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1894

PRÉFACE

Nous avons adopté, pour cette édition des Extraits de Rousseau, un autre plan que pour nos Extraits en prose de Voltaire. Avec Voltaire, dont les écrits sont innombrables, de genres très divers, souvent courts, et inégalement susceptibles d'être placés, même par fragments, sous les yeux de nos élèves, il ne fallait pas songer à suivre l'ordre chronologique. Les éditions générales elles-mêmes ont dû se l'interdire; à plus forte raison un Choix comme le nôtre, où l'incohérence des matières n'aurait pas eu pour compensation de reproduire sans lacunes trop importantes l'image d'une activité intellectuelle infiniment multiple et variée. Avec Rousseau nous étions plus à l'aise. Ses ouvrages sont en nombre relativement petit; ils forment une suite en elle-même intéressante et instructive; ils s'enchaînent, se préparent, se complètent les uns les autres; chacun, ou peu s'en faut, est un événement, marque une époque dans le développement du génie de l'auteur et dans l'histoire des idées. Il nous a semblé que le point de vue historique était ici parfaitement d'accord avec le point de vue littéraire, et que la meilleure manière de faire connaître en réduction l'œuvre de Rousseau, serait de la présenter dans l'ordre même où les contemporains l'ont vue se dérouler. Afin de rendre plus sensibles cette unité de l'œuvre entière et, dans chaque ouvrage particulier, l'esprit et la place des différents morceaux que nous reproduisons, nous avons fait précéder chaque série d'extraits d'une Notice analytique et critique. Nous espérons donc avoir atténué, dans la mesure du possible, l'inconvénient inévitable des recueils de ce genre, et composé, quoique avec des morceaux choisis, un volume qui n'offre pas un aspect trop morcelé. C'est aussi pour cela qu'en général nous avons préféré les extraits un peu étendus. Il y a dans Rousseau quantité de pages, de demi

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pages exquises. Pourtant ce qu'il y a de plus remarquable en lui, c'est l'abondance, le souffle, la belle allure oratoire d'un développement au terme duquel se trouve toujours une conclusion morale; et c'est ce que de menus fragments ne font pas assez paraitre. Puisqu'il fallait nous borner, nous avons sacrifié certains passages justement célèbres, mais surtout par l'agrément du style et la finesse du détail.

Ce puissant esprit est aussi l'un des plus téméraires et même, tranchons le mot, l'un des plus faux et des plus dangereux. Son éloquence lui vient du cœur, qu'il avait fort déréglé, et souvent, si l'on n'y prenait garde, elle répandrait dans de jeunes esprits beaucoup plus de trouble que d'instruction. Sans doute, nous n'avons pas tenté, dans un dessein d'édification, de le présenter autre qu'il n'était, de le mutiler pour le faire paraître plus sage et plus raisonnable que nature. Nous avions, il est vrai, la ressource des notes pour mettre, le cas échéant, nos lecteurs en garde, et nous en avons usé discrètement, mais franchement. Cependant nous ne pouvions transformer un livre classique en un ouvrage de controverse, et nous avons éliminé, quel que fût le mérite de la forme, ce qui, chez notre auteur, nous semblait toucher à des matières dont la discussion ne saurait convenir à l'enseignement élémentaire. Avec ces grands disputeurs du xvme siècle, il faut, quoi qu'il en coûte, user de scrupuleuses précautions, et ne pas oublier que dans l'éducation le beau doit toujours être « camarade » du bien et du vrai.

L'œuvre de Rousseau est si personnelle, que nous avons jugé nécessaire d'exposer en tête de ce volume, avec une certaine étendue, la vie de l'écrivain. La longueur de cette Introduction nous dispensera, chemin faisant, de bien des notes. J'ajouterai que la biographie de Rousseau a donné lieu, depuis une trentaine d'années, à de nombreuses études; qu'il n'y a pas de livre en France où elle soit mise au courant des découvertes les plus récentes1, et que j'ai tenu, sans tomber dans l'érudition pure, qui serait ici parfaitement déplacée, à condenser les résultats acquis de l'enquête qui se poursuit. Ce ne sera pas, je l'espère, le moindre intérêt de ce modeste travail.

1. Il n'en est plus ainsi. Depuis la première édition de ce recueil a paru le travail de M. Beaudoin, puis, dans la collection des grands écrivains français, celui de M. A. Chuquet.

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<< Pour me bien connaître, a dit Rousseau, il faut me connaître dans tous mes rapports, bons et mauvais. » Il est certain qu'à la singularité morale, dont il offre le spectacle et dont il tire vanité, correspond une destinée non moins « bizarre », et cela dès l'enfance. Il faut donc remonter à ses premières années pour y découvrir l'explication de sa nature.

Il est né à Genève, le 28 juin 1712. Sa famille, parisienne d'ori-、 gine, s'y était réfugiée pour cause de religion, en 1550, et y avait reçu droit de bourgeoisie. Il est donc de bonne race française par le sang; mais par le patriotisme et par l'esprit il est purement genevois. Les institutions et les mœurs de cette petite république marquaient promptement de leur empreinte les étrangers du refuge, et chez leurs enfants les traces de l'origine antérieure disparaissaient entièrement. Le titre de citoyen de Genève, dont Jean-Jacques aimait à se parer, le caractérise à merveille; et quelques démêlés qu'il ait eus plus tard avec les autorités de son pays natal, l'esprit républicain et protestant a toujours été vivace en lui. Ses principes irréductibles sont genevois; son imagination l'est aussi la Bible lui sera toujours un livre de chevet; c'est Genève, son lac, ses montagnes, qui ont le plus contribué à faire de lui le vrai, le seul grand poète du siècle.

Son père, Isaac Rousseau, était horloger. Malgré la modestie de sa condition, il appartenait dans la hiérarchie politique de sa patrie à la première classe, celle des citoyens1. Sa mère était aussi citoyenne. Avec plus d'orgueil, semble-t-il, que de véritable piété, Jean-Jacques a parlé fort avantageusement de sa famille. Et pourtant ce qu'il en dit suffit pour donner à réfléchir. Certaines découvertes récentes permettent même d'aller plus loin et de rejeter absolument cette affirmation : « Si jamais enfant reçut une éducation raisonnable et saine, ç'a été moi. » Le contraire est le vrai.

Mettons à part sa mère, dont il vante la beauté, l'esprit et la vertu, mais qu'il ne connut pas, puisqu'elle mourut en lui donnant le jour. Le moins qu'on puisse dire d'elle, c'est que sa dissipation et sa coquetterie firent scandale dans l'austère Genève, et qu'à plusieurs reprises le Consistoire eut à s'en occuper. Il faut encore écarter l'aimable récit que nous fait Jean-Jacques des circonstances qui auraient déterminé le mariage du frère de sa mère, M. Bernard, avec la sœur de son père : ce mariage, en réalité, mit simplement terme à une situation irrégulière, et cette fois encore le Consistoire intervint pour venger les bonnes mœurs. Quant à son père, peut-être avait-il « une probité sûre et beaucoup de religion », mais c'était « un homme de plaisir »; ajoutons un homme sans choix et sans tenue dans ses plaisirs, d'une vie incohérente et d'un sens moral peu robuste. Ce sont là pour Rousseau, suivant l'expression du savant critique1, qui a mis en pleine lumière la vraie physionomie de cette famille, des origines bien « limoneuses ».

Jean-Jacques avait un frère, son ainé de sept ans, qui tourna mal, faute de surveillance, et dont les écarts ne furent réprimés que par des corrections manuelles. Un beau jour, ce frère disparut. « Il n'écrivit pas une seule fois. On n'a plus eu de ses nouvelles depuis ce temps-là. » Il fallut, trente ans après, pour liquider la succession paternelle, présumer son décès à défaut de preuves. Ainsi devait disparaître, ou à peu près, le jeune Bernard, cousin chéri de Jean-Jacques; et nous allons le voir s'engager, comme les deux autres, dans une carrière d'aventures et de vagabondage. C'était comme une tradition de famille,

1. Étaient citoyens les fils de citoyen ou de bourgeois, nés sur le territoire de la république.

2. M. Eug. Ritter.

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