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CHAPITRE IV.

SUITE DES PHILOSOPHES CHRÉTIENS. PUBLICISTES

Nous avons fait dans ces derniers temps, un grand bruit de notre science en politique: on diroit qu'avant nous le monde moderne n'avoit jamais entendu parler de liberté ni des différentes formes sociales. C'est apparemment pour cela que nous les avons essayées les unes après les autres avec tant d'habileté et de bonheur. Cependant, Machiavel, Thomas Morus, Mariana, Bodin, Grotius, Puffendorf et Locke, philosophes chrétiens, s'étoient occupés de la nature des gouvernements bien avant Mably et Rousseau.

Nous ne ferons point l'analyse des ouvrages de ces publicistes, dont il nous suffit de rappeler les noms pour prouver que tous les genres de gloire littéraire appartiennent au christianisme : nous montrerons ailleurs ce que la liberté du genre humain doit à cette même religion qu'on accuse de prêcher l'esclavage.

Il seroit bien à désirer, si l'on s'occupe encore d'écrits de politique (ce qu'à Dieu ne plaise!), qu'on retrouvât pour ces sortes d'ouvrages les grâces que leur prêtoient les anciens. La Cyropédie de Xénophon, la République et les Lois de Platon sont à la fois de graves traités et des livres pleins de charmes. Platon excelle à donner un tour merveilleux aux discussions les plus stériles; il sait mettre de l'agrément jusque dans l'énoncé d'une loi. Ici ce sont trois vieillards qui discourent en allant de Gnosse à l'antre de Jupiter, et qui se reposent sous des cyprès et dans de riantes prairies; là c'est le meurtrier involontaire qui, un pied dans la mer, fait des libations à Neptune; plus loin un poëte étranger est reçu avec des chants et des parfums; on l'appelle un homme divin, on le couronne de lauriers et on le conduit, chargé d'honneurs, hors du territoire de la république. Ainsi Platon a cent manières ingénieuses de proposer ses idées; il adoucit jusqu'aux sentences les plus sévères, en considérant les délits sous un jour religieux.

Remarquons que les publicistes modernes ont vanté le gouvernement républicain, tandis que les écrivains politiques de la Grèce ont généralement donné la préférence à la monarchie. Pourquoi cela? Parce que les uns et les autres haïssoient ce qu'ils avoient et aimoient ce qu'ils n'avoient pas : c'est l'histoire de tous les hommes.

Au reste, les sages de la Grèce envisageoient la société sous les rapports moraux; nos derniers philosophes l'ont considérée sous les rapports politiques. Les premiers vouloient que le gouvernement

découlât des mœurs; les seconds que les mœurs dérivassent du gouvernement. La philosophie des uns s'appuyoit sur la religion, la philosophie des autres sur l'athéisme. Platon et Socrate crioient aux peuples : « Soyez vertueux, vous serez libres; »> nous leur avons dit : Soyez libres, vous serez vertueux. » La Grèce avec de tels sentiments fut heureuse. Qu'obtiendrons-nous avec les principes opposés?

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Les écrivains du même siècle, quelque différents qu'ils soient par le génie, ont cependant quelque chose de commun entre eux. On reconnoît ceux du bel âge de la France à la fermeté de leur style, peu de recherche de leurs expressions, à la simplicité de leurs tours, et pourtant à une certaine construction de phrase grecque et latine qui, sans nuire au génie de la langue françoise, annonce les modèles dont ces hommes s'étoient nourris.

De plus, les littérateurs se divisent, pour ainsi dire, en parties qui suivent tel ou tel maître, telle ou telle école. Ainsi les écrivains de Port-Royal se distinguent des écrivains de la Société; ainsi Fénelon, Massillon et Fléchier se touchent par quelques points, et Pascal, Bossuet et La Bruyère par quelques autres. Ces derniers sont remarquables par une sorte de brusquerie de pensée et de style qui leur est particulière. Mais il faut convenir que La Bruyère, qui imite volontiers Pascal', affoiblit quelquefois les preuves et la manière de ce grand génie. Quand l'auteur des Caractères, voulant démontrer la petitesse de l'homme, dit : « Vous êtes placé, ô Lucile! quelque part sur cet atome, etc.,» il reste bien loin de ce morceau de l'auteur des Pensées : « Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini? qui le peut comprendre? »

La Bruyère dit encore : « Il n'y a pour l'homme que trois événements: naître, vivre et mourir; il ne se sent pas naître, il souffre à mourir, et il oublie de vivre. » Pascal fait mieux sentir notre néant. « Le dernier acte est toujours sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais. » Comme ce dernier mot est effrayant! On voit d'abord la comédie, et puis la terre, et puis l'éternité. La négligence avec

1. Surtout dans le chapitre des Esprits forts.

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laquelle la phrase est jetée montre tout le peu de valeur de la vie. Quelle amère indifférence dans cette courte et froide histoire de l'homme'!

Quoi qu'il en soit, La Bruyère est un des beaux écrivains du siècle de Louis XIV. Aucun homme n'a su donner plus de variété à son style, plus de formes diverses à sa langue, plus de mouvement à sa pensée. Il descend de la haute éloquence à la familiarité, et passe de la plaisanterie au raisonnement sans jamais blesser le goût ni le lecteur. L'ironie est son arme favorite aussi philosophe que Théophraste, son coup d'œil embrasse un plus grand nombre d'objets, et ses remarques sont plus originales et plus profondes. Théophraste conjecture, La Rochefoucauld devine et La Bruyère montre ce qui se passe au fond des cœurs.

C'est un grand triomphe pour la religion que de compter parmi ses philosophes un Pascal et un La Bruyère. Il faudroit peut-être, d'après ces exemples, être un peu moins prompt à avancer qu'il n'y a que de petits esprits qui puissent être chrétiens.

« Si ma religion étoit fausse, dit l'auteur des Caractères, je l'avoue, voilà le piége le mieux dressé qu'il soit possible d'imaginer: il étoit inévitable de ne pas donner tout au travers et de n'y être pas pris. Quelle majesté! quel éclat de mystères ! quelle suite et quel enchainement de toute la doctrine! quelle raison éminente! Quelle candeur! quelle innocence de mœurs! Quelle force invincible et accablante de témoignages rendus successivement et pendant trois siècles entiers par des millions de personnes les plus sages, les plus modérées qui fussent alors sur la terre, et que le sentiment d'une même vérité soutient dans l'exil, dans les fers, contre la vue de la mort et du dernier supplice! »

Si La Bruyère revenoit au monde, il seroit bien étonné de voir cette religion, dont les grands hommes de son siècle confessoient la beauté et l'excellence, traitée d'infâme, de ridicule, d'absurde. Il croiroit sans doute que les esprits forts sont des hommes très-supérieurs aux écrivains qui les ont précédés, et que devant eux Pascal, Bossuet, Fénelon, Racine, sont des auteurs sans génie. Il ouvriroit

1. Cette pensée est supprimée dans la petite édition de Pascal avec les notes; les éditeurs n'ont pas apparemment trouvé que cela fût d'un beau style. Nous avons ertendu critiquer la prose du siècle de Louis XIV, comme manquant d'harmonie, d'élégance et de justesse dans l'expression. Nous avons entendu dire : « Si Bossuet et Pascal revenoient, ils n'écriroient plus comme cela. » C'est nous, prétend-on, qui sommes les écrivains en prose par excellence et qui sommes bien plus habiles dans l'art d'arranger des mots. Ne seroit-ce point que nous exprimons des pensées communes en style recherché, tandis que les écrivains du siècle de Louis XIV disoient tout simplement de grandes choses?

leurs ouvrages avec un respect mêlé de frayeur. Nous croyons le voir s'attendant à trouver à chaque ligne quelque grande découverte de l'esprit humain, quelque haute pensée, peut-être même quelque fait historique auparavant inconnu qui prouve invinciblement la fausseté du christianisme, Que diroit-il, que penseroit-il dans son second étonnement, qui ne tarderoit pas à suivre le premier ?

La Bruyère nous manque; la révolution a renouvelé le fond des caractères. L'avarice, l'ignorance, l'amour-propre, se montrent sous an jour nouveau. Ces vices, dans le siècle de Louis XIV, se composoient avec la religion et la politesse; maintenant ils se mêlent à l'impiété et à la rudesse des formes: ils devoient donc avoir dans le dix-septième siècle des teintes plus fines, des nuances plus délicates; ils pouvoient être ridicules alors, ils sont odieux aujourd'hui.

CHAPITRE VI.

SUITE DES MORALISTES.

Il y avoit un homme qui à douze ans avec des barres et des ronds, avoit créé les mathématiques; qui à seize avoit fait le plus savant traité des coniques qu'on eût vu depuis l'antiquité; qui à dix-neuf réduisit en machine une science qui existe tout entière dans l'entendement; qui à vingt-trois ans démontra les phénomènes de la pesanteur de l'air, et détruisit une des grandes erreurs de l'ancienne physique; qui à cet âge où les autres hommes commencent à peine de naître, ayant achevé de parcourir le cercle des sciences humaines, s'aperçut de leur néant, et tourna ses pensées vers la religion; qui depuis ce moment jusqu'à sa mort, arrivée dans sa trenteneuvième année, toujours infirme et souffrant, fixa la langue que parlèrent Bossuet et Racine, donna le modèle de la plus parfaite plaisanterie comme du raisonnement le plus fort; enfin, qui, dans les courts intervalles de ses maux, résolut par abstraction un des plus hauts problèmes de géométrie et jeta sur le papier des pensées qui tiennent autant du dieu que de l'homme : cet effrayant génie se nommoit Blaise Pascal.

Il est difficile de ne pas rester confondu d'étonnement lorsqu'en ouvrant les Pensées du philosophe chrétien on tombe sur les six chapitres où il traite de la nature de l'homme. Les sentiments de Pascal sont remarquables surtout par la profondeur de leur tristesse et par je ne sais quelle immensité : on est suspendu au milieu de ces

sentiments comme dans l'infini. Les métaphysiciens parlent de cette pensée abstraite qui n'a aucune propriété de la matière, qui touche à tout sans se déplacer, qui vit d'elle-même, qui ne peut périr parce qu'elle est invisible, et qui prouve péremptoirement l'immortalité de l'âme cette définition de la pensée semble avoir été suggérée aux métaphysiciens par les écrits de Pascal.

Il y a un monument curieux de la philosophie chrétienne et de la philosophie du jour : ce sont les Pensées de Pascal commentées par les éditeurs'. On croit voir les ruines de Palmyre, restes superbes du génie et du temps, au pied desquelles l'Arabe du désert a bâti sa misérable hutte.

Voltaire a dit : « Pascal, fou sublime, né un siècle trop tôt. »

On entend ce que signifie ce siècle trop tôt. Une seule observation suffira pour faire voir combien Pascal sophiste eût été inférieur à Pascal chrétien.

Dans quelle partie de ses écrits le solitaire de Port-Royal s'est-il élevé au-dessus des plus grands génies? Dans ses six chapitres sur l'homme. Or, ces six chapitres, qui roulent entièrement sur la chute originelle, n'existeroient pas si Pascal eût été incrédule.

Il faut placer ici une observation importante. Parmi les personnes qui ont embrassé les opinions philosophiques, les unes ne cessent de décrier le siècle de Louis XIV; les autres, se piquant d'impartialité, accordent à ce siècle les dons de l'imagination et lui refusent les facultés de la pensée. C'est le dix-huitième siècle, s'écrie-t-on, qui est le siècle penseur par excellence.

Un homme impartial qui lira attentivement les écrivains du siècle de Louis XIV s'apercevra bientôt que rien n'a échappé à leur vue, mais que, contemplant les objets de plus haut que nous, ils ont dédaigné les routes où nous sommes entrés, et au bout desquelles leur œil perçant avoit découvert un abîme.

Nous pouvons appuyer cette assertion de mille preuves. Est-ce faute d'avoir connu les objections contre la religion que tant de grands hommes ont été religieux? Oublie-t-on que Bayle publioit à cette époque même ses doutes et ses sophismes? Ne sait-on plus que Clarke et Leibnitz n'étoient occupés qu'à combattre l'incrédulité; que Pascal vouloit défendre la religion; que La Bruyère faisoit son chapitre des Esprits forts et Massillon son sermon de la Vérité d'un avenir; que Bossuet, enfin, lançoit ces paroles foudroyantes sur les athées « Qu'ont-ils vu, ces rares génies, qu'ont-ils vu plus que les

1. Voyez la note XXV, à la fin du volume.

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