Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

Depuis le sire de Joinville jusqu'au cardinal de Retz, depuis les mémoires du temps de la Ligue jusqu'aux mémoires du temps de la Fronde, ce caractère se montre partout; il perce même jusque dans le grave Sully. Mais quand on veut transporter à l'histoire cet art des détails, les rapports changent; les petites nuances se perdent dans de grands tableaux, comme de légères rides sur la facc de l'Océan. Contraints alors de généraliser nos observations, nous tombons dans l'esprit de système. D'une autre part, ne pouvant parler de nous à découvert, nous nous cachons derrière nos personnages. Dans la narration, nous devenons secs et minutieux, parce que nous causons mieux que nous ne racontons; dans les réflexions générales, nous sommes chétifs ou vulgaires, parce que nous ne connoissons bien que l'homme de notre société'.

Enfin, la vie privée des François est peu favorable au génie de l'histoire. Le repos de l'âme est nécessaire à quiconque veut écrire sagement sur les hommes: or, nos gens de lettres, vivant la plupart sans famille ou hors de leur famille, portant dans le monde des passions inquiètes et des jours misérablement consacrés à des succès d'amourpropre, sont par leurs habitudes en contradiction directe avec le sérieux de l'histoire. Cette coutume de mettre notre existence dans un cercle borne nécessairement notre vue et rétrécit nos idées. Trop occupés d'une nature de convention, la vraie nature nous échappe; nous ne raisonnons guère sur celle-ci qu'à force d'esprit et comme au hasard, et quand nous rencontrons juste, c'est moins un fait d'expérience qu'une chose devinée.

Concluons donc que c'est au changement des affaires humaines, à un autre ordre de choses et de temps, à la difficulté de trouver des routes nouvelles en morale, en politique et en philosophie, que l'on doit attribuer le peu de succès des modernes en histoire; et quant aux François, s'ils n'ont en général que de bons mémoires, c'est dans leur propre caractère qu'il faut chercher le motif de cette singularité.

On a voulu la rejeter sur des causes politiques: on a dit que si l'his

1. Nous savons qu'il y a des exceptions à tout cela, et que quelques écrivains françois se sont distingués comme historiens. Nous rendrons tout à l'heure justice à leur mérite, mais il nous semble qu'il seroit injuste de nous les opposer, et de faire des objections qui ne détruiroient pas un fait général. Si l'on en venoit là, quels jugements seroient vrais en critique? Les théories générales ne sont pas de la nature de l'homme : le vrai le plus pur a toujours en soi un mélange de faux. La vérité humaine est semblable à un triangle qui ne peut avoir qu'un seul angle droit, comme si la nature avoit voulu graver une image de notre insuffisante rectitude dans la seule science réputée certaine parmi nous.

toire ne s'est point élevée parmi nous aussi haut que chez les anciens, c'est que son génie indépendant a toujours été enchaîné. Il nous semble que cette assertion va directement contre les faits. Dans aucun temps, dans aucun pays, sous quelque forme de gouvernement que ce soit, jamais la liberté de penser n'a été plus grande qu'en France au temps de sa monarchie. On pourroit citer sans doute quelques actes d'oppression, quelques censures rigoureuses ou injustes', mais ils ne balanceroient pas le nombre des exemples contraires. Qu'on ouvre nos mémoires, et l'on y trouvera à chaque page les vérités les plus dures, et souvent les plus outrageantes, prodiguées aux rois, aux nobles, aux prêtres. Le François n'a jamais ployé servilement sous le joug; il s'est toujours dédommagé, par l'indépendance de son opinion, de la contrainte que les formes monarchiques lui imposoient. Les Contes de Rabelais, le traité De la Servitude volontaire de La Béotie, les Essais de Montaigne, la Sagesse de Charron, les Républiques de Bodin, les écrits en faveur de la Ligue, le traité où Mariana va jusqu'à défendre le régicide, prouvent assez que ce n'est pas d'aujourd'hui seulement qu'on ose tout examiner. Si c'étoit le titre de citoyen plutôt que celui de sujet qui fit exclusivement l'historien, pourquoi Tacite, Tite Live même, et parmi nous l'évêque de Meaux et Montesquieu ont-ils fait entendre leurs sévères leçons sous l'empire des maîtres les plus absolus de la terre? Sans doute en censurant les choses déshonnêtes et en louant les bonnes, ces grands génies n'ont pas cru que la liberté d'écrire consistât à fronder les gouvernements et à ébranler les bases du devoir; sans doute s'ils eussent fait un usage si pernicieux de leur talent, Auguste, Trajan et Louis les auroient forcés au silence; mais cette espèce de dépendance n'est-elle pas plutôt un bien qu'un mal? Quand Voltaire s'est soumis à une censure légitime, il nous a donné Charles XII et le Siècle de Louis XIV; lorsqu'il a rompu tout frein, il n'a enfanté que l'Essai sur les Mœurs. Il y a des vérités qui sont la source des plus grands désordres, parce qu'elles remuent les passions; et cependant, à moins qu'une juste autorité ne nous ferme la bouche, ce sont celles-là même que nous nous plaisons à révéler, parce qu'elles satisfont à la fois et la malignité de nos cœurs corrompus par la chute, et notre penchant primitif à la vérité.

4. Voyez la note XXVII, à la fin du volume.

CHAPITRE V.

BEAU CÔTÉ DE L'HISTOIRE MODERNE.

Il est juste maintenant de considérer le revers des choses et de montrer que l'histoire moderne pourroit encore devenir intéressante si elle étoit traitée par une main habile. L'établissement des Francs dans les Gaules, Charlemagne, les croisades, la chevalerie, une bataille de Bouvines, un combat de Lépante, un Conradin à Naples, un Henri IV en France, un Charles Jer en Angleterre, sont au moins des époques mémorables, des mœurs singulières, des événements fameux, des catastrophes tragiques. Mais la grande vue à saisir pour l'historien moderne, c'est le changement que le christianisme a opéré dans l'ordre social. En donnant de nouvelles bases à la morale, l'Évangile a modifié le caractère des nations et créé en Europe des hommes tout différents des anciens par les opinions, les gouvernements, les coutumes, les usages, les sciences et les arts.

Et que de traits caractéristiques n'offrent point ces nations nouvelles! Ici ce sont les Germains: peuples où la corruption des grands n'a jamais influé sur les petits, où l'indifférence des premiers pour la patrie n'empêche point les seconds de l'aimer; peuples où l'esprit de révolte et de fidélité, d'esclavage et d'indépendance, ne s'est jamais démenti depuis les jours de Tacite.

Là ce sont ces Bataves qui ont de l'esprit par bon sens, du génie par industrie, des vertus par froideur et des passions par raison. L'Italie aux cent princes et aux magnifiques souvenirs contraste avec la Suisse, obscure et républicaine.

L'Espagne, séparée des autres nations, présente encore à l'historien un caractère plus original : l'espèce de stagnation de mœurs dans laquelle elle repose lui sera peut-être utile un jour; et lorsque les peuples européens seront usés par la corruption, elle seule pourra reparoître avec éclat sur la scène du monde, parce que le fond des mœurs subsiste chez elle.

Mélange du sang allemand et du sang françois, le peuple anglois décèle de toutes parts sa double origine. Son gouvernement formé de royauté et d'aristocratie, sa religion moins pompeuse que la catholique et plus brillante que la luthérienne, son militaire à la fois lourd et actif, sa littérature et ses arts, chez lui enfin le langage, les traits même et jusqu'aux formes du corps, tout participe des deux sources dont il découle. Il réunit à la simplicité, au calme, au bon sens, à la

lenteur germanique, l'éclat, l'emportement et la vivacité de l'esprit françois.

Les Anglois ont l'esprit public, et nous l'honneur national; nos belles qualités sont plutôt des dons de la faveur divine que les fruits d'une éducation politique: comme les demi-dieux, nous tenons moins de la terre que du ciel.

Fils aînés de l'antiquité, les François, Romains par le génie, sont Grecs par le caractère. Inquiets et volages dans le bonheur, constants et invincibles dans l'adversité, formés pour les arts, civilisés jusqu'à l'excès, durant le calme de l'État; grossiers et sauvages dans les troubles politiques, flottants comme des vaisseaux sans lest au gré des passions; à présent dans les cieux, l'instant d'après dans les abîmes; enthousiastes et du bien et du mal, faisant le premier sans en exiger de reconnoissance, et le second sans en sentir de remords; ne se souvenant ni de leurs crimes ni de leurs vertus; amants pusillanimes de la vie pendant la paix; prodigues de leurs jours dans les batailles; vains, railleurs, ambitieux, à la fois routiniers et novateurs, méprisant tout ce qui n'est pas eux; individuellement les plus aimables des hommes, en corps les plus désagréables de tous; charmants dans leur propre pays, insupportables chez l'étranger; tour à tour plus doux, plus innocents que l'agneau, et plus impitoyables, plus féroces que le tigre tels furent les Athéniens d'autrefois, et tels sont les François d'aujourd'hui.

Ainsi, après avoir balancé les avantages et les désavantages de l'histoire ancienne et moderne, il est temps de rappeler au lecteur que si les historiens de l'antiquité sont en général supérieurs aux nôtres, cette vérité souffre toutefois de grandes exceptions. Grâce au génie du christianisme, nous allons montrer qu'en histoire l'esprit françois a presque atteint la même perfection que dans les autres branches de la littérature.

CHAPITRE VI.

VOLTAIRE HISTORIEN.

• Voltaire, a dit Montesquieu, n'écrira jamais une bonne histoire: il est comme les moines, qui n'écrivent pas pour le sujet qu'ils traitent, mais pour la gloire de leur ordre. Voltaire écrit pour son couvent. »

Ce jugement, appliqué au Siècle de Louis XIV et à l'Histoire de Charles XII, est trop rigoureux, mais il est juste quant à l'Essai sur

les mœurs des nations'. Deux noms surtout effrayoient ceux qui combattoient le christianisme, Pascal et Bossuet. Il falloit donc les attaquer et tâcher de détruire indirectement leur autorité. De là l'édition de Pascal avec des notes et l'Essai, qu'on prétendoit opposer au Discours sur l'Histoire universelle. Mais jamais le parti antireligieux, d'ailleurs trop habile, ne fit une telle faute et n'apprêta un plus grand triomphe au christianisme. Comment Voltaire, avec tant de goût et un esprit si juste, ne comprit-il pas le danger d'une lutte corps à corps avec Bossuet et Pascal? Il lui est arrivé en histoire ce qui lui arrive toujours en poésie : c'est qu'en déclamant contre la religion, ses plus belles pages sont des pages chrétiennes, témoin ce portrait de saint Louis:

« Louis IX, dit-il, paroissoit un prince destiné à réformer l'Europe, si elle avoit pu l'être, à rendre la France triomphante et policée et à être en tout le modèle des hommes. Sa piété, qui étoit celle d'un anachorète, ne lui ôta aucune vertu du roi. Une sage économie ne déroba rien à sa libéralité. Il sut accorder une politique profonde avec une justice exacte, et peut-être est-il le seul souverain qui mérite cette louange. Prudent et ferme dans le conseil, intrépide dans les combats, sans être emporté, compatissant comme s'il n'avoit jamais été que malheureux, il n'est pas donné à l'homme de pousser plus loin la vertu... Attaqué de la peste devant Tunis... il se fit étendre sur la cendre et expira, à l'âge de cinquante-cinq ans, avec la piété d'un religieux et le courage d'un grand homme. >>

Dans ce portrait, d'ailleurs si élégamment écrit, Voltaire, en parlant d'anachorète, a-t-il cherché à rabaisser son héros? On ne peut guère se le dissimuler; mais voyez quelle méprise! C'est précisément le contraste des vertus religieuses et des vertus guerrières, de l'humanité chrétienne et de la grandeur royale, qui fait ici le dramatique et la beauté du tableau.

Le christianisme rehausse nécessairement l'éclat des peintures historiques, en détachant pour ainsi dire les personnages de la toile et faisant trancher les couleurs vives des passions sur un fond calme et doux. Renoncer à sa morale tendre et triste, ce seroit renoncer au seul moyen nouveau d'éloquence que les anciens nous aient laissé. Nous ne doutons point que Voltaire, s'il avoit été religieux, n'eût excellé en histoire; il ne lui manque que de la gravité, et, malgré ses imperfections, c'est peut-être encore, après Bossuet, le premier historien de la France.

1. Un mot échappé à Voltaire dans sa Correspondance montre avec quelle vérité historique et dans quelle intention il écrivoit cet Essai : « J'ai pris les deux hémisphères en ridicule: c'est un coup sûr. » (An 1754, Corresp. gén., t. V, p. 94.)

« ZurückWeiter »