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ginal aux archives de Hollande à La Haye : ils embrassent une étendue de trois quarts de siècle et fournissent çà et là de curieux renseignements sur une époque sans cesse étudiée de nos jours et où il reste encore tant de choses à découvrir. Celui-ci ne s'occupe guère de politique; la littérature et l'érudition ont toutes ses préférences: c'est un bon bourgeois de Paris, qui parfois entre à la cour par porte dérobée, que ses connaissances variées mettent en contact avec des personnages de distinction et qui, à l'occasion, dit la vérité d'un ton où se mêlent agréablement la sévérité de l'humeur calviniste et la verdeur de l'esprit gaulois. Né à Paris, le 10 juillet 1638, de Jacques Rou et d'Isabelle ou Elisabeth Toutin, il était d'abord, de son propre aveu, « si fluet et donnant si peu d'espérance de pouvoir aller jusqu'au baptême que j'ai souvent ouï dire à ma nourrice et à nos domestiques, mais par manière de divertissement, que peu s'en fallut qu'on ne délibérât s'il ne me fallait point mettre dans une bouteille, comme cela se pratique quelquefois à l'endroit des avortons. » Il alla pourtant jusqu'au baptême, qu'il reçut, le 18 juillet, au temple de Charenton: lui qui devait être par la suite un homme assez ordinaire, débuta, malgré sa chétive organisation, en enfant sublime, en petit prodige. A quatre ans, il faisait tout haut la lecture de la Bible, par laquelle se terminait la journée de toute famille protestante, et il s'exerçait à la calligraphie de façon à annoncer un maître écrivain parfait. Dès l'âge de cinq ans, étant encore à la bavette, nous dit-il, il était mené, matin et soir, par une servante au collège d'Harcourt, où on le regardait commeune espèce de nouveau phénomène en ce lieu-là et qui n'y avait jamais paru. A mesure qu'il grandit, ces merveilleuses dispositions diminuèrent. Les Singulariter nominativo de ses premières déclinaisons, les Indicativo modo et les Tempore præsenti de son Donat, les Omni viro soli de son Despautère, que M. Bobinet enseignait également, trente ans après, au fils de la comtesse d'Escarbagnas, furent pour lui autant de spectres et de monstres; un souci plus grand et plus sérieux vint le troubler. En 1647, à neuf ans, il eut le malheur de perdre son père, procureur au parlement de Paris, qui n'en avait que cinquante-cinq et qui fut assassiné à coups de pistolet, tandis que, la robe sur le corps, il revenait du Palais de justice. Les meurtriers étaient deux de ses clercs, ses neveux par alliance, qu'il avait fait condamner en raison d'un vol de six mille livres exécuté par eux chez lui tout récemment. Un procureur volé! Il y avait là de quoi arracher des larmes pour la rareté du fait, et la comédie italienne, peu charitable de son naturel, y aurait trouvé la matière d'une antithèse ironique et d'une farce réjouissante. Mais tué! c'était trop et cela criait vengeance. On eut cependant de la peine à

l'obtenir à cause de la déloyauté, alors assez commune, des juges, dont plusieurs furent corrompus à prix d'or, entre autres, le procureur du roi au Châtelet Bonneau et le lieutenant-criminel Tardieu, celui dont Boileau a immortalisé l'avarice en sa dixième satire et qui fut, à son tour, poignardé par des voleurs, le 24 août 1665, en compagnie de sa digne épouse, la Babonnette des Plaideurs de Racine. Néanmoins les deux assassins, qui étaient frères, furent roués vifs, ainsi qu'il convenait; mais il y eut un procès à soutenir contre leur père qui ne valait pas mieux qu'eux. Ses études scolaires finies, Jean Rou les reprit sous un répétiteur avec un jeune homme, Le Coq, qui devint conseiller au Parlement de Paris : ils devaient se retrouver ensemble plus tard chez l'avocat Bicheteau, qui leur révéla les beautés des Institutes de Justinien et des Commentaires de Cujas, et arriver, à peu près en même temps, à la licence en droit. Dans cet intervalle, Jean, ayant perdu sa mère en 1652, fut envoyé à l'Académie protestante de Saumur, où le savant Moyse Amyraut, principal du collége, professeur de théologie et pasteur de la ville, l'accueillit fort bien; il repartit de là bachelier et maître ès arts. Rentré au sein de sa famille, les comédies, les romans, surtout la Cassandre et la Cléopâtre de l'illustre M. de La Calprenède, la galanterie l'attirèrent singulièrement: mais, son oncle et son tuteur lui ayant fait honte d'une telle légèreté, il se piqua d'honneur et conçut un dessein qui n'avait rien en soi de très frivole; c'était de composer un ouvrage, dont il rédigea, du moins, le titre de cette manière : Abrégé méthodique de toute l'histoire du monde depuis sa création jusqu'à présent et dans toutes ses diverses parties. Rien de plus, rien de moins; et il ajoute plaisamment : « Ce qu'il y a de bouffon dans ce projet est que j'étois alors aussi capable de son exécution que je le suis encore, à l'heure qu'il est, du gouvernement de l'empire du Mogol. Cependant on verra ci-après ce qui en advint avec le temps et comment il ne faut désespérer de rien. »

C'est là que se placent son retour à Paris en 1658, ses leçons de jurisprudence sous Bicheteau, ses examens de droit à Orléans, qui demandèrent de lui pour principale condition la somme réglementaire de vingt écus; le voilà avocat. Il se présente aux amis de son père; il prête serment; il endosse le harnais; mais la pratique n'était pas du tout son fait. Il étudie en amateur les plaidoyers des Expilly et des Le Maistre, s'amuse à apprendre l'italien jusqu'à publier une traduction du Pastor fido de Guarini, l'espagnol jusqu'à en faire imprimer une du Prince chrétien et politique de don Diégo Saavedra Faxardo et de l'Histoire d'Espagne du jésuite Mariana: une autre fantaisie, aussi peu juridique, qui s'était emparée de lui,

c'était d'écrire en style oratoire de belles lettres d'apparat, adressées au tiers et au quart et roulant sur des sujets quelconques dans l'unique but de ressusciter la gloire, passablement surannée déjà, de Balzac, le grand épistolier de France et de Navarre. Il avait tout ce qu'il fallait pour ne pas réussir au barreau : il jeta donc aux orties le rabat plissé et la robe noire, et, quoiqu'il eût quatre frères et une sœur, désireux de se créer un intérieur, le 1er décembre 1669, à trente et un ans, il épousa la fille de feu Ferdinand, peintre du roi, qui n'en avait que dix-neuf, qui lui donna plusieurs enfants et qui le rendit très heureux. Depuis plusieurs années, il était revenu par une voie indirecte à son plan d'histoire universelle seulement, au lieu d'un livre qui eût été d'une étendue excessive, il s'était peu à peu réduit à l'idée de Tables chronologiques, où il mettrait en leur ordre, en regard et avec leurs dates, les faits les plus essentiels de chaque siècle et de chaque pays, de l'origine des temps à l'époque moderne. Maintenant que ces tableaux synchroniques sont tombés dans le domaine public et devenus d'un usage vulgaire, on a de la peine à se figurer les labeurs, les tracas et les frais que ceux-ci coûtèrent à Jean Rou, un de leurs premiers inventeurs. Ils exigèrent de lui la connaissance approfondie de la chronologie et des généalogies aussi bien que de la géographie et de l'histoire; il les fit et refit continuellement; il y employa les graveurs sur cuivre les plus habiles; il les soumit aux appréciateurs les plus expérimentés; il y consacra quatre-vingt mille livres de son bien et la majeure partie de son existence enfin cette découverte, que plus d'un d'entre nous dédaignerait superbement aujourd'hui, est le thème le plus fréquemment reproduit et développé dans ses Mémoires familiers et naïfs. Il avait divisé ses Tables en douze feuilles; mais il les resserra en huit, et c'est sous cette forme qu'il s'en est conservé des exemplaires aux bibliothèques Impériale, Mazarine et de l'Arsenal. Elles résumaient : 1° L'Histoire sainte jusqu'aux juges, celle d'Assyrie et les commencements de la Grèce; 2° l'empire de Babylone, les royaumes de Juda et d'Israël et d'autres Etats contemporains; 3° les Perses sous Cyrus et ses successeurs; 4° les Grecs, en s'arrêtant à Alexandre le Grand; 5° les Romains jusqu'à Auguste; 6o les deux empires d'Occident et d'Orient et la dynastie des Mérovingiens; 7° les Carlovingiens et la monarchie espagnole; 8° l'empire latin de Constantinople et les Français jusqu'aux dernières conquêtes de Louis XIV. Le docte avocat ne reculait pas même devant l'histoire contemporaine. Tant de hardiesse et de patience aurait mérité une récompense proportionnée : que d'embarras, de difficultés, d'obstacles il eut à vaincre ! Il dut obtenir le visa du célèbre historiographe Mézeray, chargé par le chan

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celier Séguier d'examiner préalablement toutes les productions de ce genre, de peur qu'il ne s'y révélât quelque atteinte à la religion, à la morale, à la politique ou à n'importe quoi. Un ami parle de son œuvre à M. Conrart et à M. Chapelain, ces futures victimes de Despréaux, qui étaient encore à ce moment les arbitres du goût et les oracles de la littérature. Conrart, un très brave homme, calviniste par surcroît, qui ne se contentait pas toujours de garder un silence prudent, le recommande par lettres à l'austère duc de Montausier, gouverneur du Dauphin, qui avait été aussi protestant, et à l'abbé Fléchier, favori de ce seigneur: il n'était question de rien moins que d'adopter les fameuses Tables pour l'éducation du royal élève; quel espoir d'une haute fortune! En deux voyages au château de Saint-Germain, il eut la chance de dédier ses tableaux au dauphin, de les offrir à Montausier qui renonça pour lui à ses airs d'Alceste et même d'être présenté au monarque: le récit de cette courte mais mémorable entrevue mérite d'être cité. Le duc et l'avocat attendaient dans l'antichambre: le Roi-Soleil s'avance, précédé de ses gentilshommes et sortant de l'appartement de la reine pour aller à la chasse. Laissons parler ici le solliciteur: «Je ne fus pas peu surpris de me voir immédiatement en face de ce grand prince. « Quel est, me dit-il aussitôt, l'ouvrage que vous tenez là? » Sur quoi, ayant répondu en deux mots que c'étoit un détail assez commode de tout ce qui s'étoit passé de plus considérable dans le monde depuis sa création jusqu'à la naissance de Jésus-Christ.« Et le reste? »> dit aussitôt ce prince, qui ne comprenoit guère que l'histoire universelle pût s'arrêter avant son glorieux règne. M. de Montausier, prenant la balle au bond, se hâta de répondre : «Sire, celui qui a l'honneur de paraître ainsi devant Votre Majesté est tout disposé à la continuation de son travail; mais il y a fort lieu de douter qu'il ait les reins assez forts pour une charge de si grands frais, s'étant comme épuisé à ceux de cette première partie. » — « Eh bien ! dit le roi, qu'il poursuive toujours: on y avisera. » Il les quitte là-dessus et monte à cheval, et Montausier de murmurer ces paroles curieuses à l'oreille. de notre auteur: «Vous avez bien entendu ce que le roi nous a dit ; vous ne pourriez pas recevoir un ordre plus positif, et Sa Majesté s'est comme enferrée d'elle-même. Retournez-vous-en et ne perdez point de temps à la poursuite de votre ouvrage ; de mon côté, j'aurai l'œil à tout. En effet, Jean Rou s'en retourna vite à Paris, le cœur nageant dans la joie, et, en remettant le pied sur son humble seuil, il dut se baisser naïvement; car il était transporté au septième ciel et se croyait grandi de cent coudées.

Le succès de son œuvre ou, si l'on veut, de son idée se répandit par tout le royaume et hors du royaume; les félicitations ne lui

manquèrent point. De 1673 à 1675, il compléta ses Tables; il toucha par les soins de Colbert dix-huit cents livres de gratification; Colbert, Montausier, le dauphin acceptèrent la suite de son travail, ainsi que Mgr de Meaux, précepteur du prince, qui l'invita même à diner. L'orthodoxe Bossuet, hébergeant noblement l'obscur calviniste, s'excusa avec obligeance de ce qu'il ne le régalait que de poisson et qu'il lui faisait faire maigre chère. «Sur quoi, ajoute l'avocat parisien, je ne pus m'empêcher de lui dire que, tant que je verrais sur mon assiette une sole de la taille de celle que, de sa grâce, on y venoit de mettre, et, tout auprès, des bassins de perches et de truites saumonées, je ne songeois guère à faisans ni à perdrix. » C'est, pour ainsi dire, au sortir de cette table épiscopale si largement servie, c'est du comble de la réputation et de la félicité qu'il allait rouler au fond des abîmes. Le 25 novembre 1675, font subitement irruption chez lui deux gardes, un commissaire et un exempt, qui n'était autre que ce Desgrais, si connu par l'arrestation de la Brinvilliers ils saisissent ses planches, où l'on avait découvert des légendes répréhensibles, sacriléges et attentatoires à la sûreté de l'Etat. Montausier intercède en sa faveur auprès du lieutenant de police La Reynie; mais Bossuet prétend qu'il ne le savait pas huguenot et qu'il ne veut pas protéger un hérétique. En somme, il est conduit à la Bastille, où on consent à le loger et à le nourrir gratis, à condition qu'il se meublera à ses dépens : il y vit paisiblement, confiant en Dieu et assez bien traité par le gouverneur, M. de Bezemaux, qui était un gentilhomme gascon, ancien capitaine des gardes de Mazarin et généralement estimé de ses justiciables; il s'y lie avec une quinzaine de Bastillards (on appelait ainsi les détenus), dont les plus remarquables étaient : le marquis de Pomenars, ce séducteur et ce faux-monnayeur tant loué par Mme de Sévigné, un chevalier d'Aigremont, qui, pour plaire à une certaine marquise de Villars, s'était affilié à la conspiration du chevalier de Rohan et de Latréaumont; un ex-jésuite, le P. Ancheman, abandonné et puni par son ordre, et une espèce de fou qu'on surnommait le Prophète, parce que, simple soldat, il avait appris la Bible par cœur et la citait à tout propos. Quel étrange assemblage de captifs! de pauvres innocents y coudoyaient de vrais coupables. On eut des ménagements pour Jean Rou, qui pouvait causer, prier et même jeûner à son aise; enfin, au bout de plusieurs mois d'incarcération, le sous-lieutenant de la forteresse pénètre dans sa cellule, un papier à la main, et lui dit crûment d'un air jovial: «Quand il plaira à M. Rou, il ira coucher avec sa chère épouse.» Ladite épouse étant alors retirée à Charenton, il fait des façons pour sortir et veut remettre sa délivrance au lendemain; on le renvoie de force et, après avoir pris

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