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CHRONIQUE POLITIQUE

28 février 1868.

On ne croirait jamais, en écoutant les bruits confus et les échos tumultueux du Corps législatif, en voyant les agitations grandissantes du public, que la loi dont l'examen se poursuit au milieu de ces orages soit une loi de liberté. Le spectacle auquel nous assistons est vraiment extraordinaire; il n'a pas d'antécédents dans l'histoire contemporaine, et plus nous essayons d'en pénétrer l'énigme, plus notre esprit s'égare et se trouble. Il faut bien reconnaître que nous sommes dans une de ces crises dont le retour périodique produit toujours des effets imprévus. La faute du gouvernement, c'est peut-être de n'avoir pas su la conjurer après l'avoir pressentie. Il est bien certain que, lorsque l'Empereur arrêta, dans son esprit, le petit coup d'Etat du 19 janvier, il sentait venir le moment où le peuple français allait être pris de ce besoin de changement qui a fait la révolution de 1830 et la révolution de 1848. Plus sage que ses devanciers, le chef du second Empire, désireux d'éviter leur sort, a voulu se placer, vis-à-vis de la nation, dans une position un peu différente de la leur. Ils sont tombés pour avoir trop bien pratiqué le système de la résistance; il est entré de lui-même dans le système des concessions. Jusque-là, le gouvernement impérial faisait preuve de sagesse. Le malheur a voulu que ces prudentes intentions aient été entourées de précautions exagérées, et que la volonté de satisfaire certaines tendances libérales ait laissé voir, grossies par l'effort même que l'on faisait pour les dissimuler, les défiances du pouvoir exécutif à l'égard de la nation. On a pensé qu'il donnait avec le désir de reprendre, et que son initiative même n'était qu'une habileté de plus qui lui laissait le moyen de donner peu tout en paraissant donner beaucoup. On ne fait pas de la diplomatie avec un peuple, comme ou en fait avec un Etat; un peuple a l'instinct des situations, et il n'admet que ce qui est marqué au coin de la plus absolue sincérité. La France, qui n'est plus très exigeante, se contentera sans doute, pour quelque temps, des libertés qu'on lui donne; elle les reçoit mal, parce qu'on les lui offre mal. Si, dès le début, le gouvernement avait mieux précisé ses volontés; s'il avait dit non pas qu'il allait établir la liberté de la presse, mais seule ment qu'il allait élargir la sphère d'action des journaux; non pas qu'il

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allait supprimer l'arbitraire, mais l'atténuer; non pas qu'il allait abolir le pouvoir discrétionnaire, mais le transporter des agents administratifs aux juges des tribunaux correctionnels; s'il n'avait pas promis d'établir le droit de réunion, mais seulement de laisser les citoyens se réunir dans des conditions déterminées et sous certaines garanties, sa généreuse et franche initiative aurait excité en France les élans de reconnaissance qui ont accompagné l'acte du 24 novembre 1860. A cette époque, si l'on veut bien s'en souvenir, il ne s'éleva pas une plainte. L'opposition ellemême était désarmée; elle ne trouva pas un terrain pour placer ses objections et formuler ses griefs. Et pourtant, ce que l'Empire concédait alors était bien moins considérable que ce qu'il concède aujourd'hui. Il faisait un pas timide et mesuré vers la liberté; il fait un grand pas. En 1860, il fut remercié pour ses faibles concessions; en 1868, il est critiqué et tourmenté, malgré ses amples largesses. Du rapprochement de ces deux dates ressort un enseignement et l'explication de l'étrange disposition des esprits dont les organes du gouvernement ne cessent de se plaindre.

C'est donc aux restrictions inhabiles du gouvernement qu'il faut faire remonter la cause du dissentiment qui se produit à chaque instant dans l'élaboration de la loi. Ce dissentiment, partant de si loin et de si haut, devait se faire ressentir jusque dans les moindres détails de la discussion, soulever des objections radicales, énergiques, et mêler de l'irritation aux débats parlementaires. L'antagonisme s'est accusé, dès les premières séances, avec une extrême vigueur. On a pu voir tout de suite que l'on allait assister au choc des opinions les plus extrêmes. Le pouvoir a eu devant lui des adversaires armés de toutes pièces et pleins d'une ardeur guerroyante; il s'est armé lui-même et on l'a vu prendre des positions sur les plus inaccessibles hauteurs de la réaction. Il a juré qu'il ne céderait rien pendant que l'opposition se promettait bien de demander tout. C'est ainsi que la lutte s'est engagée. Elle ne pouvait être qu'orageuse, peu profitable à la liberté et mauvaise pour le pouvoir lui-même, dont chaque succès allait mettre la popularité en péril. Pour combler la mesure des mécontentements que cette situation faisait naître, et propager au dehors l'humeur belliqueuse des membres de l'assemblée législative, on a imposé aux organes de l'opinion publique l'obligation du silence, alors qu'ils avaient la plus grande envie de parler; on leur a enjoint de se taire, alors que leur cause était soumise à la décision parlementaire. L'opposition de la tribune a eu, par le fait de cette mesure irritante, un auxiliaire passionné dans l'opposition de la presse, et c'est ainsi que l'esprit de résistance a gagné du terrain et porté sa propagande jusque dans les couches populaires. Au fur et à mesure que la discussion avançait, l'agitation grandissait; à chaque nouvel article voté, à chaque amendement rejeté, elle était un peu plus grande. Lorsque les débats tiraient à leur fin, l'acrimonie semblait se concentrer et acquérir une intensité plus redoutable, in caudâ venenum. C'est à ce moment que la discussion a sombré dans de tristes excès, et que l'on a vu surgir des querelles de personnes, trop encouragées par la partialité d'un président sans autorité et sans expérience. L'arrivée au fauteuil de M. le baron Jérôme David,

au moment où les esprits étaient le plus excités et lorsque les orateurs les moins tolérés de la droite croyaient le moment venu de payer de leur personne, a été des plus inopportunes. Sans parler de l'infériorité trop visible de ce président sur les orateurs qu'il était appelé à morigéner ou même à rappeler inconsidérément à l'ordre, il avait encore, pour l'égarer dans la direction des débats, l'influence d'une coterie qui l'a reconnu pour son chef et qu'enhardissait sa présence au fauteuil présidentiel. Les séances présidées par le baron Jérôme David auront été les moins glorieuses pour le Corps législatif.

Si l'on écarte un moment les souvenirs affligeants de ces dernières séances, et si l'on envisage de près les doctrines qui ont été soutenues, on est frappé de la pauvreté des arguments qui ont fini par prévaloir. Ce n'est pas que la minorité ait trouvé rien de bien neuf, elle non plus, à proposer au gouvernement; mais les orateurs officiels ont décroché de vieilles armes et n'ont pu rien inventer d'inédit pour montrer qu'ils avaient raison. Dans ce tournoi parlementaire, tout était suranné, rouillé et criard. Il faut faire une exception cependant pour la question délicate et grave soulevée par M. Berryer dans un amendement traitant de la juridiction à laquelle doivent être soumis les écrivains. Le Corps législatif avait repoussé le jury et livré la presse aux sévérités traditionnelles de la police correctionnelle, lorsque M. Berryer, l'homme le plus autorisé à soulever un pareil débat, a demandé comme garantie de l'impartialité des juges, qu'au lieu d'être choisis par le garde des sceaux, ils fussent choisis chaque année, par la voie du tirage au sort, entre tous les magistrats. Cette motion a fait événement. Elle empruntait une grande signification et une singulière opportunité à de récents débats judiciaires dans lesquels les juges de la police correctionnelle s'étaient montrés invariablement prêts à frapper les délits les plus contestables commis par la voie de la presse. C'est ce qui fait que l'amendement de M. Berryer, dont les termes si mesurés et si précis n'avaient rien d'irrévérencieux pour la magistrature française, a paru néanmoins porter atteinte au renom d'intégrité qu'elle a toujours eu. La conscience publique n'a point reculé devant cette interprétation des paroles de l'honorable M. Berryer, et c'est à peine si on a vu se produire dans l'enceinte législative quelques protestations isolées et obligées. On a reconnu, dans ces dispositions du public, l'effet moral des dernières condamnations, et l'on a pu pressentir combien allaient être funestes aux représentants de la justice les devoirs que la nouvelle loi sur la presse allait leur imposer. La modification proposée par un homme dont la vie a été un long èt respectueux hommage à la magistrature était une atténuation à la rigoureuse responsabilité qui va peser sur elle; elle dégageait en partie des attaches du pouvoir les juges spécialement affectés à punir nos délits; elle leur constituait une sorte d'indépendance, et par ce seul fait les mettait presque au niveau d'un jury. On a repoussé avec une persistance inintelligente tout ce que contenait d'utile au pouvoir et d'avantageux pour la magistrature l'amendement de M. Berryer; on a opposé des mots creux et de vaines déclamations aux plus solides raisons, et l'on ne s'est même pas donné le facile

mérite de céder sur un point qui n'intéressait en rien l'économie générale de la loi. Il est donc décidé que les choses resteront dans l'état où nous les voyons aujourd'hui, et qu'il y aura, dans les prétoires judiciaires, un siége où les ambitions qui se cachent sous les plis de la robe du magistrat trouveront de faciles et inévitables satisfactions. C'est là que le pouvoir sera toujours en cause et qu'il sera commode de se le rendre propice en lui faisant le plaisir de lui donner gain de cause contre ses faibles adversaires. Sait-on quel degré d'indépendance il faut avoir dans l'àme pour se soustraire à l'influence d'une position aussi délicate? Sait-on de quelle énergie de convictions il faut être doué pour se défendre contre les entraînements de la reconnaissance? César ne voulait pas que sa femme fût soupçonnée; mais il est probable que, pour mieux préserver sa réputation, il ne passait pas son temps à entourer sa vertu de piéges compromettants.

Les orateurs officiels, pour mieux assurer l'échec de l'amendement de M. Berryer, ont fait du magistrat français un tel éloge qu'on peut le croire au-dessus de toutes les faiblesses humaines, et que rien, dans les types austères que l'antiquité a livrés à notre admiration, ne peut être mis au-dessus d'un juge de première instance ou de cour d'appel. Celui-ci est insensible à tout: il oublie l'influence qui l'a porté au rang qu'il occupe; il ne désire pas d'avancement, et se trouve incapable de rien faire pour l'obtenir; au besoin, il viendrait au-devant d'une disgrâce si sa conscience lui dictait des arrêts contraires aux intérêts du gouvernement; il braverait la mort, comme le président de Harlay, pour rester fidèle à sa conscience. Plus nous acceptons cet éloge, et plus nous avons lieu d'être surpris de voir le gouvernement ne pas vouloir s'en remettre à l'autorité judiciaire pour la répartition des annonces légales entre les divers journaux d'un département. L'administration retient cette faveur, dont elle a fait, jusqu'à présent, l'usage le moins justifié, et qui, du reste, n'est point dans ses attributions. A chaque pas, la loi se met ainsi en révolte contre la logique. Elle interdit la publicité des procès de presse, sans tenir compte des raisons qui rendent cette publicité nécessaire, et du préjudice qu'une sorte de huis clos peut porter à la justice elle-même, la première intéressée à faire connaître les débats qui inspirent ses arrêts. On s'arrête à de misérables raisons, et l'on sacrifie des principes de droit à des subtilités de casuiste. Un ministre encore tout imbu d'argulies, et que ses récentes fonctions ont habitué à ne reculer devant aucun argument, établit une différence entre les procès de presse et les autres procès; il a remarqué, en effet, que, dans les premiers, on plaide beaucoup plus la culpabilité du gouvernement que l'innocence de l'accusé. Faut-il donc, parce que le gouvernement peut être reconnu coupable, refuser à l'accusé le légitime plaisir de faire connaître au public les raisons de son innocence? Le ministre qui défend cette thèse demande pour le pouvoir un privilége auquel le pouvoir n'a pas droit; il veut le soustraire à une obligation, à une épreuve qui est la seule garantie et la seule compensation de l'accusé.

Lorsque ce n'est point la logique qui souffre, c'est la clarté qui manque.

La loi, par moments, amoncelle autour d'elle des ténèbres et jette des énigmes à notre pénétration. On arrive à ce résultat par un choix de mots vagues, par des définitions prolixes et par des phrases amplement drapées, dont chaque pli cache un piége. Il y a un délit qui implique 'es plus graves pénalités; sa formule est empruntée au style des anciens avertissements. On peut être coupable « d'excitation au mépris et à la haine du gouvernement. » Cette formule est redoutable; elle ne précise pas ce qui doit être considéré comme une excitation à la haine et au mépris du gouvernement, quel acte, quelle parole, quel écrit aura ce caractère; elle est de plus la négation absolue d'un droit reconnu ailleurs et duquel il résulte que le droit de la presse est d'examiner et au besoin de critiquer les actes du pouvoir. Supposons un pouvoir qui accomplit des actes mauvais, cela peut encore se voir quelquefois; si l'on expose ces actes et si on les juge avec la sévérité qu'ils méritent, il est certain que cette critique ne poussera ni à l'amour ni à l'estime du gouvernement; il suffira donc d'exercer ce droit de libre examen et de libre discussion pour tomber dans le délit qualifié d'excitation à la haine et au mépris du gouvernement. Il est vrai que cet article de la loi n'est pas de l'invention du gouvernement actuel; il y a quelque temps déjà qu'il fait l'ornement de nos codes. Mais ce plagiat, présenté comme argument, ne fait que rendre plus inacceptable encore l'introduction dans la loi d'une disposition malencontreuse. On ne saurait contester à un gouvernement le droit de se protéger contre ceux qui veulent le détruire; c'est un droit élémentaire, et nous ne connaissons aucun pouvoir qui ait assez d'abnégation pour se livrer sans défense à ses ennemis. S'il n'use pas des répressions légales pour les réduire au silence, il est obligé de recourir à des moyens extra-légaux dont l'usage est toujours plus redoutable que l'application des lois les plus sévères. L'Angleterre elle-même ne croit pas faire tort à ses libertés en infligeant d'exemplaires châtiments à des journalistes irlandais qui voudraient enlever leur pays à l'autorité de la reine, et qui, en attendant, encouragent des crimes, des assassinats, des explosions meurtrières. Il est certain que de tels procédés accusent sinon du mépris, du moins une haine assez prononcée contre les pouvoirs établis. Le gouvernement qui les laisserait impunis ne serait pas de longue durée. Mais encore faut-il que le délit visé par cet article de la loi ait un caractère aussi défini que l'était le délit poursuivi et puni dans la personne du rédacteur de l'Irishman et de son confrère. Des juges seront toujours dans l'embarras s'ils doivent s'en tenir à cette élastique définition qui n'a point été faite pour eux et qui pouvait convenir seulement à l'appréciation d'un jury. Celui-ci, en effet, n'avait pas à se prononcer seulement sur une intention; il avait encore à décider si l'écrivain était resté dans les limites de son droit ou les ava t dépassées; il jugeait à côté. Le juge correctionnel n'a pas cette marge; il est rivé au texte; pour lui, toute la question est de savoir si l'écrit excite à la haine et au mépris du gouvernement. Le gouvernement propose une loi mauvaise, injuste, arbitraire, je l'écris; en l'écrivant, je fais un peu détester le gouvernement. On me juge, on me condamne et j'ai tort. Avec le jury, j'aurais eu raison. L'opposition, qui

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