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di Marcovaldo, font dater de Raphaël le commencement de la décadence. Comme si la peinture n'était pas d'abord le charme des yeux! comme si la poésie sous toutes ses formes et l'éloquence elle-même n'étaient pas la volupté de l'oreille en même temps que de l'esprit et du cœur! comme si la perfection d'une langue, tout de même que la perfection d'un art, était ou pouvait être autre chose que la perfection. avec laquelle elle traduit la pensée!

Vidons une fois les mots de ce qu'ils contiennent d'idées. C'est abuser étrangement des termes que de placer aux débuts d'une langue une prétendue perfection. Ce qui est vrai, c'est qu'en remontant pas à pas le cours historique d'une langue, et qu'en allant ainsi la surprendre en flagrant délit de transformation, on démêle avec plus de sûreté les lois qui gouvernent sa métamorphose. Toute langue est donc plus régulière, plus simple, plus symétrique, en un certain sens, à son origine et dans le temps de sa première enfance, qu'en aucun autre temps de son existence ou de son développement. Mais nulle part, que l'on sache, dans aucun art, dans aucune science, dans aucun ordre de choses, ni simplicité, ni régularité, ni symétrie ne sont synonymes ou mesure de perfection. Tout au contraire; et, puisque l'on a tant fait que de comparer les langues à des organismes, c'est le cas de se bien souvenir qu'un organisme quelconque est d'autant plus voisin d'une perfection relative qu'il est plus compliqué, c'est-à-dire formé du concours d'un plus grand nombre de parties, jointes entre elles par des pièces plus délicates et des ressorts plus subtils.

Enseigner qu'une langue littéraire est un « monstre », c'est donc oublier que la langue n'est faite que pour l'usage de la pensée. Assurément c'est une étude pénible que d'étudier une langue « au point de vue linguistique », en elle-même, indépendamment de sa littérature. Je veux ou plutôt je prends plaisir à reconnaître qu'on y dépense aujourd'hui les plus rares qualités d'esprit, et cette longue patience que l'on a jadis proclamée toute voisine du génie. Mais, à coup sûr, au point de vue littéraire, c'est une étude stérile. Allons plus loin on n'étudie pas, à proprement parler, dans une langue, « au point de vue linguistique », une langue particulière, le français ou l'italien; on y étudie les lois générales du langage, ou du moins on s'efforce à les y découvrir. Philologues et linguistes, je le sais, accordent la distinction; seulement, ils font aussitôt comme s'ils ne l'avaient point accordée. Ils avouent que la « perfection linguistique » est une chose, et que la perfection littéraire en est une autre; mais, ayant posé la distinction pour mémoire, ils passent outre, et reprennent leur train sans en tenir désormais plus de compte. Et en effet, avec la meilleure volonté du monde, cette régularité de structure, cette beauté d'analogie, cette simplicité de moyens que l'on rencontre à l'origine des langues et que l'on est convenu de décorer du nom de perfection, il est bien difficile au philologue de ne pas étendre insensiblement l'admiration qu'elles lui inspirent aux œuvres elles-mêmes qui sont, en vertu de la chronologie, les monuments ou plutôt les modèles de cette perfection.

C'est précisément contre cette fâcheuse tendance

de l'érudition contemporaine qu'il faut lutter, et maintenir ce principe absolu qu'une langue n'existe comme langue que du jour où elle a été fixée dans sa forme littéraire. « Il en est des histoires comme des rivières, qui ne deviennent importantes que de l'endroit où elles commencent à être navigables. >> Que nous importe la langue des Botocudos? Quel intérêt y pouvons-nous prendre, à moins que d'y chercher quelque renseignement sur les lois générales du langage? mais quel intérêt à ces lois, si nous n'espérions pas y trouver l'expression de quelque rapport inaperçu du langage avec la pensée? et quel intérêt enfin à ces rapports eux-mêmes, s'ils ne nous servaient pas d'instruments de précision pour fouiller en quelque sorte la pensée, c'est-à-dire pour pénétrer chaque jour d'un degré plus avant dans la connaissance du mécanisme de l'intelligence? Tout se rapporte donc à la pensée. Or, il y a justement cette différence entre les langues littéraires et les autres, que celles-ci sont des langues dans lesquelles personne n'a encore pensé. Et c'est pourquoi ni le français, ni l'italien, ni quelque autre langue de la même famille ne datent du latin roman. L'italien date du jour où, dans les rues de Ravenne, tout un peuple montra du doigt celui qui revenait de l'enfer. Et pour le français, entre nous et les admirateurs outrés du moyen âge, la question est justement de savoir à quelle date ou plutôt par quelles œuvres doit commencer l'histoire de la littérature et de la langue française.

Des érudits soutiennent qu'il n'y a pas question. La langue française date pour eux des Serments de

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Strasbourg ou des Gloses de Reichenau ; la littérature des Chansons de geste est déjà pour eux une grande littérature. Tel des plus aventureux, M. Léon Gautier, par exemple, se portera fort de vous présenter dans la personne de Guibourc, femme de Guillaume d'Orange, une héroïne d'épopée qui laisse loin, bien loin derrière elle, toutes les Andromaque ou les Didon de l'antiquité; à plus forte raison les Armide et les Clorinde. C'est ce que Paul-Louis, de désagréable mémoire, appelait brièvement ne pas sentir la différence qui sépare Tivoli de Pontoise et Gonesse d'Albano. Car, vainement nous répétera-t-on que Godefroi de Bouillon dépasse Énée de «< cent coudées»; ou qu'on ne sait à quel personnage de l'antiquité comparer Renaud de Montauban, «< ce rival altier de Charlemagne, cet illustre conquérant de l'Orient »; vainement entassera-t-on les épithètes sur les adjectifs; on ne nous persuadera pas, non, pas même quand on nous persuaderait. Ni les Guibourc, en effet, ni les Godefroi, ni les Renaud n'ont reçu de l'art de nos trouvères cette consécration de beauté qui seule immortalise dans la mémoire des hommes le souvenir même de ceux qui les ont le mieux servis. « On ne confie rien d'immortel à des langues incertaines et toujours changeantes *. » Sur ces Renaud et sur ces Godefroi, qui ne parlent encore le français et qui ne parlent déjà plus le latin de personne, le pieux Énée garde à tout le moins cette supériorité de parler

1.842.

2. 768.

3. Léon Gautier, Les épopées françaises, 2e édition, t. I. 4. Bossuet, Discours de réception à l'Académie française.

le latin de Virgile, ou Roland l'italien d'Arioste. Que

Il'on

'on ne vienne donc pas s'écrier, d'une voix retentissante, que « pour ne pas sentir la beauté des carac

tères de nos chansons de geste, il faut aimer bien peu Jésus-Christ et bien peu la France 1». Qu'a de commun Jésus-Christ avec nos chansons de geste? Dans la poésie, non plus que dans la vie, les bonnes, les meilleures intentions ne suffisent. Pour qu'un chant soit sublime, ce n'est évidemment pas assez que la voix de nos pères l'ait « entonné ». Car enfin, que n'a-telle pas entonné, la voix de nos pères? Combien de choses qui n'auraient droit de cité dans aucune littérature, et la Carmagnole, et le Ça ira, et la Marseillaise? Combien de choses, que M. Gautier repousserait de toutes ses forces, et que nous tiendrions à honneur de repousser à ses côtés?

Certes, si ce n'était là que des erreurs de goût, quelques taches dans des livres très savants et, d'ordinaire, quoique assez mal faits, assez intéressants, il ne vaudrait pas la peine d'insister. Et si linguistes ou philologues, modestement, se cantonnaient dans leur domaine, assez vaste d'ailleurs pour qu'ils ne soient pas encore près de l'avoir mis en culture tout entier, ce serait presque donner dans le ridicule que de s'armer en guerre. Avec cela, si de plus intolérants, ou de plus habiles peut-être que les autres, parce qu'ils ne savent pas, eux, développer une idée, nient qu'il existe un art de la développer, ou même un art d'écrire parce qu'en effet ils écrivent sans art, il suffirait de leur rappeler en passant une vieille

1. Léon Gautier, Les épopées françaises.

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