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I.

Héritière des doctrines de l'Égypte, l'Étrurie avait la première, et depuis bien des siècles, annoncé une époque fatale 1; plus tard, et surtout depuis l'introduction à Rome de la philosophie grecque, les croyances de l'Orient y étaient assez répandues. Ainsi avaient pu naître et s'étendre ces bruits, nés de l'Orient, sur un roi à venir, sur un héros à naître, sur l'époque fatale d'un siècle nouveau, d'un nouvel ordre de choses 2.

Ces bruits, Virgile avait pu les recueillir dans le palais même de Pollion et de la bouche d'Hérode 3.

Des raisons plus hautes viennent à l'appui de cette conjecture. L'univers était dans l'attente; quelque chose de mystérieux se remuait au fond des cœurs; la philosophie indienne, maîtresse de Rome, allait avec le christianisme renouveler le monde; tout changeait. Serait-il étonnant que, dans cette inquiétude générale, l'esprit du poète eût été rempli d'une inspiration prophétique, éclairé d'une soudaine illumination? non sans doute qu'il eût vu clairement ce Messie qu'attendait la Judée, mais la face nouvelle de l'humanité se montrait à lui, l'esprit nouveau le saisissait. Et où pouvaient, en effet, mieux éclater les illuminations du génie, que

1. Erat alia ab Etruscis profecta fama de octo sæculis genti etruscæ datis, et de seniorum inde a Sulla exorso, tum de decimo, periodi rerum, quæ tum erat, fine (HEYNE, 121; Cf. CENSERINO, c. XVII; PLUTARCH., in Sulla, p. 456).

2. Erat alia de magno anno vertente, a platonicis et stoicis petita, opinio, quo rerum omnium ἀνακύκλωσις et αποκατάστασις esset futura, tum alia de magno rege venturo fama. (Cf. SUET., Aug., 94.)

3. JOSEPH., Ant. xv, c. 13.

dans ces révélations mystérieuses des destinées nouvelles de l'humanité! L'âme tendre et mélancolique de Virgile devait, plus que toute autre, ressentir ces secrètes agitations qui alors troublaient les joies et les croyances du vieux monde payen. Car il y avait dans sa pensée une profonde et religieuse tristesse; son front est marqué de ce signe fatal du génie, qui semble réfléchir les douleurs de l'humanité. Virgile, on le sait, mourut de consomption; maladie des âmes tendres et des pieuses méditations.

Cette émanation, pour ainsi dire, et cette inspiration de la philosophie égyptienne, éclate plus soutenue, plus vive, plus pure, dans le sixième livre, qui nous semble le plus beau résumé des progrès qu'avait faits le monde depuis Homère. Entre l'enfer de l'Odyssée et l'enfer de l'Énéide, l'intervalle est immense. La pensée et la perfection d'un peuple se trouvant surtout dans sa doctrine religieuse, dans les châtimens qu'il attache aux crimes, dans les récompenses qu'il donne à la vertu, cherchons dans ce double tableau retracé par Homère et par Virgile, les caractères et les différences des deux civilisa

tions :

Καὶ Τιτυὸν εἶδον γαίης ἐρικυδέος υἱὸν,

Κείμενον ἐν δαπέδῳ· ὁ δ ̓ ἐπ' ἐννέα κεῖτο πέλεθρα.
Γῦπε δέ μιν ἑκάτερθε παρημένω ἧπαρ ἔκειρον
Δέρτρον ἔσω δύνοντες· ὁ δ ̓ οὐκ ἀπαμύνετο χερσί.
Λητώ γὰρ ἤλκησε, Διὸς κυδρὴν παράκοιτιν,
Πυθώδ ̓ ἐρχομένην, διὰ καλλιχόρου Πανοπλος.
Καὶ μὴν Τάνταλον εἰσεῖδον χαλέπ ̓ ἄλγε' ἔχοντα,
Εσταότ' ἐν λίμνῃ ἡ δὲ προσέπλαζε γενείῳ.
Στεῦτο δὲ διψάων, πιέειν δ ̓ οὐκ εἶχεν ἑλέσθαι.

ὑσσάκι γὰρ κύψει ὁ γέρων πιέειν μενεαίνων,
Τοσσάχ ̓ ὕδωρ ἀπολέσκετ ̓ ἀναβροχέν ̇ ἀμφὶ δὲ ποσσὶ
Γαῖα μέλαινα φάνεσκε, καταζήνασκε δὲ δαίμων.
Δένδρεα δ' ὑψιπέτηλα κατακρῆθεν χέε καρπὸν,
ὄγχναι, καὶ ῥοιαὶ, καὶ μηλέαι ἀγλαόκαρποι,
Συκαί τε γλυκεραί, καὶ ἐλαῖαι τηλεθόωσαι.
Τῶν ὁπότ ̓ ἐθύσει ὁ γέρων ἐπὶ χερσὶ μάσασθαι,
Τάδ ̓ ἄνεμος ῥίπτασκε ποτὶ νέφεα σκιόεντα.
Καὶ μὴν Σίσυφον εἰσεῖδον, κρατέρ ̓ ἄλγε' ἔχοντα,
Λᾶαν βαστάζοντα πελώριον ἀμφοτέρησιν
ἤτοι ὁ μὲν, σκηριπτόμενος χερσίν τε ποσίν τε,
Λᾶαν ἄνω ὤθεσκε ποτὶ λόφον ̇ ἀλλ' ὅτε μέλλοι
ἄκρον ὑπερβαλέειν, τότ' ἀποστρέψασκε Κραταιὶς
Αὗτις, ἔπειτα πέδονδε κυλίνδετο λᾶας ἀναιδής
Αὐτὰρ ὄψ ̓ ἂψ ὤσασκε τιταινόμενος κατὰ δ ̓ ἱδρὼς
Εῤῥεεν ἐκ μελέων, κονίη δ' ἐκ κρατὸς ὀρώρει 1.
(Odyssée, liv. x1, v. 575.)

« Je vis Tityus, ce fils de la Terre, tout étendu, et qui de son vaste corps couvrait neuf arpens. Deux vautours, attachés incessamment à cette ombre, lui déchirent le foie sans qu'il puisse les chasser; car il avait eu l'insolence de vouloir violer Latone, fille

1. Oui, sans doute, l'une et l'autre justice ne punissent que pour corriger. Toutes les traditions déposent en faveur de ces théories, et la fable même proclame l'épouvantable vérité :

Là Thésée est assis et le sera toujours.

Ce fleuve qu'on ne passe qu'une fois; ce tonneau des Danaïdes toujours rempli et toujours vide; ce foie de Tityus toujours renaissant sous le bec du vautour qui le dévore toujours; ce Tantale toujours prêt à boire cette eau, à saisir ces fruits qui le fuient toujours; cette pierre de Sisyphe, toujours remontée ou poursuivie; ce cercle, symbole éternel de l'éternité, écrit sur la roue d'Ixion, sont autant d'hiéroglyphes parlans, sur lesquels il est impossible de se méprendre. (DE MAISTRE, Soirées de Saint-Pétersbourg, 341-342, rer vol.)

de Jupiter, comme elle traversait les délicieuses campagnes de Panope, pour aller à Pytho. Auprès de Tityus, je vis le célèbre Tantale, en proie à des douleurs qu'on ne saurait exprimer, consumé par une soif brûlante; il était au milieu d'un étang, dont l'eau plus claire que le cristal lui montait jusqu'au menton, sans qu'il pût prendre une goutte pour se désaltérer; car, toutes les fois qu'il se baissait pour en boire, l'eau disparaissait tout autour de lui, et il ne voyait à ses pieds qu'un sable aride qu'un dieu ennemi desséchait. Ce n'était là que la moitié de son supplice : également dévoré par la faim, il était environné de beaux arbres, d'où pendaient sur sa tête des fruits délicieux, des poires, des grenades, des oranges, des figues, des olives; mais, toutes les fois que ce malheureux levait les bras pour en prendre, un vent jaloux les élevait jusqu'aux nues. Le tourment de Sisyphe ne me parut pas moins terrible; il avait dans ses mains un gros rocher qu'il tâchait de pousser sur le sommet d'une montagne, en grimpant avec les pieds et avec les mains; mais, lorsqu'après des efforts infinis il était parvenu jusqu'à la cime, et qu'il allait placer son rocher, une force majeure le repoussait, et cette énorme pierre retombait en roulant jusque dans la plaine. Ce malheureux la reprenait sur l'heure, et recommençait son travail; des torrens de sueur coulaient de tous ses membres, et sa tête élevait des tourbillons de poussière, en poussant son rocher contre le mont1. »

Virgile:

Necnon et Tityon, Terræ omniparentis alumnum,
Cernere erat; per tota novem cui jugera corpus
Porrigitur; rostroque immanis vultur obunco
Immortale jecur tundens, fecundaque pœnis
Viscera, rimaturque epulis, habitatque sub alto
Pectore; nec fibris requies datur ulla renatis.
Quid memorem Lapithas, Ixiona, Pirithoumque,
Quos super atra silex jamjam lapsura cadentique
Imminet assimilis? Lucent genialibus altis
Aurea fulcra toris, epulæque ante ora paratæ

1. Traduction de madame Dacier.

Regifico luxu: Furiarum maxima juxta

Accubat, et manibus prohibet contingere mensas;
Exsurgitque facem attollens, atque intonat ore.

<< Aux mêmes lieux gît ce colosse nourrisson de la Terre, Tityus, dont le corps étendu couvre neuf arpens tout entiers. Immortel aliment d'un immortel vautour, son foie sanglant se reproduit sans cesse sous d'horribles morsures; et ses entrailles se fécondent pour éterniser ses douleurs. Au fond de sa vaste poitrine, l'insatiable oiseau habite nuit et jour; et les fibres qu'il ronge renaissent pour qu'il les ronge encore. Rappellerai-je les fiers Lapithes, Ixion et Pirithoüs? Sur eux pend une sombre roche, toujours prête à tomber, toujours menaçant leur tête. Peindrai-je ces riches voluptueux, couchés sur des lits magnifiques, et resplendissans de pourpre et d'or? Sous leurs yeux sont servies des tables somptueuses où brille le luxe des rois; mais la cruelle Mégère y siège à côté d'eux; et chaque fois que leur main s'avance vers les mets, la Furie se dresse, et, levant sa torche, les effraie de sa voix tonnante. >>

Ainsi Homère ne va pas au delà de la fable ancienne : Tityus, Tantale, Sisyphe, grands coupables sans doute, mais qui rappellent moins une violation de la loi morale, que le souvenir de ces luttes terribles qui remplirent les temps fabuleux de la Grèce. Virgile a aussi retracé ces vengeances des dieux : c'est la partie grecque de son poëme, la partie empruntée à l'ancienne croyance; il va maintenant exprimer les idées nouvelles de justice et de crime, que le temps a mises dans la société, et qui, des écoles de Platon 1, ou plutôt des sanctuaires de Memphis, ont passé dans la poésie latine :

Hic, quibus invisi fratres, dum vita manebat,
Pulsatusve parens, aut fraus innexa clienti;
Aut qui divitiis soli incubuere repertis,

1. PLATON, de Legibus, iv, v, IX.

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