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il n'y a point de Français qui eût résisté à la tentation d'en faire un sujet moral. La fausseté, l'ingratitude des deux filles aînées, auraient été punies; la piété de Cordélia, la fidélité du comte de Kent, auraient été récompensées. Il n'arrive que la moitié de cela le mal se fait, mais non pas le bien; les coupables périssent, mais les personnages vertueux et intéressans périssent aussi; ce qui ôte toute moralité à la pièce, et toute apparence de châtiment à la destinée des coupables.

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Il arrive dans la maison du comte ou du duc de Glocester, la même chose que dans celle du roi Léar. Glocester a deux fils: Edgard, fils légitime et prince vertueux; Edmond, bâtard et grand scélérat. Celui-ci accuse Edgard d'avoir attenté à la vie de son père; des artifices détestables donnent de la vraisemblance à l'accusation; Edgard, chassé de la maison paternelle, se déguise comme le comte de Kent, pour veiller sur son père comme le comte de Kent sur son roi. Il parvient en effet à rendre des services au comte de Gloçester sans en être reconnu. Les duchesses de Cornouailles et d'Albanie deviennent amoureuses d'Edmond, amant digne d'elles. Le duc de Cornouailles crève les yeux au comte de Glocester, parce que celui-ci est dans les intérêts du roi Léar. Un des serviteurs du roi Léar se hasarde à faire au duc quelques remontrances sur cette barbarie; le

duc indigné fond sur lui; le serviteur (c'est ainsi qu'il est désigné) le tue en se défendant, et est tué à l'instant par la duchesse. Celle-ci se console aisément de la mort de son mari, par l'espérance d'épouser Edmond; la duchesse d'Albanie sa sœur, qui a le même projet, et qui charge Edmond de la défaire du duc d'Albanie son mari, empoisonne la duchesse de Cornouailles sa sœur; elle est bientôt réduite à se poignarder elle-même, voyant tous ses crimes découverts. D'un autre côté, le roi Léar devient fou et meurt. Cordélia, sa fille fidelle, qui vient à la tête d'une armée le secourir et le défendre, est prise et périt aussi misérablement. Les derniers mots du comte de Kent annoncent qu'il ne survivra pas son maître. Tout meurt, jusqu'au fou du roi Léar, sans avoir fait autre chose dans la pièce, que d'ennuyer un lecteur français, auquel il est impossible. de trouver, dans ce personnage, plus d'agrément que dans le Caliban de la Tempête. On voit qu'il n'y a aucune moralité à tirer de ce chaos d'événemens malheureux, où la vertu et le vice éprouvent un sort égal. Le seul fait qui prête à la moralité, c'est qu'Edmond est tué en duel par Edgard.

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Il en est de même d'Hamlet. Nul sujet ne paraît plus propre à présenter cette moralité :

Que les crimes secrets ont les dieux pour témoins.

C'est le même sujet que celui de Sémiramis; Ger

trudé répond à Sémiramis, Claudius à Assur, Hamlet à Ninias; l'ombre d'Hamlet le père demande vengeance comme celle de Ninus, et c'est sans doute l'ombre d'Hamlet qui nous a valu l'ombre de Ninus, et Hamlet qui nous a valu Sémiramis, tant il importe de tout connaître pour profiter de tout. Mais ce qui distingue principalement la pièce française de la pièce anglaise, c'est que Sémiramis est toute morale, et qu'Hamlet n'a nulle moralité; car si Claudius et Gertrude périssent, Hamlet périt aussi, après avoir tué, dans une folie feinte ou réelle, un ministre nommé Polonius, personnage moitié insipide, moitié ridicule, mais qui n'avait fait ni bien ni mal. Ce Polonius est le père d'Ophélie, amante aimable d'Hamlet, et le personnage le plus intéressant de la pièce; elle devient folle de douleur de la mort de son père et de la folie apparente d'Hamlet, et tombe ou se jette dans un ruisseau, d'où on la retire noyée. Ses obsèques donnent lieu à ces fameuses scènes des fossoyeurs, scènes si estimées, dit-on, en Angleterre, si décriées en France, au moins comme déplacées et comme étrangères au genre. Laerte, fils de Polonius et frère d'Ophélie, se bat en duel avec Hamlet, et se sert d'une épée empoisonnée, qui, par une méprise, passe tour-à-tour dans la main des deux com-battans; ils périssent tous deux. Ainsi dans cette

pièce, comme dans la précédente, le vice et la vertu éprouvent un sort égal. Cependant Shaftsbury, dit qu'Hamlet est une pièce presque continuellement morale, mais c'est à cause des réflexions morales dont elle est semée, et dans ce sens toutes les pièces de Shakespeare sont très-morales.

Toutes sont aussi profondément tragiques, malgré le mélange continuel de bas comique, auquel un lecteur français ne s'accoutumera jamais. Indépendamment des beautés de terroir qu'on sent, même sans les goûter, ou qu'on devine sans les sentir, ces

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pièces, et surtout Hamlet, abondent en beautés touchantes et terribles, en grands traits de génie, qui sont de tous les pays et de tous les tems.

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M. Ducis, dans son Hamlet, a corrigé ce qui lui a peut-être paru trop dur dans le sujet de Sémiramis, et ce qu'il a jugé trop peu raisonnable dans le Hamlet de Shakespeare. Gertrude, mère d'Hamlet, meurt de la main de son complice et non par les coups de son fils, comme Sémiramis; mais elle est toujours menacée par ce fils, qui (au meurtre près) rassemble en lui seul les personnages de Ninias et d'Oreste. Ophélie est Azéma, mais avec une différence considérable; c'est qu'ici elle est fille du complice de Gertrude, c'est-à-dire, de celui qui a fait périr le roi de Danemarck, père d'Hamlet, ce qui fortifie le caractère et la situation d'Hamlet,

puisqu'en punissant le coupable, il perd sa maîtresse. Le dénoûment a aussi un trait propre à la pièce française, et qui relève encore le personnage d'Hamlet. Ce prince va tout seul affronter une troupe de conjurés; il frappe leur chef, et, se tournant vers les il leur dit :

autres,

Frappez si vous l'osez, immolez votre maîne.

L'étonnement et le respect les tiennent comme enchaînés : Claudius seul est puni; c'est celui qui à empoisonné le père d'Hamlet.

C'est par cette pièce que M. Ducis a commencé à partager la gloire de Shakespeare en le corrigeant. De ce moment on put compter un génie tragique de plus en France. Sa pièce, sans avoir la perfection dont elle était susceptible, offre plusieurs de ces scènes que peu de gens savent faire; surtout la quatrième du quatrième acte, entre Hamlet et Gertrude, est animée par un dialogue vif et pressé, qui ne contient que les mots essentiels, qui rejette les tirades, qui ne laisse pas respirer le spectateur. C'est bien celui qui convient aux situations fortes. Nous connaissons au théâtre fort peu de scènes d'un plus grand effet: Hamlet y est également touchant et terrible. L'ombre de son père vient de lui apparaître demandant vengeance, accusant de sa mort Gertrude sa femme, mère d'Hamlet, et dévoilant tout le crime.

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