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le temps de s'habituer à la mer, de s'y attacher et de voir changer les spectacles; l'ennui du séjour à bord, l'incommodité d'être bercé dans un lit mouvant comme par une nourrice en colère; autour de soi, des scènes d'hôpital; au dehors, des ondes grisâtres, un ciel grisâtre; de longues nuits obscures malgré les étoiles, deux journées blafardes malgré un vif soleil, un horizon confus, des dimensions douteuses à cause du point de vue placé trop bas; ni grandeur, ni beauté; des îles qui fuyaient dans le brouillard; des oiseaux qui venaient nous visiter au passage, comme des sentinelles insulaires chargées d'apprendre qui nous étions; d'autres, comme nous frileux émigrans, qui fuyaient l'hiver et nous devançaient de toute la légèreté de leurs ailes; d'autres encore, mais en petit nombre, qui croisaient notre route, remontaient au nord et naviguaient presque à fleur d'eau avec des peines inouies; une ou deux voiles à l'horizon qui se balançaient sur des collines écumeuses; un grand bruit de vent dans les voiles, de roues déchirant la mer, de balancier frappant à coups redoublés dans les entrailles du navire: - voilà, pour ne rien omettre, le bulletin de ce court voyage, un des moins héroïques à coup sûr qui aient été accomplis sur cette mer fameuse. Ce matin même, à neuf heures, quarante-deux heures après avoir salué les côtes à demi africaines de Provence, trois heures avant d'être au port, on voyait la terre. Le premier sommet qu'on aperçoit, c'est le vieux Atlas; puis se présente la tête un peu plus voisine de la Bouzareah, puis Alger, un triangle blanchâtre sur des plateaux verts. A midi précis, l'ancre tomba sous les canons de la marine et dans des eaux paisibles. Il faisait chaud. Le vent ne soufflait plus; la mer était d'un bleu sombre, le ciel net et très coloré; je ne sais quelle odeur de benjoin remplissait l'air. Nous entrions dans un climat nouveau, et je reconnaissais cette ville charmante à son odeur. Une heure après, je roulais sur la route de Mustapha, et mon ancien ami le voiturier Slimen, que le hasard m'avait fait rencontrer à la Porte de la Marine, m'arrêtait bientôt devant une petite maison carrée, blanche et sans toiture; j'étais chez moi.

Ma première étape est donc achevée. Je viens à Alger comme au plus près, car c'est ainsi que j'entends les migrations. J'ai passé l'été dernier en Provence, dans un pays qui prépare à celui-ci et le fait désirer : des eaux sereines, un ciel exquis, et presque la vive lumière de l'Orient; je ne suis pas fâché de m'arrêter, les pieds sur la vraie terre arabe, mais à l'autre bord seulement de la mer qui me sépare de France et face à face avec le pays que je quitte. En attendant que je me déplace, je cherche un titre à ce journal. Peut-être l'appellerons-nous plus tard journal de voyage. Aujourd'hui soyons modeste, et nommons-le tout simplement journal d'un absent.

Cette lettre, mon ami, ne partira pas seule. Je viens à ce moment même de t'envoyer un messager, c'est un oiseau que j'ai recueilli en route, que j'ai ramené jusqu'ici comme un compagnon, le seul à bord dont l'intimité me fût agréable et qui fût discret. Peut-être oubliera-t-il que je l'ai sauvé du naufrage pour se souvenir seulement d'avoir été mon prisonnier. Il est entré dans ma cabine hier au soir, à la tombée de la nuit, par le hublot que j'avais ouvert pendant une courte embellie. Il était à demi mort de fatigue; de luimême il vint se réfugier dans ma main, tant il avait peur de cette vaste mer sans limites et sans point d'appui. Je l'ai nourri comme j'ai pu, de pain qu'il n'aimait guère et de mouches auxquelles toute la nuit j'ai donné la chasse. C'est un rouge-gorge, de tous les oiseaux peut-être le plus familier, le plus humble, le plus intéressant par sa faiblesse, son vol court et ses goûts sédentaires. Où donc allait-il dans cette saison? Il retournait en France; il en revenait peutêtre? Sans doute il avait son but, comme j'ai le mien. Connais-tu, lui ai-je dit, avant de le rendre à sa destinée, avant de le remettre au vent qui l'emporte, à la mer à qui je le confie, connaistu, sur une côte où j'aurais pu te voir, un village blanc dans un pays pâle, où l'absynthe amère croît jusqu'au bord des champs d'avoine? Connais-tu une maison silencieuse et souvent fermée, une allée de tilleuls où l'on marche peu, des sentiers sous un bois grêle où les feuilles mortes s'amassent de bonne heure, et dont les oiseaux de ton espèce font leur séjour d'automne et d'hiver? Si tu connais ce pays, cette maison champêtre qui est la mienne, retournes-y, ne fût-ce que pour un jour, et porte de mes nouvelles à ceux qui sont restés. Je le posai sur ma fenêtre, il hésita; je l'aidai de la main; alors il ouvrit brusquement ses ailes; le vent du soir, qui soufflait de la terre, le décida sans doute à partir, et je le vis s'élancer en droite ligne vers le nord.

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Adieu, mon ami, adieu pour ce soir du moins. Je commence une absence dont je ne veux pas encore déterminer la durée; mais sois tranquille : je ne viens pas au pays des Lotophages pour manger le fruit qui fait oublier la patrie.

Mustapha, 5 novembre.

A tous ceux qui me croient un voyageur, tu laisseras en effet supposer que je voyage, et tu diras que je pars. Si l'on demande où je vais, tu répondras que je suis en Afrique : c'est un mot magique qui prête aux conjectures, et qui fait rêver les amateurs de découvertes. A toi je puis avec humilité dire le fait comme il est ce pays me plaît, il me suffit, et pour le moment je n'irai pas plus

loin que Mustapha d'Alger, c'est-à-dire à deux pas de la plage où le bateau m'a débarqué.

Je veux essayer du chez moi sur cette terre étrangère, où jusqu'à présent je n'ai fait que passer, dans les auberges, dans les caravansérails ou sous la tente, changeant tantôt de demeure et tantôt de bivouac, campant toujours, arrivant et partant, dans la mobilité du provisoire et en pèlerin. Cette fois je viens y vivre et l'habiter. C'est à mon avis le meilleur moyen de beaucoup connaître en voyant peu, de bien voir en observant souvent, de voyager cependant, mais comme on assiste à un spectacle, en laissant les tableaux changeans se renouveler d'eux-mêmes autour d'un point de vue fixe et d'une existence immobile. J'y verrai s'écouler toute une année peut-être, et je saurai comment les saisons se succèdent dans ce bienheureux climat, qu'on dit inaltérable. J'y prendrai des habitudes qui seront autant de liens plus étroits pour m'attacher à l'intimité des lieux. Je veux y planter mes souvenirs comme on plante un arbre, afin de demeurer de près ou de loin enraciné dans cette terre d'adoption.

A quoi bon multiplier les souvenirs, accumuler les faits, courir après les curiosités inédites, s'embarrasser de nomenclatures, d'itinéraires et de listes? Le monde extérieur est comme un dictionnaire; c'est un livre rempli de répétitions et de synonymes: beaucoup de mots équivalens pour la même idée. Les idées sont simples, les formes multiples; c'est à nous de choisir et de résumer. Quant aux endroits célèbres, je les compare à des locutions rares, luxe inutile dont le langage humain peut se priver sans y perdre rien. J'ai fait autrefois deux cents lieues pour aller vivre un mois, qui durera toujours, dans un bois de dattiers sans nom, presque inconnu, et je suis passé à deux heures de galop du tombeau numide de Syphax sans me détourner de mon chemin. Tout est dans tout. Pourquoi le résumé des pays algériens ne tiendrait-il pas dans le petit espace encadré par ma fenêtre, et ne puis-je espérer voir le peuple arabe défiler sous mes yeux par la grande route ou dans les prairies qui bordent mon jardin? Ici, comme à l'ordinaire, je trace un cercle autour de ma maison, je l'étends jusqu'où il faut pour que le monde entier soit à peu près contenu dans ses limites, et alors je me retire au fond de mon univers; tout converge au centre que j'habite, et l'imprévu vient m'y chercher. Ai-je tort? Je ne le crois pas, car cette méthode, raisonnable ou non, donne aussitôt le plus graud calme en promettant des loisirs sans bornes, et fait considérer les choses d'un regard paisible, plus attentif, pour ainsi dire accoutumé dès le premier jour. Il faut donc que tu saches que je réside à trente-cinq minutes d'Alger, assez loin de la ville, mais pas

tout à fait en pleins champs, et que je puis voir d'ici, plantée sur la colline, entre deux cyprès, la tour municipale de ma mairie.

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La maison que j'habite est charmante. Elle est posée comme un observatoire entre les coteaux et le rivage, et domine un horizon merveilleux à gauche Alger, à droite tout le bassin du golfe jusqu'au cap Matifou, qui s'indique par un point grisâtre entre le ciel et l'eau; en face de moi, la mer. Je découvre ainsi tout un côté du Sahel et tout le Hamma, c'est-à-dire une longue terrasse boisée, semée de maisons turques et doucement inclinée vers le golfe. Une petite plaine, étroite et longue comme un ruban, la rattache au rivage. C'est un pays de bocage, fertile, humide, presque partout marécageux. On y voit des prairies, des vergers, des cultures, des fermes, des maisons de plaisance aux toits plats, aux murs blanchis, des casernes transformées en métairies, d'anciens forts devenus des villages, le tout sillonné de routes, clair-semé de bouquets d'arbres et découpé par d'innombrables haies de cactus et de nopals toutes pareilles à des broderies d'argent. A l'endroit où le Sahel expire, vers l'embouchure de l'Arrach, on peut apercevoir, quand le soleil le fait briller, le massif un peu blanchâtre de la Maison carrée. Plus près du cap encore, on voit briller des étincelles à fleur d'eau : c'est un petit village maltais nommé le village du Fort de l'eau ; malgré la fièvre, il prospère à quelques pas de l'endroit où la flotte de Charles-Quint prit terre et où son armée périt. Derrière la Maison carrée, on devine une étendue vide et sans mouvement, un grand espace où l'azur commence, où l'air vibre continuellement : c'est l'entrée de la Mitidja. Enfin tout à fait au fond, dans l'est, la chaîne dentelée et toujours bleue des montagnes kabyles ferme, par un dessin sévère, ce magnifique horizon de quarante lieues.

Alger se montre à l'autre extrémité du demi-cercle, au couchant, déployé de profil et descendant par échelons les degrés escarpés. de sa haute colline. Quelle ville, mon cher ami! les Arabes l'appelaient El-Bahadja, la blanche, et comme elle est encore la bien nommée! A vrai dire, elle est déshonorée, puisqu'elle est française. L'enceinte hautaine de ses remparts turcs, cette vieille ceinture ardente et brunie, est brisée partout, et déjà ne la contient plus tout entière; la haute ville a perdu ses minarets, et peut-être y pourraiton compter quelques toitures. Toutes les nations de l'Europe et du monde viennent aujourd'hui, par tous les vents, amarrer leurs navires de guerre et de commerce au pied de la grande mosquée; Bordj-el-Fannar n'effraie plus personne, et se pavoise du drapeau tricolore en signe de ralliement. N'importe, Alger demeure toujours la capitale et la vraie reine des Moghrebins. Elle a toujours sa Kasbah pour couronne, avec un cyprès, dernier vestige apparent

TOME XVIII.

des jardins intérieurs du dey Hussein; un maigre cyprès, pointant dans le ciel comme un fil sombre, mais qui, de loin, ressemble à une aigrette sur un turban. Quoi qu'on fasse, elle est encore, et pour longtemps, j'espère, El-Bahadja, c'est-à-dire la plus blanche ville peutêtre de tout l'Orient. Et quand le soleil se lève pour l'éclairer, quand elle s'illumine et se colore à ce rayon vermeil qui tous les matins lui vient de La Mecque, on la croirait sortie de la veille d'un immense bloc de marbre blanc, veiné de rose.

La ville est flanquée de ses deux forts, le fort Bab-Azoun, qui ne l'a pas défendue, et le fort de l'Empereur, Bordj-Moulaye-Hassan, qui l'a fait prendre. En avant s'étendent les faubourgs, qu'heureusement je ne vois pas d'ici. Les bâtimens de la marine, jolie ligne architecturale animée de couleurs vives, se reflètent avec des miroitemens infinis dans des eaux du bleu le plus tendre, et je puis dire que je ne perds pas un seul trait regrettable de cette silhouette exquise. Comme tu le vois, ce n'est pas l'étendue, ni l'air vif, ni la lumière qui manquent à ce panorama. Le soleil se promène tout autour de ma cellule sans y pénétrer jamais. Il y règne une ombre inviolable. Pour vis-à-vis direct, j'ai le ciel fixe du nord-est et le rideau bleu de la haute mer. Le demi-jour azuré qui descend du ciel se répand avec égalité sur les murs blancs, sur les lambris et sur le sol parqueté de faïences à fleurs. Rien n'est plus abrité ni plus ouvert, plus sonore ni plus paisible; il y a dans ce réduit, aussi favorable au repos qu'au travail, une sorte de tranquillité froide et blême, et comme une habitude de douceur qui me ravit profondé

ment.

J'ai presque deux jardins. L'un est petit, enclos de murs, planté de rosiers, d'orangers, de caoutchoucs et d'arbres à haut feuillage qui vont me prêter de l'ombre pendant tout l'hiver, ce qui fait que par reconnaissance au moins j'en apprendrai le nom. Au fond, j'ai une écurie avec des chevaux, et toute une compagnie de pigeons blancs et bleus est baraquée au-dessus de la niche du chien de garde. On ne saurait être plus propriétaire. Mon second jardin n'est, à proprement parler, qu'un parterre enclavé dans un pré pâturé que des pluies récentes ont fait un peu reverdir, et qui commence à se garnir de mauves sauvages. Un troupeau de vaches plus décharnées que les animaux de Karel et de Berghem s'y promènent tout le jour, tondant l'herbe à mesure qu'elle pousse, et léchant la terre aux endroits stériles. Ces petites bêtes aux os saillans me rappellent les cantons pauvres de la France, et dans les dispositions d'esprit où je suis, ce souvenir est loin de me déplaire. Quelquefois deux ou trois chameaux noirâtres et galeux, escortés d'un petit ânon tout à fait étrange à cause de la longueur de ses poils, s'y

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