut, diminué le nombre des éléments; parce que la loi de la gravitation sera connue du moindre écolier; parce qu'un enfant pourra barbouiller des figures de géométrie; parce que tel ou tel écrivain sera un subtil idéologue, il faudra nécessairement en conclure qu'il n'y a ni Dieu ni véritable religion! Quel abus de raisonnement!

Une autre observation a fortifié chez les esprits timides le dégoût des études philosophiques. Ils disent : « Si ces découvertes étoient certaines, invariables, nous pourrions concevoir l'orgueil qu'elles inspirent non-seulement aux hommes estimables qui les ont faites, mais à la foule qui en jouit. Cependant, dans ces sciences appelées positives, l'expérience du jour ne détruit-elle pas l'expérience de la veille? Les erreurs de l'ancienne physique ont leurs partisans et leurs défenseurs. Un bel ouvrage de littérature reste dans tous les temps, les siècles même lui ajoutent un nouveau lustre; mais les sciences qui ne s'occupent que des propriétés des corps voient vieillir dans un instant leur système le plus fameux. En chimie, par exemple, on pensoit avoir une nomenclature régulière', et l'on s'aperçoit maintenant qu'on s'est trompé. Encore un certain nombre de faits, et il faudra briser les cases de la chimie moderne. Qu'aura-t-on gagné à bouleverser les noms, à appeler l'air vital, oxygène, etc.? Les sciences sont un labyrinthe où l'on s'enfonce plus avant au moment même où l'on croyoit en sortir. »

Ces objections sont spécieuses, mais elles ne regardent pas plus la chimie que les autres sciences. Lui reprocher de se détromper ellemême par ses expériences, c'est l'accuser de sa bonne foi et de n'être pas dans le secret de l'essence des choses. Et qui donc est dans ce secret, sinon cette intelligence première qui existe de toute éternité? La brièveté de notre vie, la foiblesse de nos sens, la grossièreté de nos instruments et de nos moyens, s'opposent à la découverte de cette for

1. Par les terminaisons des acides en eux et en iques: on a démontré récemment que l'acide nitrique et l'acide sulfurique n'étoient point le résultat d'une addition d'oxygène à l'acide nitreux et à l'acide sulfureux. Il y avoit toujours dès le principe un vide dans le système par l'acide muriatique, qui n'avoit pas de positif en eux. M. Berthollet est, dit-on, sur le point de prouver que l'azote, regardé jusqu'à présent comme une simple essence combinée avec le calorique, est une substance composée. Il n'y a qu'un fait certain en chimie, fixé par Boerhaave et développé par Lavoisier, savoir que le calorique, ou la substance qui unie à la lumière compose le feu, tend sans cesse à distendre les corps ou à écarter les unes des autres leurs molécules constitutives.

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