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d'être ainsi. Ce n'est qu'à mesure que l'esprit, apprenant à revenir sur lui-même, se forme à la méditation, qu'il se prend à observer avec inquiétude ce qu'il a longtemps contemplé avec indifférence. Voilà l'étonnement qui pousse à la recherche et suscite l'observation. C'est en s'étonnant que les hommes commencent à philosopher, répète Aristote après Platon; mais ce qu'il n'eût point dit, Platon l'ajoute au gré de son ingénieuse imagination, et comme Thaumas, le père d'Iris, porte un nom qui ressemble en grec au nom de l'étonnement, Platon s'amuse à prétendre dans le Théetète que, fille de l'étonnement, la philosophie est, comme Iris, la messagère des dieux.

La curiosité qu'elle nous inspire d'abord, et qui fixe notre attention sur les effets et les causes, ne va pas sans un certain doute qui s'élève dans notre esprit sur Pindifférence ou la crédulité avec laquelle nous avons accepté les phénomènes les plus étranges ou les explications les plus obscures. Avions-nous donc des yeux pour ne point voir? Le doute est dans cette question, et voilà pourquoi, après Platon et Aristote, Bacon et Descartes ont exhorté l'esprit humain au doute, père de la science, à ce doute qui n'est que le besoin des faits certains et des idées claires.

Résulte-t-il de ces grands exemples que cet esprit d'inquisition, qui doute pour savoir et pose le problème pour le résoudre, soit le mobile de la civilisation parce qu'il est comme le grand ressort des sciences? L'histoire de la civilisation doit-elle se résoudre dans l'histoire de l'esprit humain? Oui, si par l'esprit humain on entend toute la nature humaine. Jusqu'à présent toutefois ces mots d'histoire de l'esprit humain ne le supposaient que considéré au point de vue de la spéculation. Sans doute, même à ce point de vue, il ne vit pas comme étranger sur la face de la terre; son influence s'étend aux réalités, et ce n'est pas dans notre siècle qu'on pourrait reléguer la science dans les limites du monde intelligible: elle est devenue bien réellement active, comme le voulait Bacon, c'est-à-dire qu'elle agit sur le sort de l'humanité. Le fait même cependant est nouveau, au moins dans les proportions qu'il a prises. Il n'est pas universel, puisqu'il a fallu en avertir nos pères et que l'on cherche encore à le propager. Si le savoir est le pouvoir, il n'a pas encore la monarchie universelle. La science pure, la science enrichie par le génie tout spéculatif d'Ampère et d'Oersted, a doté du télégraphe électrique le gouvernement et le commerce, la vie publique et la vie privée, et l'on pourrait trouver dans l'histoire tel grand événement qui ne serait pas arrivé si le télégraphe électrique avait existé. Ce passage régulier de la science à l'art, de la spéculation à la pratique, de l'art et de la pratique à de certaines conséquences

publiques et sociales, se reconnaîtrait encore dans bien des cas où il est moins apparent, par exemple dans la révolution française. L'esprit spéculatif passant des livres aux choses est une des plus puissantes causes, sinon la plus puissante, de ce grand événement; mais enfin il y a d'autres causes encore qui agissent dans le monde social, et généralement ce n'est point par cette voie méthodique, par le procédé baconien, que se sont établies la plupart des choses qui composent la civilisation. Les résultats de faits antérieurs et même accidentels en peuvent engendrer d'autres et devenir en euxmêmes des causes permanentes : ce sont autant de points d'appui, de poids ou de leviers; ce sont des ressorts ou des résistances. Ils ne disparaissent pas à volonté, non plus que les causes qui les ont produits. N'en tenir aucun compte serait mutiler la réalité, serait se créer des difficultés ou se priver de secours. Le présent tout au moins n'est pas une création raisonnée de l'esprit humain. En serat-il autrement de l'avenir? Le monde doit-il un jour relever tout entier de la science? On peut en douter. Que l'on préfère la voie méthodique à toute autre, que l'on conseille fortement aux hommes de tout chercher et de tout régler par la raison, le vœu est beau, le conseil est bon, et j'y souscris pour mon compte. Seulement, il faut bien le remarquer, ce n'est encore au fond et en termes différens que le souhait de Platon, de voir unies la philosophie et la royauté. J'accepte de tout mon cœur la pensée de Platon; mais, comme toute pensée purement philosophique, c'est un idéal. Ne la dédaignons pas pour cela une pratique sans un idéal ne vaut guère, et c'est elle qu'il faut mépriser. Cependant qui confond l'idéal avec le réel compromet ou diminue l'un et l'autre; il court à sa perte ou à l'impuissance. Il faut tendre à ce qui doit être avec ce qui est; il faut y travailler avec ce qui est.

Il y a de par le monde des religions, des philosophies, des littératures, des arts, des législations, des coutumes, des pouvoirs, enfin de grandes associations constituées qui ont des souvenirs, des opinions, des intérêts et des forces, et ces associations s'appellent des nations, d'où la guerre et la paix. Aborderez-vous tout cela par la méthode des recherches? conseillerez-vous aux hommes de soumettre tout cela à l'inquisition du scepticisme? Oui assurément, s'il s'agit de science; mais s'il est question de civilisation et de progrès effectif, comment faire, et par où commencer? Il se peut que dans un pays donné rien ne résiste à la critique, et que la société tout entière s'évapore dans le creuset de l'analyse. Voilà dans ce cas l'esprit humain obligé de tout reprendre à nouveau et de tout faire de rien. Cherchons un exemple. Il ne faudrait pas un grand effort de philosophie pour démontrer que la guerre est un mal, une des plaies

de la civilisation. C'est même, il me semble, une opinion reçue parmi les réformistes les plus avancés de la Grande-Bretagne. Faudra-t-il donc faire abstraction de la guerre, et, pour mieux l'abolir, procéder comme si elle n'existait pas? Cela n'empêchera pas de la rencontrer sur son chemin; seulement on risquera de la mettre contre soi et bientôt d'y périr. Ce n'est pas tout: en cédant trop à l'esprit scientifique, on oubliera que la guerre, bien qu'elle trouble la civilisation, en peut être l'instrument et l'a été plus d'une fois. L'humanité doit-elle se repentir de la guerre de trente ans? Sans se préoccuper aucunement de la philosophie des sciences, les Provinces-Unies ontelles eu tort de détruire la tyrannie de l'Espagne? Les colonies anglaises de l'Amérique du Nord, outragées dans leurs droits, sentent qu'elles peuvent et qu'elles veulent n'appartenir qu'à elles-mêmes. La coalition de Pilnitz conteste à la France le droit de se gouverner comme elle le veut. Une grande puissance, ambitieuse de dominer sur la Baltique et sur le Bosphore, menace les gouvernemens dans leur indépendance et les nations dans leur liberté. Est-ce le cas d'éliminer, de réfuter la guerre comme une erreur, de la réformer comme un abus, et de perdre la civilisation pour l'honneur de la théorie? Au lieu de sacrifier les armées à l'économie politique, ne vaut-il pas mieux leur dire, comme Lafayette :

Ignorantne datos ne quisquam serviat enses?

Dans ce cas, comme dans cent autres moins saillans et plus communs, on reconnaîtra que le développement de l'esprit d'examen scientifique est loin d'être l'unique moyen de servir les intérêts, les droits, les progrès de la société, et de faire avancer la civilisation. Ce n'est pas par une seule voie que les nations les plus dignes d'être imitées sont arrivées au point où nous les voyons. L'humanité, passez-moi ce mot familier, a plus d'une corde à son arc.

Ce qu'a fait l'économie politique pour l'Angleterre est immense. La statistique, qui n'est que d'hier, est destinée à produire des résultats incalculables. A mesure que le temps en perfectionnera les procédés, en multipliera les applications, le jour se fera dans la société, et plus tard, j'en suis assuré, grâce aux nouvelles lumières, on s'étonnera de l'avoir si longtemps gouvernée en la connaissant si peu. Je n'ai nulle envie de décourager ces infatigables chercheurs et collecteurs de faits qui, pour parler comme Bacon, vendangent pour la science; mais, en Angleterre même, l'exclusive préoccupa tion des faits numérables et mesurables a, par réaction, amené des observateurs d'un autre genre à protester contre les prétentions absolues des écoles économistes. Au moment où j'admirais tant de

TOME XVIII.

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magnifiques promesses faites à la statistique victorieuse de la philosophie, je lisais à d'autres heures, et dans un livre anglais qu'il faut bien appeler par son nom, un roman :

« Tel atelier occupe tant de centaines d'ouvriers et une machine de la force d'autant de chevaux. On sait à une livre près ce que peut faire la machine; mais tous les calculateurs de la dette nationale réunis ne sauraient me dire ce que peut, pendant une seconde, pour le bien ou le mal, pour l'amour ou pour la haine, pour le patriotisme ou la révolte, pour la décomposition de la vertu en vice ou la transformation du vice en vertu, l'âme d'un seul de ces travailleurs aux visages paisibles, aux mouvemens réguliers, et qui ne sont que les très humbles serviteurs de cette machine brute. Il n'y a pas le moindre mystère dans la machine, il y a un mystère à jamais impénétrable dans le plus abject de ces hommes. Si donc nous réservions toute notre arithmétique pour les objets matériels, et si nous cherchions d'autres moyens pour gouverner ces terribles quantités inconnues? Qu'en pensez-vous? (1). »

V.

M. Buckle n'est pas le premier qui ait cherché à se rendre compte des élémens de l'histoire de la société : il ne prétend pas l'être d'ailleurs, et il invoque souvent l'autorité de ses devanciers. Lorsqu'on les consulte avec lui, soit historiens, soit philosophes, l'esprit est troublé par l'immense difficulté de concilier la spéculation et l'érudition, l'hypothèse et l'archéologie, les idées et les faits. Vico, Ferguson, Rousseau, Goguet, Turgot, Herder, Herrenschwand, tant d'autres qu'on pourrait nommer, ont varié quant au dénombrement et à l'ordre des faits, et dans la confusion qui résulte de la multiplicité des objets et des points de vue, on conçoit que des esprits positifs et concluans aient cherché à tout simplifier pour tout éclaircir, à rétrécir le cadre du tableau pour le saisir d'un seul coup d'œil. Bien que M. Buckle montre plus de largeur de vue que M. Comte, nous ne pouvons nous empêcher de croire que sa théorie laisse en dehors trop de choses qu'il sera obligé de remettre en ligne de compte quand il l'appliquera à une histoire donnée. Déjà même, en commentant celle de l'Angleterre et de la France, il a rencontré plus de choses qu'il n'en avait annoncé. Le meilleur modèle à nous connu d'une décomposition exacte des élémens de l'histoire d'une nation a été donné par M. Guizot dans ses leçons sur la civilisation française. Essayez de faire entrer tout ce qu'il a vu et montré dans les formules des nouveaux systèmes, et peut-être d'aucun système :

(1) Les Temps difficiles, par Charles Dickens, traduction française.

vous n'y réussirez pas. Cependant il faut bien que le contenant égale au moins le contenu, et une théorie ne doit rien laisser en dehors. Sans prétendre à tracer une esquisse complète, on nous permettra de rappeler tout ce qu'une telle esquisse aurait à comprendre, et peut-être cela suffira-t-il pour indiquer les lacunes du système et de l'ouvrage objet de cette étude.

De quelque manière que la société ait commencé, les hommes ont des besoins qui veulent être satisfaits les premiers. A ces besoins répondent la nourriture, l'habitation, le vêtement. Pour avoir ces choses, ils emploient de certains moyens, et, si grossiers qu'on les suppose, l'emploi de ces moyens est un travail, et ces moyens, dès. qu'ils se répètent, sont des arts ou tendent à devenir des arts. Dès que l'homme s'applique à satisfaire aux premiers besoins de la vie, le travail et l'art ont commencé. Du travail et de l'art naît déjà la propriété. L'homme ne fit-il que monter à l'arbre pour cueillir un fruit, il se l'approprie. S'il n'est pas seul, et il ne l'est pas, il communique avec ses semblables. Un instinct, un instinct physique, car il lui est commun avec tous les animaux, suffirait pour qu'il propageât son espèce; mais un instinct d'un ordre plus élevé fait naître. de ce commerce la famille, comme de ses autres communications est née la société. Dans ce milieu de la famille et de la société encore informes, toutes ces choses, travail, art, propriété, se développent et se caractérisent davantage. Ce que le besoin a commencé, l'habitude le maintient, l'expérience l'améliore, l'exemple le transmet; la tradition s'établit. Pourtant les hommes diffèrent entre eux; l'inégalité des facultés et la diversité des circonstances sont la source des perfectionnemens et des découvertes. Les relations mutuelles d'une sociabilité naissante produisent une certaine communauté, c'est-à-dire que si tous ne jouissent pas de ce qui s'est fait, tous le connaissent, et cette communauté de connaissances est ce qu'on pourrait appeler la civilisation commençante. L'inégalité entre des créatures intelligentes, sensibles, actives, mais passionnées, amène des conflits, et l'état de guerre n'aurait ni trève ni terme, si la raison, bien que faible encore, ne conduisait pas à mettre toutes ces choses, - besoin, travail, arts, propriété, relations de famille et de société, — sous la protection de certaines règles, qui s'établissent surtout par la puissance de l'habitude et par celle de l'intérêt. Ces règles ont besoin d'être défendues; elles ne peuvent l'être que par la force. Si l'intérêt et la force qui le défend sont approuvés même du spectateur désintéressé, le sentiment du droit a pris naissance. Là est l'origine des lois et des gouvernemens. La convention dont on veut que la première organisation sociale soit l'expression n'est que la coïncidence naturelle des besoins, des habitudes, des idées et des volon

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