Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

considérables dont le siècle précédent n'offre pas le plus faible vestige.

Nous citerons comme premier exemple quelques passages trèscurieux des commentaires sur la Morale ei la Politique d'Aristote, parvenus jusqu'à nous sous le nom d'un maître de la Nation de Picardie, qui fut recteur de l'Université de Paris en 1327, et qui vivait encore en 1358, Jean Buridan.

Dans ses Questions sur les dix livres, des Ethiques (Quæstiones super decem libros Ethicorum), ouvrage imprimé plus d'une fois au quinzième et au seizième siècle (1), Buridan s'attache à démontrer l'utilité de la monnaie; et, autant qu'il nous est permis d'en juger, cette démonstration est aussi complète que lumineuse.

« La monnaie, dit Buridan (2), est nécessaire dans les échanges; je dirai plus, elle est absolument indispensable au soutien de la vie humaine. J'en donne plusieurs preuves. Une première preuve se tire de l'éloignement des lieux où existent les objets à échanger. Ainsi Arras produit du blé et ne produit pas de vin; ses habitants voudraient échanger leur blé contre du vin de Gascogne; mais, pour transporter leur blé en Gascogne, il leur en coûterait plus que le blé ne vaut; et, s'ils rapportaient du vin, ils en rapporteraient bien peu. Que se passe-t-il alors? Il devient nécessaire d'avoir une matière échangeable qui, étant d'un faible volume, soit facile à porter, qui cependant ait une grande valeur et qu'on puisse donner pour du blé ou pour du vin. Cette matière est la monnaie qui me sera remise en échange de mon blé, et que j'échangerai contre le vin. Seconde preuve, tirée de l'époque lointaine à laquelle l'échange se trouve parfois reculé. J'ai cette année beaucoup de vin; l'année prochaine, j'en manquerai peut-être; et cependant je ne puis garder le vin que je possède, car il s'altérerait. Il faut donc que j'échange mon vin contre une chose que je puisse conserver sans crainte qu'elle ne s'altère, et sans trop de dépense. Cette chose est la monnaie. C'est ce qu'indique Aristote dans le passage où il est dit que la monnaie nous est une garantie pour les échanges à venir. Toisième preuve, tirée de la multiplicité de nos besoins. Voici, par exemple, un pauvre qui se trouve réduit à chercher dans son travail les moyens de sustenter sa vie. Il emploie trois journées à travailler pour une personne riche. Il n'a ni pain, ni viande, ni lait, ni sel, ni moutarde. Le riche n'a rien à lui donner de tout cela; il ne possède que des pierres précieuses. Que va-t-il arriver? Il importe qu'en payement de son travail, le pauvre puisse recevoir une chose divisible en petites parties, dont il donnera l'une pour du lait, l'autre pour du pain, et ainsi du reste. Or, c'est en cela précisément que consiste l'utilité de la menue monQuatrième preuve, tirée de l'indivisibilité des objets échangeables ayant une grande valeur. J'ai un cheval; mais je n'ai ni habit, ni chaussures, ni pain. Je ne donnerai pas mon cheval au cordonnier, qui peut-être n'aurait pas à me donner de vêtements, non plus qu'au laboureur, qui n'aurait pas de chaussures; et d'ailleurs il peut advenir que ni le cordonnier ni le laboureur n'ait besoin d'un

nale.

[ocr errors]

(1) L'édition que nous avons eue sous les yeux est de 1513; elle se vendait à Paris, chez Poncet Le Preux, rue Saint-Jacques, près les Mathuriens, à l'enseigne du Loup.

(2) Lib. V, q. XVII.

cheval. Il faut que je change mon cheval pour de l'argent, dont j'emploierai une partie à acheter du drap, une autre, des chaussures, et le reste, du blé... En y réfléchissant, ajoute comme conclusion Buridan, on découvrirait bien d'autres avantages de la monnaie. »

Les écrivains du moyen âge, ceux surtout du quatorzième siècle, s'expriment si rarement dans un style naturel et populaire, que cette page d'une glose oubliée nous a paru digne d'être recueillic, tant elle contraste par la clarté familière de l'exposition avec le jargon obscur et prétentieux de l'Ecole!

Mais Buridan ne s'est pas contenté de mettre en lumière le rôle social et l'indispensable nécessité de la monnaie. Dans un autre de ses ouvrages, dans ses Questions sur la Politique d'Aristote (1), il a consacré un chapitre spécial à rechercher quels sont les caractères constitutifs de la monnaie, et s'il est permis de la changer.

Cinq choses, selon Buridan, sont à considérer dans la monnaie : la matière, le poids, la forme, le nom et l'usage. La matière de la monnaic doit être précieuse et rare; c'est tantôt la nature et tantôt l'art qui la fournit. Sa forme résulte de l'image dont elle reçoit l'empreinte. Elle a tel ou tel poids; elle porte telle ou telle dénomination; elle est en usage dans tel ou tel pays. Buridan ajoute que la monnaie ne doit pas être détournée de sa fin essentielle, qui est de servir à l'échange des produits naturels. 11 constate en même temps que, si la monnaie n'a pas le titre et le poids qu'elle doit avoir, si la matière en est commune, elle n'est pas réglée selon le droit. Mais est-il permis de changer la monnaie? Une telle prérogative, selon Buridan, ne saurait en tout cas appartenir qu'au prince, qui seul a qualité pour régler ce qui concerne la monnaie; et par ce mot de prince, il faut entendre tous ceux qui ont en main les affaires du pays, et non pas la seule personne du monarque. Quant au changement en lui-même, il peut être de différentes sortes. li peut porter sur la matière ou sur le poids; quand il porte sur la matière, il peut être général ou partiel général, si l'on substitue une matière à une autre; particl, si l'on se borne à former un alliage de la matière primitive et d'une matière nouvelle, à mêler, par exemple, de l'or avec un autre métal moins précieux. Mais ce qui établit une distinction essentielle entre toutes les modifications possibles de la monnaie, c'est que les unes tendent à l'utilité publique, et que les autres ne peuvent être expliquées que par un caprice du prince celles-ci ne sont jamais permises; celles-là peuvent être licites. Ainsi, quand la matière qui composait la monnaie, le fer, par exemple, est devenue très-commune, il est avantageux au public, et, par conséquent, il est permis d'y substituer une autre matière plus rare. Le prince peut également, et par le même motif, changer ou le poids, où le titre, ou même tout à la fois le titre et le poids d'une pièce de monnaie. Ainsi, l'on peut frapper de nouvelles pièces du même métal qui aient moins de poids, et, par conséquent, moins de valeur que ies anciennes. Mais ce qui n'est pas permis, c'est d'attribuer la même valeur à des monnaies qui n'ont pas le même poids ni le même titre, et c'est d'opérer de pareils changements d'une manière arbitraire. sans qu'il doive en résulter aucun avantage pour la communauté.

(1) Quæstiones in octo libros Politicorum, Oxonii, 1640, in-4o, lib. I, qu. XI, p. 51.

ANNÉE 1869.

Telle est la doctrine qui était enseignée par Buridan aux écoliers de Paris, et qu'il a résumée dans un chapitre de ses Questions sur la Politique d'Aristote. Il est, à notre connaissance, le premier des écrivains de cet âge qui aient protesté au nom de la science et du droit contre les variations de ia monnaie. Quoique nous n'ayons relevé dans ses commentaires aucune allusion aux événements contemporaius. ne sommes-nous pas en droit de regarder la discussion à laquelle il se livrait devant ses disciples comme le contre coup de l'émotion causée, jusque dans l'Université de Paris, par l'incessante mobilité des valeurs monétaires?

Si nous voulons suivre maintenant le progrès des maximes énoncées par Buridan, nous les reverrons reparaître, mais largement développées et revêtues cette fois d'une forme systématique, dans le traité de Nicolas Oresme sur les monnaies, traité qu'un écrivain érudit sigualait, il y a quelques années, aux économistes, et dont plus récemment notre savant confrère de l'Académie des sciences morales et politiques, M. Wolowski, a publié une remarquable édition (4).

Nicolas Oresme, mort évêque de Lisieux en 1382, est au nombre des esprits les plus savants et les plus judicieux que le quatorzième siècle ait vus paraître. On lui doit des traductions en langue vulgaire de plusieurs ouvrages d'Aristole, et quelques écrits originaux qui témoignent à la fois de son érudition et de son habileté comme écrivain. L'ouvrage qu'il nous a laissé sur la monnaie est un traité complet de la question. L'auteur y expo e d'abord, d'après Aristote, la manière dont la monnaie fut inventée et les services qu'elle rend aux hommes. Il distingue ensuite, comme l'avait fait Buridan, les différents aspects sous lesquels on peut l'envisager, et les variations correspondantes dont elle est susceptible, par rapport à la matière, au poids, à la forme, au nom, elc. Mais ce que Nicolas Oresme s'attache surtout à bien établir, c'est que la monnaie ne doit pas être changée, sans motif sérieux d'utilité publique, par un simple caprice ou par un calcul intéressé du prince. En effet, la monnaie n'appartient pas au prince, q e, quoiqu'elle porte son effigie; elle appartient à la communauté et aux particuliers dont elle est la propriété ; et il n'est pas permis d'y toucher arbitrairement. Ainsi, à moins que les pièces qui ont cours n'aient été falsitiées par des contrefacteurs, ou que le métal n'en soit usé, le prince n'a pas le droit de les retirer de la circulation, ui d'en faire frapper de nouvelles portant son effigie. A plus forte raison le prince ne doit-il pas abaisser injustement le taux de la monnaie quand il s'agit de la faire entrer dans ses caisses, ni l'élever quand elle doit en sortir, ni en altérer le poids ou la matière, ce qui serait une violation de la foi publique, une fraude détestable, et, pour tout dire, l'acte d'un faussaire. Nicolas Oresme n'avait pas de peine à démontrer, mais il démontre avec une émotion éloquente, dans une suite de chapitres excellents, les tristes effets des variations de la monnaie, lorsque ces variations ne sont pas commandées par la nécessité lá plus urgente et lorsqu'elles n'ont pour but que de grossir le trésor royal. Elles sont alors pour les particuliers une véritable spoliation, et pour la communauté une cause d'appauvrissement; car elles tendent à diminuer dans le royaume la bone monnaie, celle qui contient le plus

(1) Traité de la première invention des monnoies de Nicole Oresme. Textes français et latin, etc., publiés et annotés par M. L. Wolowski, Paris, 1864, in-8°. Voyez aussi l'Essai sur la vie et les ouvrajes de Nicole Oresme, par Francis Meunier, Paris, 1857, in-8°.

de métaux précieux, et que les étrangers et les changeurs accaparent, pour y substituer une monnaie plus faible en or et en argent. En faisant le malheur de l'Etat, ces variations de la monnaie préjudicient au prince lui-même; elles nuisent à sa renommée, ébranlent son pouvoir et compromettent le sort et la fortune de ses enfants; « ear, dit Oresme, oncques la très-noble séquelle des rois de France n'aprint à tyranniser, et aussi le peuple gallican ne s'accoustume pas à sujétion servile; et pour ce, se la royalle séquelle de France délinque de sa première vertu, sans nulle doute elle perdra son royaume, et sera translaté en d'autres mains. >>

Tandis que le débat s'engageait avec vivacité sur les mutations de la monnaie, les lois et les théories relatives à l'usure se modifiaient insensiblement par l'influence des mœurs et par le progrès de la civilisation.

Le pouvoir royal hésita longtemps avant d'autoriser le prêt à intérêt; disons mieux, il ne le permit jamais d'une manière expresse. Cependant les prohibitions et les menaces contenues dans les anciens édits étaient impuissantes contre des habitudes que les nécessités ordinaires de la vie et les besoins du commerce avaient de plus en plus enracinées chez les populations. Aussi, en 1332, sans précisément autoriser l'usure, Philippe VI de Valois prit l'engagement « de ne lever ni faire lever amende, quelle qu'elle fût, à l'occasion des usures qui ne dépasseraient pas un denier la livre par semaine (4) ». Ce qu'il y a de plus remarquable, c'est le consenteinent tacite que le clergé avait donné à l'ordonnance royale. En principe, il n'en approuvait pas les dispositions, mais il ne les condamnait pas non plus; et le roi se faisait fort, comme il dit, que les prélats, à son exemple, ne lèveraient aucune amende sur les prêteurs qui se seraient renfermés dans les termes de l'ordonnance.

Ces adoucissements apportés à l'ancienne législation ne pouvaient rester sans quelque influence sur les controverses de l'Ecole, alors surtout qu'ils avaient été concertés avec les représentants de l'Eglise. En effet, à partir du quatorzième siècle, les docteurs scolastiques ne se montrent plus aussi unanimes dans leurs sentiments sur le prêt à intérêt, et la rigueur des anathèmes portés contre les usuriers tend à fléchi". On s'accorde, sans doute, à enseigner que l'usure est, selon l'expression d'Albert le Grand (2), tout à fait opposée à la perfection de la vie chrétienne, qu'elle constitue un péché et même un péché mortel. Néanmoins il est constant que le droit romain la permettait; ne serait-ce point qu'elle n'est pas aussi contraire à la loi naturelle qu'elle l'est à la loi plus parfaite promulguée dans l'Evangile?

Sur ce dernier point, les avis étaient certainement partagés. François de Mayronis, tout disciple qu'il est de Duns Scot, estime qué la loi naturelle ne réprouve pas d'une manière absolue le prêt à intérêt. L'argent, dit-on, est stérile, et, comme il ne produit pas de fruits, c'est exiger plus qu'on n'a prêté que d'en vendre l'usage, comme si l'usage se distinguait ici de la propriété. « Je réponds, dit François de Mayronis (3), que, au point de vue de l'Etat, l'usage des choses

(1) Ordonnances des roys de France, in-fol., tom. II, p. 85.

(2) In lib. Politic., 1, c. 8, Opp., t. IV, p. 41.

(3) In quatur libros Sententiarum, Venetiis, 4520, in-föl., lib. IV, dist. xvi, q. 3, fol. 204.

s'apprécie par l'utilité dont elles sont dans l'Etat. Les choses ne sont ni stériles ni fécondes par elles-mêmes, mais selon le profit qu'on peut ou non en retirer. Or, qu'il y ait de grands profits à retirer d'une somme d'argent, nul ne saurait le contester. »>

N'est-ce pas là au fond l'argument que les économistes de nos jours allèguent en faveur du prêt à intérêt? L'argent, qui est l'objet du prêt, disent-ils, est une valeur que l'usage transforme sans la détruire, et que celui qui la possède peut employer très-utilement pour la société et avec bénéfice pour lui-même: comment dès lors ne serait-il pas licite d'en céder l'usage, moyennant une redevance, comme on tire loyer de sa terre, et un salaire de son industrie (1)?

Mais si le prêt à intérêt n'est pas absolument contraire à la loi naturelle, jusqu'à quel point cependant doit-il être toléré par la loi civile? Telle est la question que se pose Buridan (2); il la résout par la considération de l'utilité générale. Quand il y a plus d'inconvénients que d'avantages à prohiber l'usure, non-seulement il faut se garder de la prohiber, mais il faut la permettre; dans le cas contraire, il convient de l'interdire. La décision à rendre, les règlements à faire en cetle matière, se trouvent donc subordonnés aux circonstances; d'où il suit, comme le fait remarquer Buridan, que les politiques qui autorisent ou qui interdisent l'usure dans un pays doivent être des gens sages, avisés et sachant prévoir de loin l'avenir, procul videntes de futuris.

Cette doctrine juste en soi, que le législateur civil peut, en considération même de l'utilité sociale, autoriser l'usure, a suggéré à Durand de Saint Pourçain, de l'ordre de Saint-Dominique, une idée assez singulière (3). Il n'admet pas que les simples particuliers puissent, sans offenser Dieu, percevoir, de leur autorité privée, un intérêt, quelque léger qu'il soit, sur l'argent qu'ils prêtent. Mais pourquoi ces prêts ne se feraient-ils pas au nom et par délégation spéciale du souverain? Pourquoi n'y aurait-il pas dans chaque cité un magistrat qui, moyennant une redevance autorisée par le souverain, prêterait à ceux qui auraient besoin d'argent? Celui qui remplirait cet office de prêteur public ne commettrait pas le péché d'usure, même en recevant une rétribution fixée annuellement; car il n'agirait que par les ord res du prince, conformément à la loi, et les émoluments qu'il percevrait ne seraient que le juste salaire du service qu'il aurait rendu à l'Etat. Le précepte qui interdit l'usure ne serait donc pas violé; et cependant les malheureux qui sont à bout de ressources trouveraient à emprunter dans de bonnes conditions. Tel est le plan que Durand de Saint-Pourçain met en avant pour concilier, en matière d'usure, les points de vue opposés de la théologie et de la politique. Il n'y a qu'un malheur, et Durand lui-même a la bonne foi d'en convenir; ce plan, trop ingénieux, n'a été réalisé ni même essayé nulle part. Il n'a servi qu'à prouver, avec les bonnes intentions de l'auteur, les difficultés du problème à résoudre.

A mesure qu'on avance dans le moyen âge, on voit se prononcer de plus en plus chez les théologiens les plus orthodoxes le sentiment de ces difficultés et le désir d'y échapper. Comme chrétiens, ils condam

(4) Voyez J.-B. Say, Traité d'économie politique, liv. II, ch. vin.

(2) Quæst. in lib. Politicorum, p. 67.

(3) In libros Sententiarum, lib. III, dist. xxxvII, q. 2.

« ZurückWeiter »