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un peu de songe; en présence d'un tel goût pour les mirages, on peut penser que la proie a été quelquefois lâchée pour l'ombre, et qu'au demeurant ces chercheurs d'âmes manquent le corps. Evidemment M. Michelet a la passion de la nature; mais c'est une passion souvent nerveuse et surexcitée, qui implique la gâterie, l'illusion, voire le trouble. Il l'aime, pour tout dire, comme un amant aime sa maîtresse, et à notre avis il n'y a pas de meilleure disposition pour être trompé par elle. Sans doute, cette seconde vue que donne quelquefois la fièvre pourra lui faire découvrir non pas une loi nouvelle, non pas même un phénomène, mais quelque apparence, quelque hypothèse curieuse, par delà le terrain sûr où se tiennent les vrais naturalistes. S'aventurant plus loin, il percevra des indices, des symptômes, des crépuscules d'idées, des brouillards d'hallucinations entrevues aut videt, aut vidisse putat... En un mot, et contrairement à ce qu'il nous promet, sous l'empire de cette ivresse que donne l'amour, il verra, il mettra dans la nature ce qu'il désire y voir, et non pas ce que la science, froide et sévère, y aperçoit.

Que prend-il dans les faits découverts avant lui? Rien d'assuré, tout ce qui n'est que théorie et hypothèse. Evidemment, le fait, le phénomène vérifié et certain, l'observation contrôlée, la loi acquise ne lui suffisent pas. C'est trop borné, trop fini pour cette rage d'au-delà qui le possède. Fi de ce qu'on peut toucher avec la main; fi de ce qu'on peut embrasser avec le regard; il n'y a de bon, de beau, de grand que ce qui est perçu par l'œil de l'âme !... C'est le ciel, sans doute, c'est aussi quelquefois le néant! Il nous est impossible, après tant d'objections, de ne pas nous mettre à couvert derrière un exemple. Voyons donc comment procède M. Michelet, et pour nous rendre bien compte de sa manière, prenons les plus illustres, les plus connues, les plus populaires des montagnes, prenons le Mont-Blanc, prenons les Alpes bernoises: «J'arrivai par un jour gris, tel que ce pays en a la plus grande partie de l'année. Je pus le voir, tel qu'il est, mesquin et pauvre, écrasé de ces hauteurs, avec l'Arve, un simple torrent, vaguement extravasé. Des jardinets, petits vergers. D'assez hautes sapinières. Et là-haut, le froid géant!... La surprise n'est pas petite de trouver là des eaux chaudes. Que les Pyrénées en donnent, que ces vieilles filles du feu prodiguent des sources brûlantes, cela semble naturel. Mais qu'ici, de ce manteau immense de neiges et de sapins, sourde la chaleur d'en bas, cela saisit, fait penser. On se dit : derrière l'apparence, le froid décor de l'hiver, il y a un autre dessous, et quelqu'un qu'on ne voit pas. Les glaces (de 1,200 pieds d'épaisseur? on le suppose) ne sont pour lui qu'un habit. Une personne de granit est dedans ensevelie, jadis enfantée de la terre, un de ses puissants soupirs, de ces élans vers la lumière qu'elle eut ténébreuse encore. Mais, dans son tombeau de neige, cette âme reste en intimité avec sa profonde mère, et toujours elle en reçoit dessous le tiède épanchement!» Et voilà les sources d'eau chaude, décrites parfois avec la grâce un peu précieuse et mythologique d'un Claudien, plus souvent avec l'accent passionné d'un Lucrèce; mais, en vérité, ni de Buch, ni Elie de Beaumont n'ont passé par là! Continuons, le spectacle en vaut la peine, il s'agit de l'apparition du Grindelwald :

« La pièce peu éclairée où j'entrai n'offrait rien de remarquable; mais on ouvre une fenêtre... Je me retourne. Cette croisée, tout inondée de lumière, m'apparaît dans son cadre étroit plus que pleine, débordante de je ne sais quoi d'énorme, éclatant, en mouvement, et qui venait droit à moi..... Vraiment, rien de plus formidable. C'était un chaos lumineux, qui semblait tout près déjà des vitres, voulait entrer. L'effet ne serait pas plus grand si un astre tout à coup touchait la terre et la foudroyait de lumière... Au second regard, je vis que cette chose monstrueuse n'était pas si près pourtant. Elle avait l'air d'être en marche; mais elle s'arrêtait à temps dans un lieu assez profond. Elle restait à mes pieds. Chose étrange, qu'immobile, elle parût en mouvement! Elle semblait saisie au passage, prise en route, pétrifiée!...>>

N'est-ce pas que c'est beau, que c'est grand, que c'est éblouissant! quel tableau ! quel coup de maître! Je ne sais pas si la couleur suffirait à un peintre pour en faire autant. J'ai vu vingt dessins, cent photographies de la Suisse montagneuse, rien qui approche de ce coup de pinceau; aucune brosse de nos grands décorateurs ne l'égalerait, l'âme d'un poète y est tout entière, mais emprisonnée et contenue cette fois dans des limites assez précises pour que l'œil de l'observateur ne soit pas dérouté. Sans avoir jamais vu le Grindelwald, on peut affirmer que pour le savant, comme pour le poète, comme pour le peintre, et même pour le touriste un peu intelligent, c'est bien cela! c'est tout au plus un peu plus vrai que nature. Mais croyez-vous que M. Michelet puisse se tenir longtemps dans cette zone tempérée où la vérité s'accommode encore, et même se rehausse de la poésie? A deux pas plus loin, et par un saut brusque, on quitte cet air encore respirable pour se précipiter dans le vide : « Tout cela, miré au soleil, avait une dureté sauvage, un grand effet d'indifférence superbe pour nous autres d'en bas, le dirai-je, un air d'insolence. Je ne m'étonne pas si de Saussure, un esprit si calme, si sage, ayant gravi le glacier, sentit un mouvement de colère. Moi aussi, je me sentais méprisé et provoqué par ces énormités sauvages. Je leur dis assez brusquement : « Ne faites pas tant les fiers! Vous durez un peu plus que nous. Mais, << montagne, mais glacier, qu'est-ce que vos dix mille pieds pris des hau«teurs de l'esprit ? >>

Les hauteurs de l'esprit! Nous y voilà; et c'est précisément ce qui nous effraie un peu chez M. Michelet. Il a, en semblables matières, des sublimités inattendues et suspectes. Il ne s'inspire peut-être pas assez scuvent du bon de Saussure, du sage et calme de Saussure, il veut trop escalader, trop s'envoler. Je ne donne pas deux pages pour que, dans sa bonne foi incontestée, il nous en fasse la confession complète : « La légende scandinave, de génie haut et terrible, a fantasquement exprimé les effrois de la montagne. Elle est pleine de trésors gardés par des gnomes affreux, par un nain de force énorme. Au château des monts glacés trône une impitoyable vierge qui, le front ceint de diamants, provoque tous les héros, en rit d'un rire plus cruel que les traits aigres de l'hiver. Ils montent, les imprudents, ils arrivent au lit mortel, et restent là enchaînés, faisant avec une épouse de cristal la noce éternelle. Cela ne dé

courage pas. La cruelle et l'orgueilleuse qui est en haut de la montagne, elle aura toujours des amants. Toujours on voudra monter. Le chasseur dit : « C'est pour la proie. » Le grimpeur dit : « Pour voir au loin. » Moi je dis: << Pour faire un livre. » Et je fais plus d'ascensions, je descends plus de précipices, assis à la table où j'écris, que tous les grimpeurs de la terre ne feront jamais aux Alpes. Le réel dans tous ces efforts, est qu'on monte pour monter ! »

Et l'on rêve, pour rêver! Et quand on fait cela, on est et on sera toujours un poëte. La vérité est que c'est par le style, par la magie du style (c'est le mot propre). par je ne sais quoi d'électrique et de brillant tout à la fois, que valent les derniers livres de M. Michelet. Ils ont des apparences, des colorations prismatiques d'une richesse inouie; c'est véritablement la féerie du langage, et il n'y a, sur ce point, qu'un seul peintre qui puisse, à l'heure qu'il est, rivaliser avec l'auteur de la Montagne, c'est M. Victor Hugo. Si celui-ci a plus d'élan encore, plus de relief saisissant et tangible, l'autre a plus d'éclat, plus d'entrain, plus de jet spontané et continu, plus de sincérité peut-être, et, à lyrisme égal, plus de justesse dans le mouvement, plus de naturel dans le tour. Il est bien entendu que nous comparons M. Michelet à Victor Hugo poète; nous comparons la prose de M. Michelet aux vers de M. Victor Hugo. S'il s'agissait de comparer leurs deux proses, il n'y aurait pas d'hésitation possible. Avec tous ses défauts, ses ellipses brusques, ses inversions quelquefois pénibles, ses affectations nombreuses, ses suppressions de conjonctives qui engendrent une espèce d'oppressement du style; enfin, avec mille défaillances qui l'éloignent du grand art, la prose de M. Michelet garde encore une indiscutable supériorité sur celle de M. Victor Hugo, et cette supériorité s'explique d'un mot : la langue de M. Michelet est naturelle. Elle l'est trop, pour ainsi dire, elle est plus instinctive que raisonnée, comme les langues anciennes. Elle met les mots, non pas à la place que la grammaire leur assigne, mais à celle que la sensation leur indique. Elle procède, non pas par analyse, mais par coup d'œil d'ensemble, d'où il suit qu'elle range les objets dans l'ordre de la prunelle, qui n'est pas celui de la syntaxe.

Ce n'est pas tout par-dessus cet admirable regard de peintre qui appartient à M. Victor Hugo comme à M. Michelet, celui-ci a ses nerfs avec lesquels il écrit toujours, ses nerfs continuellement surexcités, qui lui procurent à chaque instant des trouvailles de style. La phrase part de chez lui sur ces merveilleux fils conducteurs, et s'en vient directement, comme d'un ressort infaillible, toucher l'objet qu'elle a visé. Elle est toujours juste, toujours dans le sens, et prodigieusement vibrante, comme on peut croire; elle se renouvelle à toute heure dans un flot de sensibilité. C'est une phrase aimantée, incessamment dardée d'un arc électrique. C'est la vigueur et l'électricité mêmes.

Nous l'avouons, ce qui nous paraît intéressant et curieux au suprême degré chez M. Michelet, ce n'est pas le savant, ce n'est pas le philosophe, ce n'est pas même l'historien : c'est l'artiste, le virtuose dans le sens précis et restreint du mot. Aucun ne le surpasse, et il en est certainement bien peu qui l'égalent. Il possède un instrument admirable, le mieux

2e 8.-TOME LXI.

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adapté par la nature même aux services que l'on attend du langage, et il s'en sert avec une extrême habileté. Aucune ressource assurément ne lui manque, aucun effet ne lui manquerait s'il ne semblait prendre à tâche de gåter parfois ses plus beaux morceaux par des affectations, des minuties dont on doit dire franchement qu'elles sont puériles sous une si grande plumé. Puériles! le mot paraît dur, et on a envie de le retirer à peine sorti; mais pourquoi ne pas dire ce qu'on pense, surtout quand on y est conduit par la passion de l'art et par une vive admiration pour un artiste? Quelle faiblesse a donc M. Michelet pour ces éliminations continuelles de particules copulatives, qui rendent dansante, sautillante, haletante et poussive la phrase d'ailleurs la mieux équilibrée qui fut jamais? Ce petit mot, ces deux lettres, et, lui font une peur effroyable; il les évite autant qu'il peut, il ne les emploie qu'à la dernière extrémité. Deux exemples entre dix mille : « Véritable éveilleur du monde, bon, vrai soleil joyeux ! Est-ce bien le même que je vois là-bas tant de jours, tant de nuits, pâle à travers la brume, qui monte à l'horizon si péniblement, disparaît?... » Et deux lignes plus bas : « Enfin, la nuit cessant, le coq fut pris de délire, rêva à demi-voix ; il s'envola par-dessus le bord, se noya... » Nous ne savons pas si cette bizarrerie d'ôter ainsi toute liaison choque tout le monde autant que nous; mais, véritablement, elle est contraire à toutes les habitudes du parler français, elle ressemble à une prétention, elle gâte, comme une note fausse, toute cette musique à la fois inspirée et savante qui est le style propre de M. Michelet.

Ce n'est pas une inadvertance, elle se répète à chaque ligne. S'il a ses raisons pour y tenir, qu'il nous le dise. On serait heureux d'obtenir des explications d'artistes aussi consommés. Peut-être ont-ils raison; peutêtre, s'ils daignaient nous donner leurs motifs, parviendraient-ils à nous convaincre; c'est même probable, car les maîtres ont toujours raison. Mais, jusqu'à plus ample informé, ce tic est désagréable chez M. Michelet, comme un bégaiement ou une claudication chez un bel homme. Ceux qui liraient la Montagne sans le remarquer n'auraient pas l'oreille fine, et ceux qui, le remarquant, aimeraient moins ce beau livre, seraient par trop délicats. Pour notre part, nous l'admirons complétement, non sans ressentir vivement cette petite gêne. Si ce n'est pas une œuvre de science, c'est assurément une œuvre d'art.

A. CLAVEA

CHRONIQUE POLITIQUE

14 février 1868.

Il y a des questions qui ont le privilége d'exciter toujours à un très haut degré l'émotion publique, des questions qu'il est difficile d'étudier avec calme et de résoudre sans froissement. Au premier rang de ces questions brûlantes, il faut placer la liberté de la presse. Elle a été discutée sous tous les gouvernements, tantôt pour recevoir de plus larges extensions, tantôt pour subir des entraves, et toujours elle a soulevé les passions les plus ardentes; toujours aussi, il faut le dire, elle a donné lieu à des recherches savantes et à de beaux effets d'éloquence. Nos plus glorieuses journées parlementaires sont dues aux convictions passionnées que les conditions d'existence de la presse ont mises en éveil. Il ne faut donc pas être étonné si les débats qui occupent, depuis près de quinze jours, le Corps législatif ont tant ému le public, et ont fait monter l'agitation jusques dans les plus hautes régions gouvernementales. Il nous est agréable de voir, dans ces soulèvements de passions, la preuve que notre pays n'est point, comme on le disait, sur la pente d'une indifférence mortelle pour les choses de l'esprit, et qu'il est toujours prêt à poursuivre énergiquement la revendication des droits de la pensée. Cette preuve est à nos yeux d'autant plus décisive, que tout semblait avoir été préparé pour étouffer l'émotion produite par les espérances de réforme du 19 janvier. Nonseulement on était parvenu à mettre une année d'intervalle entre les promesses et leur réalisation, mais encore on n'avait rien négligé, pas même une certaine expérience provisoire des libertés promises, pour refroidir le zèle de leurs partisans. Ce zèle, cependant, a résisté à tout. Il a survécu même aux graves préoccupations d'une guerre extérieure qui, pendant les

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