Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

LE

PÈRE ET LE FILS

TROISIÈME PARTIE

I

En ce temps-là, Michel Bar comptait cinquante-huit ans. Grand, maigre, osseux, les épaules larges, la poitrine bombée, il semblait avoir été taillé pour le rude métier de l'enclume et du marteau ; l'armature puissante de ce corps bien planté enfermait un système de nerfs et de muscles admirablement disposés pour la lutte et le travail; les bras, armés de mains larges et rugueuses, faisaient songer, en les apercevant, à de formidables étreintes ; l'entrelac des veines. sur les mains simulait des tortils de chanvre, et les basses phalanges des doigts se hérissaient de poils. La tête carrément modelée surmontait un cou ramassé sur lui-même et massif; l'apoplexie couvait là. Les cheveux taillés en brosse, où les mèches blanches dominaient, ressemblaient à une calotte de feutre adhérente au

Voir la Revue Contemporaine des 15 et 31 décembre 1837.

crâne; la barbiche pendait au menton; la moustache, rude, accentuait vigoureusement les divers plans du visage dont les traits, par un contraste bizarre, respiraient, à les détailler, une douce ur presque enfantine. Cette bizarrerie de la nature, qui avait pris plaisir à affubler un soldat si brave d'un masque mi-partie redoutable, mi-partie bénin, produisait un effet singulier la physionomie tirait de là quelque chose d'indécis et d'incomplet. L'œil luisait gris sous l'inclinaison d'une arcade sourcilière ramenée en auvent sur l'orbite. Du front large et haut partait un nez à courbure molle et légèrement aquiline; les narines, peu ouvertes, n'avaient pas ce caractère particulier de palpitation que les peintres prêtent aux natures indomptables et chevaleresques; la bouche disparaissait sous le frotis de la moustache, pas assez complétement toutefois pour masquer l'ondulation des lèvres à l'arrêt, ondulation baveuse et développée outre mesure; la lèvre inférieure, épaisse et tombante, trahissait une bonhomie mêlée de faiblesse ; le menton, fort et relevé en galoche, dénonçait des appétits matériels, que l'envergure démesurée des mâchoires attestait à première vue. Somme toute, l'ensemble de cette tête plaquée d'oreilles larges et charnues indiquait une bravoure aveugle et toute physique d'ailleurs, en même temps qu'une intelligence peu compliquée, mais tenace et pesante. La bonté, la bonté niaise, si l'on veut, recouvrait cette juxtaposition de traits heurtés de ses glacis attirants, et voilait l'insuffisance artistique de cette physionomie en faisant cette physionomie elle-même douce et tranquille.

[ocr errors]

La silhouette du mondain expliquait à l'observateur l'homme moral; mise simple, presque négligée; étoffes de couleur sombre, redingote se boutonnant jusqu'au menton, pantalon à sous-pieds; pas la moindre préoccupation ni des nouveautés de la mode ni des inventions du caprice personnel; sous ses vêtements, accommodés en certaines parties au goût de l'Empire, une tournure militaire, que les positions forcées commandées par une longue station devant un bureau n'avaient pu déformer; une propreté minutieuse, jointe à un profond mépris de l'étiquette du luxe.

Or, les gens qui approchaient Michel Bar du plus près furent tout à coup surpris à la vue de la transformation radicale qui, un beau matin, s'opéra dans toute sa personne. Ceci se passait à la suite de la formation des habitudes régulières qui, depuis un mois environ, confinaient le soir M. Bar dans son hôtel en la compagnie de ses pupilles. Un pétillement jusqu'alors inconnu chez lui éclaira son visage; son œil gris-vert, enveloppé de gros sourcils touffus, ne se cacha plus sous la paupière ridée et grasse qui ne laissait à découvert qu'un point de l'iris; un sourire généreux entr'ouvrit ses lèvres.

[ocr errors]

Chose plus merveilleuse encore, il parut un jour au bureau vêtu d'une redingote croisée, longue et à poches sur le côté, couleur marengo, dernière mode; autour du cou, une cravate à large nœud, en soie du Bengale; bottes carrées du bout avec des talons très bas. Même, sa moustache, lissée et parfumée, s'étira sur les côtés en crocs maintenus droits par le liant d'un cosmétique; ses cheveux, respectés par les ciseaux du coiffeur et divisés sur le milieu de la tête par une raie apparente, se relevèrent en touffe sur le haut du front, et sa main prit soin de les friser de temps en temps. Peu à peu, moustaches et cheveux perdirent de leur blancheur ancienne, et des tons d'ébène se révélèrent inopinément, qui assombrirent leurs reflets de frimas à un âge où d'ordinaire les cheveux noirs ne poussent plus.

Et Michel de redresser sa grande taille, qu'il cambrait avec des airs vainqueurs. Son jarret recouvrait l'élasticité des anciens jours, et ses muscles se réveillaient de leur raideur automatique. Bref, le colonel prenait des allures de jeune homme, portant un chapeau sans ailes qu'il penchait sur le côté avec une crânerie de mirliflore, empaquetant ses mains dans des gants de Suède, fredonnant des cavatines et faisant siffler dans l'air une badine au pommeau d'argent ciselé. Un jour que le froid pinçait dur son homme, M. Bar, en place de son carrick à l'ancienne, jeta sur ses épaules un manteau couleur de bronze, au collet en peluche bleu de ciel, avec des manches et une grande pélerine, le tout doublé de soie de la même couleur que le drap; ce qui fit jaser les employés dans leur coin et les laquais rire sous cape.

«Eh! eh! dit Blandine à Malvina, voyant passer dans la cour de l'hôtel le colonel ainsi attifé; quel air guilleret vous a notre M. Bar! il passe fier comme Artaban!»

Un sourire railleur s'épanouit sur les lèvres de la nièce.

« C'est notre été de la Saint-Martin qui commence, » dit-elle. A ces indices d'une révolution accomplie dans la personne, les allures et les habitudes de Michel Bar, Malvina comprit quelle part occulte lui revenait dans cette transformation si complète, et se réjouit à l'idée du pouvoir qu'elle exerçait déjà sur cette existence jusqu'alors végétative et morne. Sa confiance en elle-même s'en accrut d'autant.

«Ma chère enfant, dit-elle un matin à Blandine, depuis quelques minutes à l'arrêt devant sa nièce comme un chien en quête d'un morceau de sucre, décidément, ce pauvre M. Bar... a la tête à l'envers! il ne s'agit plus à présent, pour décider du gain de la bataille, que de faire donner la réserve.

- J'ai toujours dit que tu arriverais loin, s'écria Blandine en

[ocr errors]

couvrant sa nièce d'un regard d'admiration; courage! je vais de ce pas faire dire une messe à ton intention! »>>

Malvina s'était tenue, jusqu'à ce moment, à l'égard du colonel, dans une réserve de bon goût, ne franchissant jamais les bornes d'une familiarité où le respect se traduisait par des nuances féminines d'une ténuité extrême. Mais au point où le hasard avait amené les parties respectives, elle se résolut à brusquer les convenances et à sauter à pieds joints par-dessus les barrières que les devoirs de son sexe mettaient entre son impatience et la récompense promise à ses hauts faits. Ses démonstrations amicales à l'adresse du colonel prirent dès lors un caractère très décidé de provocation. Ce ne furent plus de ces attentions délicates, de ces prévenances aimables qui tiennent plus de l'ardeur contenue de l'amante que de la science de la fille plus de romances dites avec expression, de lectures faites d'une voix émue, de soins prodigués avec grâce. Les regards attentifs par elle attachés sur le visage du colonel se transformèrent en œillades brûlantes; les sourires retenus détendirent ses lèvres en contractions significatives; sa physionomie perdit son apparence de placidité ou d'espièglerie mutine, suivant qu'elle avait besoin de l'une ou de l'autre de ces impressions, pour s'assombrir sous l'empire d'une idée fixe; il y eut sur son visage comme des lueurs et des reflets rapides; son front se couvrit de teintes violettes, tandis qu'autour de sa personne se dégageait une atmosphère de passion capiteuse.

Toutefois, par une inspiration de génie, Malvina ne dédaigna pas les allures enfantines; au contraire, elle redoubla de gaminerie, s'il est permis de parler ainsi, afin de n'exciter pas la défiance du colonel et de bien prendre son temps pour l'enchaîner avant qu'il pût se reconnaître. Aussitôt qu'il paraissait, vite elle courait à lui, nouait ses deux bras autour de son cou et se hasardait parfois jusqu'à l'embrasser, dans un élan fiévreux; était-il assis, elle se penchait sur son épaule et frôlait sa joue de son bras rond et potelé, lui prenait la main et la caressait de ses doigts menus; volontiers, elle se couchait à ses pieds et posait sa tête sur ses genoux par un mouvement d'inimitable abandon.

Une après-midi que M. Bar et ses deux pupilles revenaient de Fontenay-sous-Bois, où le premier avait récemment acheté une villa, et qu'ils suivaient à pied le chemin de Vincennes la calèche devait les rejoindre au pied du donjon-un briska, lancé à toute volée, arriva inopinément sur les promeneurs au tournant de la route. Berthe allait devant sur le talus gazonné en contre-bas de quelques centimètres; Malvina la suivait à distance donnant le bras à Michel qui, seul, marchait sur la chaussée. Au moment où le briska, em

porté par l'élan irrésistible des chevaux, fondait sur le groupe formé par Malvina et le colonel, celle-ci poussa un cri terrible d'angoisse. Le colonel, doué d'un sang-froid imperturbable en face du péril, s'arc-bouta sur ses jarrets, détourna d'un coup de canne à hauteur de tête l'attelage qui se cabra, et, soulevant de son bras resté libre Malvina effarée, s'élança légèrement sur la contre-allée. Berthe et Michel s'empressèrent auprès de la jeune fille défaillante; au bout de quelques minutes, celle-ci parut reprendre ses esprits; dès qu'elle ouvrit les yeux, son premier regard fut pour le colonel, puis, prise tout à coup d'un accès de sensibilité nerveuse, elle se jeta au cou de son protecteur et l'embrassa avec feu.

« Tu as eu grand' peur, ma pauvre enfant! s'écria le colonel en riant.

Oui, balbutia-t-elle d'une voix entrecoupée par des spasmes, mais pas pour moi! »

Le soir, comme toute la compagnie réunie au salon s'amusait fort de chansonnettes méridionales chevrottées d'une voix fausse par Blandine, Michel vit tout à coup les yeux de Malvina s'emplir de larmes.

« Qu'avez-vous donc, Maivina, à pleurer ainsi? demanda-t-il avec intérêt.

Rien... rien, fit vivement la jeune fille : un enfantillage!
Mais encore?

Je vous en prie.

Manqueriez-vous de confiance envers moi?

-Eh bien donc, je songeais... je songeais que vous auriez pu être tué tantôt. »

Une aventure sans grande importance, qui survint à quelque temps de là, faillit porter sur le pavois la fille du lieutenant Ricot.

Cédant à l'invitation de Michel, Malvina se décida une après-dînée à tenter en sa compagnie une promenade sur les boulevards. Blandine chaperonna sa nièce: Berthe était allée à Saint-Denis rendre visite aux dames de la Maison royale. On gagna le boulevard de Gand, le rendez-vous du beau monde.

Le ciel brillait d'un éclat de sérénité admirable; les premières feuilles de mai verdoyaient aux branches des arbres; le soleil éclaboussait Paris de rayons enflammés. Malvina, au bras de M. Bar, suivait pédestrement la contre-allée de gauche, encombrée d'élégants et d'élégantes que les sourires d'une belle journée avaient chassés du coin du feu vers les promenades où s'étalaient les modes nouvelles du printemps. Les promeneurs pullulaient, les toilettes ridicules de l'époque s'étalaient, les vastes redingotes croisées à boutons de métal, les manches à gigot et les chapeaux en éventail. Les mirli

« ZurückWeiter »