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054 REVCO V.96

LE LUXE A ROME

SOUS LA RÉPUBLIQUE

DEUXIÈME PARTIE'

I

LE LUXE DEPUIS LES GRACQUES JUSQU'A SYLLA.
REMÈDE AU LUXE.

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Plus on avance dans l'étude du luxe antique, plus on s'aperçoit combien c'est chose vaine que l'histoire employée comme moyen d'allusion aux mœurs et à la politique du temps présent. On nous a présenté récemment je ne sais quelle théorie de césarisme destinée à étayer le gouvernement absolu sur de prétendues analogies entre la France et l'Empire romain. Tout était faux dans ces comparaisons injurieuses, non moins pour ceux que l'on rapprochait ainsi des Tibère et des Néron que pour la France du XIX⚫ siècle. Suffit-il que le chef de l'Etat en France soit revêtu du titre d'Empereur et que la démocratie l'ait emporté avec César, comme elle est devenue en France avec la Révolution et l'Empire la puis

Voir la Revue contemporaine du 30 novembre 1867.

sance prépondérante, pour justifier une assimilation si monstrueuse? Je respecte trop nos lecteurs pour m'attacher à démontrer que la vieille Gaule, devenue la France compacte et centralisée que nous connaissons, une par les mœurs, les idées, le patriotisme; que la France chrétienne, libérale, progressive, ne ressemble guère au monde romain. La démocratie française, cette démocratie de plus de vingt millions de paysans propriétaires et d'autant d'hommes de toutes classes, vivant presque tous de leur travail, sous le régime de l'égalité des droits, sans qu'il y ait trace d'esclavage, sans qu'on puisse citer une seule famille qui doive ses richesses et son rang à la conquête, n'offre aucun trait commun avec ce qu'on nomme la démocratie romaine, plèbe avilie vivant de secours.

Beaucoup d'honnêtes gens, qui en fait d'histoire en sont restés au de viris (il y en a plus qu'on ne pense) nous parlent encore des vertus romaines pour nous humilier par leur tableau, et semblent croire que nous rappelons trait par trait les vices de Rome en décadence. Soit admirons l'énergie romaine aux beaux temps de la République, et tant de fier patriotisme et de désintéressement austère. Mais la France, l'Europe moderne présente aussi de magnifiques exemples de désintéressement, de patriotisme et de force morale, alliés à la douceur des mœurs, à la culture des lettres, à la bonté et à l'élévation des sentiments. La France, notamment, offre dans l'histoire de ses grands hommes des types qui ont su concilier avec l'amour de la patrie le respect des droits de l'humanité. Nous ne comprenons pas pourquoi on persisterait à tant admirer la simplicité alliée à la barbarie, à l'absence d'or, d'argent, de tout art, quand nous l'avons vue unie à la civilisation et à la richesse. Nous ne traitons point nos généraux comme des héros de chasteté, parce qu'ils s'abstiennent d'attenter à la pudeur d'une belle captive, trait sur lequel Rollin ne tarit point d'éloges à propos de Scipion. A toutes nos vertus nous imposons comme conditions le bon sens, la mesure, l'humanité, sans lesquels les vertus même risquent de tourner au crime, de n'être que l'héroïsme du brigandage. Quant au luxe, on a vu déjà combien il offre de différence avec le luxe romain, dans son degré comme dans ses origines. Je veux seulement ajouter qu'il ne diffère pas moins quant aux remèdes, J'ai essayé de montrer plus haut qu'il n'était guère sensé de vouloir nous morigéner avec Caton, personnage purement romain, qui dans sa réaction contre le luxe a fait de la politique romaine bien plus que de la morale éternelle.

Les lois agraires n'ont pas prêté à moins d'interprétations fausses et d'imitations peu sensées. Assurément on eût fort étonné les Gracques, ces nobles jeunes gens, aussi aristocrates par leurs manières

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que par leur naissance, très-lettrés, ayant les goûts d'art des Scipion, si on leur eût appris qu'un jour ils seraient, dans un pays appelé la France, coiffés du bonnet de la démagogie par les révolutionnaires de 1793 et par un conspirateur vulgaire se faisant nommer Caïus Gracchus Babeuf. Leur nom servant d'enseigne au communisme est un des plus grossiers mirages de l'histoire. Il est très-vrai qu'ils combattirent les excès de l'inégalité et voulurent arrêter par suite dans son cours, en le tarissant dans ses sources, ce luxe extrême, bientôt monstrueux, qui n'était que l'effet d'une opulence disproportionnée. Les lois agraires furent en ce sens dirigées contre le luxe, non plus seulement saisi dans ses effets, mais attaqué dans sa cause. Telles que les voulaient les Gracques, ces lois ne portant que sur les usurpations de l'ager publicus, ramenaient une inégalité injuste à de plus étroites limites et refaisaient des citoyen en reconstituant la petite propriété. Le travail et les mœurs qui l'accompagnent reprenaient faveur avec la propriété divisée entre un plus grand nombre de mains qui cessaient d'être réduites à mendier. Il n'y a point d'autre communisme que celui-là dans les paroles célèbres, dont on a tant abusé, de Tibérius s'adressant aux riches : « Cédez quelque peu de votre richesse, si vous ne voulez vous voir tout ravir un jour. -Eh quoi! les bêtes sauvages ont leurs tanières, et ceux qui versent leur sang pour l'Italie ne possèdent rien que l'air qu'ils respirent. Sans toit où s'abriter, sans demeure fixe, ils errent avec leurs femmes et leurs enfants. Les généraux les trompent, quand ils les exhortent à combattre pour les temples des dieux, pour les tombeaux de leurs pères. De tant de Romains en est-il un seul qui ait un tombeau, un autel domestique? Ils ne combattent, ils ne meurent que pour nourrir le luxe et l'opulence de quelques-uns. On les appelle les maîtres du monde, et ils n'ont pas en propriété une motte de terre. >>

Il faut le remarquer à propos des Gracques, comme pour toutes les tentatives de lois agraires : cette idée d'opposer le communisme aux excès du luxe et de l'opulence est tout ce qu'il y a de plus répugnant au génie romain. L'idée communiste est orientale dans son origine et la Grèce n'a fait que l'emprunter à l'Orient. Encore puissante en Crète et à Sparte, elle est presque étouffée à Athènes sous les développements de la propriété et de l'activité individuelle. Platon réagit contre le génie athénien en la parant dans sa République de si poétiques couleurs. Encore est-il vrai de dire que la République platonicienne, avec ses classes tranchées, hiérarchiquement organisées sur le modèle des facultés humaines (raison, cœur, sensibilité, auxquels répondent les magistrats, les guerriers et les artisans), n'offre que d'imparfaites analogies avec le communisme moderne. L'idée de la

communauté chez les modernes est purement niveleuse; elle rejette les castes et elle tend à abaisser les supériorités, même intellectuelles, tandis que la conception platonicienne les exalte et leur attribue une sorte de droit divin. Sans doute, à Rome comme ailleurs, la propriété industrielle s'est détachée de la communauté pri mitive; c'est par la main de l'Etat que s'est effectuée cette appropriation, sous la protection de la religion et de l'autorité publique. Cicéron, Plutarque, parmi d'autres, affirment que Numa fit le partage des terres, les borna par des limites, et les rendit héréditaires ; de là vient que l'Etat resta représenté dans tous les actes de mutation et d'investiture de la propriété jusqu'à ce que peu à peu le caractère personnel ou de farnille de la propriété se marquât davantage; les contrats par lesquels la propriété se déplace devinrent plus libres, alors la succession régla son cours sur des raisons de parenté, et se rattacha aux liens du sang et à la copossession de famille. Ainsi écartons des réclamations contre le luxe et l'opulence ce qu'on appelle aujourd'hui les idées communistes. Le principe de propriété attaqué en Grèce, critiqué si vivement de nos jours même, en France et en Allemagne, n'a jamais à Rome été mis en cause. On n'y a jamais eu la triste pensée d'y signaler la cause de tous les maux et de toutes les misères. Les violences de la plèbe, de même que les abus d'un pouvoir peu scrupuleux, n'infirment en rien cette vérité. Il y eut des maisons pillées et brûlées, des terres confisquées, des dettes réduites ou abolies. Il n'y eut point de négation théorique du droit de propriété, et le rôle de Lycurgue ne fut pas même rêvé par les plus audacieux des tribuns et les plus chimériques des novateurs.

La petite propriété était la vieille tradition romaine. A elle se rattachaient tous les souvenirs de force et de grandeur. Cela seul eût suffi à Rome, selon les données de l'Etat antique, pour que la loi fût employée à empêcher ce qui s'en écartait trop. Ce pouvoir accordé à l'Etat de réglementer, de limiter, d'équilibrer, de ramener les inégalités à une certaine modération est regardé comme un droit chez les anciens. La loi ne serait pas sortie de sa sphère en imposant un certain maximum à la propriété foncière, moyennant certaines indemnités que l'équité commandait. On discute encore si c'est seulement aux terres conquises ou à toute la propriété territoriale que la loi Licinia (376 ans avant J.-C.) avait imposé le maximum de 500 pléthres, c'està-dire environ 126 hectares, tandis que la petite propriété était réglée à 7 jugères. Sept jugères, c'est tout ce que voulut accepter Manius Curius, après la défaite de Pyrrhus et les victoires qui commencèrent la conquête de l'Italie! Cet austère triomphateur alla, dans sa harangue, jusqu'à blâmer tout sénateur, même consulaire, qui pos

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