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nus épiques : il y a toujours en lui du Lazare et du Job. Il est grave, il est violent; jamais il n'est ni bête, ni grossier. Toujours pittoresque dans le bon sens du mot, artiste sans en donner la preuve autrement que par sa tenue, naturellement, et par je ne sais quel instinct supérieur, il relève jusqu'à ses défauts et prête à ses petitesses l'énergie des difformités. Ses passions, qui sont à peu près les nôtres, ont un tour plus grand qui les rend presque intéressantes, même quand elles sont coupables. Il est effréné dans ses mœurs, mais il n'a pas de cabaret, ce qui purge au moins ses débauches de l'odeur du vin. Il sait se taire, autre qualité rare que nous n'avons pas; il peut par là se passer d'esprit. « La parole est d'argent, le silence est d'or, » c'est une de ses maximes. Il a la dignité naturelle du corps, le sérieux du langage, la solennité du salut, le courage absolu dans sa dévotion: il est sauvage, inculte, ignorant; mais en revanche il touche aux deux extrêmes de l'esprit humain, l'enfance et le génie, par une faculté sans pareille, l'amour du merveilleux. Enfin ses dons extérieurs font de lui un type accompli de la beauté humaine, et pour des yeux exigeans c'est bien quelque chose.

Tous ces attributs, il les garde; toutes ces qualités, il les conserve sans en rien perdre, avec une force de résistance ou d'inertie qui de toutes les forces est la plus invincible. On en peut juger ici, où son obstination n'a pas faibli plus qu'ailleurs, quoiqu'il eût toutes les raisons possibles d'être policé malgré lui-même, d'être usé par les contacts et de s'effacer. Il a tout retenu comme au premier jour, ses usages, ses superstitions, son costume, et la mise en scène à peu près complète de cette existence opiniâtre dans la religion du passé. On pourra le déposséder entièrement, l'expulser de son dernier refuge, sans obtenir de lui quoi que ce soit qui ressemble à l'abandon de lui-même. On l'anéantira plutôt que de le faire abdiquer; je le répète, il disparaîtra avant de se mêler à nous.

En attendant, cerné de toutes parts, serré de près, j'allais dire étranglé, par une colonie envahissante, par des casernes et des corps de garde dont il n'a d'ailleurs qu'un vague souci, mais éloigné volontairement du cours réel des choses, et rebelle à tout progrès, indifférent même aux destinées qu'on lui prépare, aussi libre néanmoins que peut l'être un peuple exproprié, sans commerce, presque sans industrie, il subsiste en vertu de son immobilité même et dans un état voisin de la ruine, sans qu'on puisse imaginer s'il désespère ou s'il attend. Quel que soit le sentiment vrai qui se cache sous la profonde impassibilité de ces quelques milliers d'hommes, isolés désormais parmi nous, désarmés, et qui n'existent plus que par tolérance, il leur reste encore un moyen de défense insaisissable :

ils sont patiens, et la patience arabe est une arme de trempe extraordinaire dont le secret leur appartient, comme celui de leur acier. Ils sont donc là, tels qu'on les a vus de tout temps, dans leurs rues sombres, fuyant le soleil, tenant plus que jamais leurs maisons closes, négligeant le trafic, économisant leurs besoins, s'environnant de solitude par précaution contre la foule, se prémunissant par le silence contre les envahissemens d'un fléau aussi grand pour eux que tous les autres, les importuns.

Leur ville, dont la construction même est le plus significatif des emblèmes, leur ville blanche les abrite, à peu près comme le burnouss national les habille, d'une enveloppe uniforme et grossière. Des rues en forme de défilés, obscures et fréquemment voûtées; des maisons sans fenêtres, des portes basses; des échoppes de la plus pauvre apparence; des marchandises empilées pêle-mêle, comme si le marchand avait peur de les montrer; des industries presque sans outils, certains petits commerces risibles, quelquefois des richesses au fond d'un chausson; pas de jardins, pas de verdure, à peine un pied mourant de vigne ou de figuier qui croupit dans les décombres des carrefours; des mosquées qu'on ne voit pas, des bains où l'on va mystérieusement, une seule masse compacte et confuse de maçonnerie, bâtie comme un sépulcre, où la vie se dérobe, où la gaieté craindrait de se faire entendre: telle est l'étrange cité où vit, où s'éteint plutôt un peuple qui ne fut jamais aussi grand qu'on l'a cru, mais qui fut riche, actif, entreprenant. J'ai parlé de sépulcre, et j'ai dit vrai. L'Arabe croit vivre dans sa ville blanche; il s'y enterre, enseveli dans une inaction qui l'épuise, accablé de ce silence même qui me charme, enveloppé de réticences et mourant de lan

gueur.

Tu sais à quoi se réduit ce qu'on aperçoit de sa vie publique, ce que j'appelle par analogie son industrie ou son commerce; la statistique est ici des plus simples : des brodeurs sur étoffes, des cordonniers, des marchands de chaux, des bijoutiers du dernier ordre, des grainetiers vendant à la fois des épices et du tabac; des fruitiers approvisionnés, suivant la saison, d'oranges ou de pastèques, de bananes ou d'artichauts; quelques laiteries, des barbiers surtout, des boulangeries banales et des cafés. Cette énumération, qui n'est pas complète, donne au moins la mesure assez exacte des besoins; elle définit mieux que toutes les redites les causes matérielles de cette tranquillité sans exemple où ce peuple se complaît, et c'est la seule chose qui m'importe en ce récit.

Quant à la vie privée, elle est, comme dans tout l'Orient, protégée par des murs impénétrables. Il en est des maisons particulières comme des boutiques; mème apparence discrète et même

incurie à l'extérieur. Les portes ne s'ouvrent jamais qu'à demi, et retombent d'elles-mêmes par leur propre poids. Tout est ombrageux dans ces constructions singulières admirablement complices des cachoteries du maître; les fenêtres ont des barreaux, et toute sorte de précautions sont prises aussi bien contre les indiscrétions du dehors que contre les curiosités du dedans. Derrière ces clôtures taciturnes, ces portes massives comme des portes de citadelles, ces guichets barricadés avec du fer, il y a des choses qu'on ignore, il y a les deux grands mystères de ce pays-ci, la fortune mobilière et les femmes. De l'une et des autres, on ne connaît presque rien. L'argent circule à peine, les femmes sortent peu. L'argent ne se montre guère que pour passer d'une main arabe dans une main arabe, pour se convertir en petite consommation ou en bijoux. Les femmes ne sortent que voilées, et leur rendez-vous le plus habituel est un lieu d'asile inviolable: ce sont les bains. Des rideaux de mousseline légère qui se soulèvent au vent de la rue, des fleurs soignées dans un pot de faïence de forme bizarre, voilà à peu près tout ce qu'on aperçoit de ces gynécées, qui nous font rêver. On entend sortir de ces retraites des bruits qui ne sont plus des bruits, ou des chuchotemens qu'on prendrait pour des soupirs. Tantôt c'est une voix qui parle à travers une ouverture cachée, ou qui descend de la terrasse et qui semble voltiger au-dessus de la rue comme la voix d'un oiseau invisible; tantôt la plainte d'un enfant qui se lamente dans une langue déjà singulière, et dont le balbutiement mêlé de pleurs n'a plus de signification pour une oreille étrangère. Ou bien c'est un son d'instrument, le bruit mat des darboukas, qui marque avec lenteur la mesure d'un chant qu'on n'entend pas, et dont la note unique et scandée comme une rime sourde semble accompagner la mélodie d'un rève. La captivité se console ainsi, en rêvant d'une liberté qu'elle n'a jamais eue et qu'elle ne peut comprendre.

Il y a un proverbe arabe qui dit: Quand la femme a vu l'hôte, elle ne veut plus de son mari. Les Arabes ont un livre de la sagesse à leur usage, et toute la politique conjugale est réglée sur ce précepte. Il est donc bien convenu que, délicieuse ou non pour ceux qui l'habitent, luxueuse ou pauvre, une maison d'Arabe est une prison à forte serrure, et fermée comme un coffre-fort. Le maître avare en a la clé; il y renferme ensemble tous ses secrets, et nul ne sait, nul ne peut dire ce qu'il possède, ni combien, ni quel en est le prix.

Beaucoup plus tolérans que les Arabes, les Juifs et les nègres permettent à leurs femmes de sortir sans voiles. Les Juives sont belles; à l'inverse des Mauresques, on les voit partout, aux fontaines, sur le seuil des portes, devant les boutiques, ou réunies autour des bou

langeries banales à l'heure où les galettes sont tirées du four. Elles s'en vont alors, soit avec leur cruche remplie, soit avec leur planche au pain, traînant leurs pieds nus dans des sandales sans quartiers, leur long corps serré dans des fourreaux de soie de couleur sombre, et portant toutes, comme des veuves, un bandeau noir sur leurs cheveux nattés. Elles marchent le visage au vent, et ces femmes en robe collante, aux joues découvertes, aux beaux yeux fixes, accoutumées aux hardiesses du regard, semblent toutes singulières dans ce monde universellement voilé. Grandes et bien faites, elles ont le port languissant, les traits réguliers, peut-être un peu fades, les bras gros et rouges, assez propres d'ailleurs, mais avec les talons sales; il faut bien que leurs admirateurs, qui sont nombreux, pardonnent quelque chose à cette infirmité des Juifs du bas peuple : heureux encore quand leur malpropreté n'apparaît qu'au talon, comme l'humanité d'Achille. De petites filles mal tenues, dans des accoutremens plus somptueux que choisis, accompagnent ces matrones aux corps minces, qu'on prendrait pour leurs sœurs aînées. La peau rose de ces enfans ne blémit pas à l'action de la chaleur, comme celle des petits Maures; leurs joues s'empourprent aisément, et, comme une forêt de cheveux roux accompagne ordinairement le teint de ces visages où le sang fleurit, ces têtes enluminées et coiffées d'une sorte de broussaille ardente sont d'un effet qu'on imagine malaisément, surtout quand le soleil les enflamme.

Quant aux négresses, ce sont, comme les nègres, des êtres à part. Elles arpentent les rues lestement, d'un pas viril, ne bronchant jamais sous leur charge et marchant avec l'aplomb propre aux gens dont l'allure est aisée, le geste libre et le cœur à l'abri des tristesses. Elles ont beaucoup de gorge, le buste long, les reins énormes : la nature les a destinées à leurs doubles fonctions de nourrices et de bêtes de somme. Anesse le jour, femme la nuit, dit un proverbe local, qui s'applique aux négresses aussi justement qu'à la femme arabe. Leur maintien, composé d'un dandinement difficile à décrire, met encore en relief la robuste opulence de leurs formes, et leurs haïks quadrillés de blanc flottent, comme un voile nuptial, autour de ces grands corps immodestes.

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La ville arabe nous offre donc à peu près les mœurs, les habitudes extérieures ou domestiques d'autrefois; c'est à peu près l'Alger des Turcs, réduit seulement, appauvri et n'ayant plus que le simulacre d'un état social. Quand on entre d'emblée dans cette ville, quand on y pénètre, comme je le fais habituellement, par une brèche ouverte à mi-côte et sans passer par les quartiers francs, quand on oublie l'histoire au milieu de la bizarrerie du présent et les ruines pour ne considérer que ce qui survit, on peut encore se procurer

des illusions de quelques heures, et ces illusions me suffisent. N'existât-il plus qu'un Arabe, on pourrait, d'après l'individu, retrouver le caractère physique et moral du peuple; ne restât-il qu'une rue de cette ville, originale même en Orient, on pourrait, à la rigueur, reconstituer l'Alger d'Omar et du dey Hussein. L'Alger politique est plus difficile à recomposer : c'est un fantôme turc qui s'est évanoui avec les Turcs, et dont l'existence, trop réelle pourtant, semblait improbable même de leur vivant.

J'ai fait aujourd'hui ma visite ordinaire et presque quotidienne au vieux Alger. En pareil cas, je ne m'occupe ni d'histoire ni d'archéologie. J'y vais très naïvement, comme au spectacle; peu m'importe que la pièce soit vieillie, pourvu qu'elle m'intéresse encore et me paraisse nouvelle. D'ailleurs je ne suis pas difficile en fait de nouveautés. Ce que je n'ai pas vu par moi-même est pour moi l'inconnu, et si j'en parle innocemment, comme on parlerait d'une découverte, c'est qu'à tort ou à raison, j'estime qu'en fait d'art il n'y a pas de redites à craindre. Tout est vieux et tout est nouveau; les choses changent avec le point de vue : il n'y a de définitif et d'absolu que les lois du beau. Heureusement pour nous, l'art n'épuise rien il transforme tout ce qu'il touche, il ajoute aux choses plus encore qu'il ne leur enlève; il renouvellerait, plutôt que de l'épuiser, la source intarissable des idées. Le jour où paraît une œuvre d'art, fût-elle accomplie, chacun peut dire, avec l'ambition de poursuivre la sienne et la certitude de ne répéter personne, que cette œuvre est à refaire, ce qui est très encourageant pour l'esprit humain. Il en est de nos problèmes d'art comme de toutes choses : combien de vérités, aussi âgées que le monde, et qui, si Dieu ne nous aide, seront encore à définir dans mille ans!

Voici donc la promenade que j'ai faite aujourd'hui : d'abord je suis parti de ma maison, que tu connais à peine, et j'ai suivi une route, que tu connais mal, en voiturin, selon les usages du pays, car on aurait tort de se refuser un moyen de transport, moins commode, il est vrai, que la promenade à pied, mais de beaucoup plus expéditif et plus gai, surtout quand on voyage en compagnie. Le voiturin d'Alger est une voiture à claire-voie, faite exprès pour le midi, qui vous abrite à peu près comme un parasol et vous évente avec des rideaux toujours agités. Ces carrioles, aujourd'hui très nombreuses, surtout dans la banlieue que j'habite, sont aussi peu suspendues que possible, vont horriblement vite, et, chose incroyable, ne versent jamais. Ce sont de petits omnibus au coffre large assis sur des roues grêles, menés par de petites rosses barbes à tous crins, efflanquées, haletantes, ayant la maigreur, la coupe aiguë et la vive allure des hirondelles. On les appelle des corricolos.

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