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parce que le pays en produit peu et qu'il est fort peuplé, surtout depuis qu'on y a établi des manufactures de toile peinte, et que les travaux d'horlogerie et de dentelle s'y multiplient. Pour y avoir du pain mangeable, il faut le faire chez soi; et c'est le parti que j'ai pris à l'aide de Mlle Levasseur; la viande y est mauvaise, non que le pays n'en produise de bonne, mais tout le boeuf va à Genève ou à Neuchâtel, et l'on ne tue ici que de la vache. La rivière fournit d'excellente truite, mais si délicate, qu'il faut la manger sortant de l'eau. Le vin vient de Neuchâtel, et il est très bon, surtout le rouge; pour moi, je m'en tiens au blanc, bien moins violent, à meilleur marché, et selon moi beaucoup plus sain. Point de volaille, peu de gibier, point de fruit, pas même des pommes; seulement des fraises bien parfumées, en abondance, et qui durent longtemps. Le laitage y est excellent, moins pourtant que le fromage de Viry, préparé par Mlle Rose1; les eaux y sont claires et légères : ce n'est pas pour moi une chose indifférente que de bonne eau, et je me sentirai longtemps du mal que m'a fait celle de Montmorency. J'ai sous ma fenêtre une très belle fontaine dont le bruit fait une de mes délices. Ces fontaines, qui sont élevées et taillées en colonnes ou en obélisques, et coulent par des tuyaux de fer dans de grands bassins, sont un des ornements de la Suisse. Il n'y a si chétif village qui n'en ait au moins deux ou trois; les maisons écartées ont presque chacune la sienne, et l'on en trouve même sur les chemins pour la commodité des passants, hommes et bestiaux. Je ne saurais exprimer combien l'aspect de toutes ces belles eaux coulantes est agréable au milieu des rochers et des bois durant les chaleurs; l'on est déjà rafraîchi par la vue, et l'on est tenté d'en boire sans avoir soif.

1 Allusion à quelque souvenir de son séjour à Montmorency.

Voilà, monsieur le maréchal, de quoi vous former quelque idée du séjour que j'habite, et auquel vous voulez bien prendre intérêt. Je dois l'aimer comme le seul lieu de la terre où la vérité ne soit pas un crime, ni l'amour du genre humain une impiété. J'y trouve la sûreté sous la protection de milord maréchal, et l'agrément dans son commerce. Les habitants du lieu m'y montrent de la bienveillance et ne me traitent point en proscrit. Comment pourrais-je n'être pas touché des bontés qu'on m'y témoigne, moi qui dois tenir à bienfait de la part des hommes tout le mal qu'ils ne me font pas ? Accoutumé à porter depuis si longtemps les pesantes chaînes de la nécessité, je passerais ici sans regret le reste de ma vie, si j'y pouvais voir quelquefois ceux qui me la font encore aimer.

XV.

A Me ROGUIN, NÉE BOUQUET 1.

A Motiers, le 31 mars 1764

Assurément, madame, vous serez une bonne mère, et, avec le zèle que vous me marquez pour les devoirs attachés à ce lien, c'eût été grand dommage que M. Roguin ne vous eût pas mise dans l'état de les remplir. Vous vous inquiétez déjà de votre enfant, du temps où vous pourrez commencer à le baigner dans l'eau froide, de la manière de parvenir graduellement à lui couvrir la tête, et il n'est pas encore né. C'est là, madame, une sollicitude maternelle très bien

1. Madeleine-Élisabeth Bouquet, mariée en 1762 au colonel Roguin (Augustin-Gabriel). L'enfant at

tendu dont il est question dans cette lettre fut une fille, et ne vécut que huit ans.

placée à certains égards; à d'autres, un peu précoce; mais très louable en tous sens et qui mérite que j'y réponde de mon mieux.

En premier lieu, il importe fort peu que l'enfant soit dans un panier d'osier ou dans autre chose. Qu'il soit couché un peu mollement, un peu de biais, et souvent au grand air. S'il est en liberté1, il ne tardera pas d'acquérir la force nécessaire pour se donner l'attitude qui lui convient. Et d'ailleurs il ne sera pas toujours couché, puisque une aussi bonne nourrice que vous voulez l'être, daignera bien le tenir quelquefois sur ses bras.

Vous désirez le baigner de très bonne heure dans l'eau froide. C'est très bien fait, madame. Mon avis est que, pour ne rien risquer, on commence dès le jour de sa naissance. Le quart du monde chrétien, c'est-à-dire tous les Russes et la plupart des Grecs, baptisent les enfants nouveau-nés, en les plongeant trois fois de suite dans l'eau toute froide et même glacée. Faites la même chose, madame, baptisez votre enfant par immersion deux fois le jour, et n'ayez pas peur des rhumes2.

Vous songez de trop loin au temps de lui couvrir la tête; mais je n'en vois pas bien la nécessité. Cette nécessité ne viendra sûrement jamais, si c'est un garçon. Si c'est une

1. Sans maillot.

2. Mlle Julie de Bondeli, l'une des admiratrices de Rousseau, constatait cependant avec esprit les aberrations où se laissaient aller, en matière d'éducation du premier âge, les disciples trop fidèles de l'auteur d'Émile. Elle dit d'un certain comte Golowkin, établi en Suisse, et qui venait d'avoir un fils : « Dès son apparition visible, papa et maman ont rompu tout commerce

avec le voisinage, sont les seuls gardes, car aucun domestique ne l'approche, et le petit Émile, qui a une année, fait toutes ses petites affaires sur les genoux de sa maman, qui, garantie d'une couverte, ne fait que le secouer; plusieurs fois par jour on le plonge dans le bassin de la fontaine, puis on le rince sous les tuyaux, et les coliques s'ensuivent. >> (Cité par G. Maugras, Querelles de philosophes, p. 509.)

fille, vous pourrez y songer lors de sa première communion, et cela moins pour obéir à la raison qu'à saint Paul, qui veut que les femmes aient la tête couverte dans l'église. A la bonne heure donc, puisque saint Paul le veut comme cela. Mais le reste du temps, qu'elle soit toujours coiffée en cheveux jusqu'à l'âge de trente ans, qu'une pareille coiffure devient indécente et ridicule dans une femme1. Comme un exemple dit plus sur tout ceci que cent pages d'explication, je joins ici, madame, l'extrait d'un mémoire où vous pourrez voir en faits les solutions de vos difficultés. Quoique les Sophies et les Émiles soient rares, comme vous dites fort bien, il s'en élève pourtant quelques-uns en Europe, même en Suisse, et même à votre voisinage; et le succès promet déjà à leurs dignes pères et mères le prix de la tendresse qui leur fait supporter les soins d'une éducation si pénible, et du courage qui leur fait braver les clabauderies des sots,... et les ricaneries encore plus sottes des beaux esprits 2.

Si vous voulez, madame, faire par vous-même les observations nécessaires, prenez la peine d'aller près de Lausanne voir M. le prince de Wirtemberg3. C'est sa fille unique qu'il élève de la manière marquée dans le mémoire; et s'il vous faut là-dessus des explications plus détaillées, vous pourrez consulter l'illustre M. Tissot*. Prenez ses avis, madame : c'est le meilleur que je puisse vous donner. Agréez, je vous supplie, mes salutations et mon respect.

1. Trente ans, sans plus?

2. « Tant pis pour qui rira »>, disait Alceste.

3. Le prince Louis-Eugène de Wirtemberg vivait alors à Lausanne en simple particulier et suivait dans l'éducation de ses enfants les prin

cipes de Rousseau, ce qui fit entre eux l'occasion d'une curieuse correspondance.

4. Fameux médecin de Lausanne, qui, sur la question de l'hygiène des nouveaux-nės, abondait dans le sens de Rousseau.

XVI.

A MARC-MICHEL REY 1.

A Motiers, le 9 juin 1764.

J'ai, mon cher compère, un nouvel ouvrage3 à vous proposer. Mon manuscrit est tout prêt; mais deux raisons m'engagent à vous consulter avant de vous l'envoyer. La première et la plus importante est que cet ouvrage, étant mon apologie et celle de la bourgeoisie de Genève, ne saurait être agréable au petit conseil ni aux ministres, et qu'en l'imprimant, vous risquez de déplaire à ces gens-là4; si vous aviez intérêt à les ménager, il ne vous conviendrait peutêtre pas de courir ce risque.

Ma seconde raison est que cet ouvrage sera difficile à imprimer correctement, à cause de la quantité de notes, de citations, de chiffres, de guillemets dont il est entremêlé et qui demandent le plus grand soin de la part de l'imprimeur et du prote ou correcteur, et cependant c'est, de tous mes écrits, celui dont l'exactitude et la correction m'importent le plus; mon honneur, mon repos, ma sûreté même en dépendent; une faute, un contresens, un quiproquo sont capables de tout gâter. Je ne cesserai de trembler sur l'exécution jusqu'à ce que la dernière bonne feuille me soit parvenue.

Il faudra donc que vous braviez la mauvaise humeur de certaines gens, et que vous donniez une attention extraor

1. Lettres inéd. à Marc-Michel Rey, publ. par Bosscha (1858).

2. Rousseau était parrain d'une fille de Rey. Voy. lettre XIII.

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5. Les Lettres écrites de la Montagne.

4. On n'oublie pas que Rey est genevois de naissance.

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