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sortir1 au fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l'esprit de son venin.

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Le conseil qu'on donnait à Pyrrhus 2, de prendre le repos qu'il allait chercher par tant de fatigue, recevait bien des difficultés. Ainsi l'homme est si malheureux, qu'il s'ennuierait même sans aucune cause d'ennui, par l'état propre de sa complexion; et il est si vain, qu'étant plein de mille causes essentielles d'ennui, la moindre chose, comme un billard et une balle qu'il pousse, suffit pour le divertir".

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Mais, direz-vous', quel objet a-t-il en tout cela? Celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu'il a mieux joué qu'un autre. Ainsi les autres suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu'ils ont résolu une question d'algèbre qu'on n'aurait pu1o trouver jusqu'ici; et tant d'autres s'exposent aux derniers périls pour se vanter ensuite d'une place qu'ils auront prise, et aussi sottement, à mon gré11. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu'ils les savent; et ceux-là sont les plus sots de la bande12,

« Ne laisserait pas de sortir. >>

Necquicquam, quoniam medio de fonte leporum,

Surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angat. (LUCR., IV, 1129.)

2 « Le conseil qu'on donnait à Pyrrhus. » 210. Montaigne, I, 42, p. 497.

8 « De prendre. De prendre immédiatement, sans se déranger.

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D

Recevait.» Latinisme. C'est-à-dire comportait, avait en soi. Ces difficultés se réduisent à ce qui a été dit, que l'homme ne peut rester en repos seul avec luimême. Cette phrase n'est qu'une espèce de parenthèse dans Pascal; P. R. l'a longuement développée.

5 « Ainsi l'homme. » 217. « Si vain. Si léger.

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6 « Un billard et une balle. » Supprimé par P. R., qui semble avoir obéi par avance à la règle de Buffon, de ne nommer les choses que par les termes les plus généraux, pour donner au style de la noblesse. Il y avait d'abord, comme un chien, une balle, un lièvre.

« Pour le divertir. » Il y a dans le manuscrit, suffisent. P. R. termine ici un premier morceau, en ajoutant seulement une phrase dont la fin est belle: « Et ses » divertissements sont infiniment moins raisonnables que son ennui. >>

8 a Mais direz-vous. » 133.

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Une question d'algébre. » Il semble que Pascal pense ici à ses recherches sur la roulette.

10 ‹Qu'on n'aurait pu. » Il emploie le conditionnel, parce que c'est une supposition. Cela n'est pas régulier grammaticalement.

11 « A mon gré. » Il ajoute cela, parce que, dans l'opinion, la prise d'une place est quelque chose de plus sérieux que la solution d'un problème. Pascal ne voit dans l'un comme dans l'autre qu'un divertissement.

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« Les plus sots de la bande. Cette rude apostrophe s'adresse aux moralistes

puisqu'ils le sont avec connaissance, au lieu qu'on peut penser des autres qu'ils ne le seraient plus s'ils avaient cette connaissance.

Tel homme passe sa vie1 sans ennui, en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l'argent qu'il peut gagner chaque jour, à la charge qu'il ne joue point : vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c'est qu'il cherche l'amusement du jeu, et non pas le gain. Faites-le donc jouer pour rien, il ne s'y échauffera pas et s'y ennuiera. Ce n'est donc pas l'amusement seul qu'il recherche un amusement languissant et sans passion l'ennuiera. Il faut qu'il s'y échauffe et qu'il se pipe lui-même, en s'imaginant qu'il serait heureux de gagner ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui donnát à condition de ne point jouer, afin qu'il se forme un sujet de passion, et qu'il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte, pour l'objet qu'il s'est formé, comme les enfants qui s'effraient du visage qu'ils ont barbouillé.

D'où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique, et qui, accablé de procès et de querelles, était ce matin si troublé, n'y pense plus maintenant? Ne vous en étonnez pas : il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d'ardeur depuis six heures'. Il n'en faut pas davantage, L'homme, quelque plein de tristesse qu'il soit, si l'on

tels que Montaigne, et l'effort continuel de Pascal était sans doute de ne pas la mériter.

1 << Tel homme passe sa vie. » Pascal paraît reprendre ici en sous-œuvre les mêmes idées.

2 « Comme les enfants.» Montaigne, Apol., p. 182: «C'est pitié que nous nous pi»pons de nos propres singeries et inventions... comme les enfants qui s'effroient de » ce mesme visage qu'ils ont barbouillé et noircy à leur compaignon. » Cette comparaison, qui paraît imitée de Sénèque (lettre 24), est mieux amenée dans Montaigne que dans Pascal.

3 << Depuis six heures. » Voltaire prétend que Louis XIV allait à la chasse le jour qu'il avait perdu quelqu'un de ses enfants, et qu'il faisait fort sagement. On aime mieux l'homme de Pascal, qui ne se laisse distraire ainsi de sa douleur que quelques mois après sa perte. Je ne sais du reste où Voltaire a pris ce fait, qui ne me paraît ni vrai, ni vraisemblable, et que je n'ai pas trouvé dans Saint-Simon.

« Il n'en faut pas davantage. » On trouve à la page 110 du manuscrit cet autre développement de la même pensée, que Pascal a barré : « Cet homme si affligé de » la mort de sa femme et de son fils unique, qui a cette grande querelle qui le tour» mente, d'où vient qu'à ce moment il n'est pas triste, et qu'on le voit si exempt » de toutes ces pensées pénibles et inquiétantes? Il ne faut pas s'en étonner; on » vient de lui servir une balle, et il faut qu'il la rejette à son compagnon. Il est » occupé à la prendre à la chute du toit pour gagner une chasse; comment voulez» vous qu'il pense à ses affaires, ayant cette autre affaire à manier? Voilà un soin

peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là. Et l'homme', quelque heureux qu'il soit, s'il n'est diverti et occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche l'ennui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux. Sans divertissement il n'y a point de joie, avec le divertissement il n'y a point de tristesse. Et c'est aussi ce qui forme le bonheur des personnes de grande condition, qu'ils ont un nombre de personnes qui les divertissent, et qu'ils ont le pouvoir de se maintenir en cet état.

Prenez -y garde. Qu'est-ce autre chose d'être surintendant3, chancelier, premier président', sinon d'être en une condition où l'on a dès le matin un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes? Et quand ils sont dans la disgrâce et qu'on les envoie à leurs maisons des champs, où ils ne manquent

>> digne d'occuper cette grande âme, et de lui ôter toute autre pensée de l'esprit. » Cet homme, né pour connaitre l'univers, pour juger de toutes choses, pour régir » tout un Etat, le voilà occupé et tout rempli du soin de prendre un lièvre. Et s'il » ne s'abaisse à cela et [qu'il veuille toujours être tendu, il n'en sera que plus sot, » parce qu'il voudra s'élever au-dessus de l'humanité, et il n'est qu'un homme, >> au bout du compte, c'est-à-dire capable de peu et de beaucoup, de tout et de >> rien. Il n'est ni ange ni bête, mais homme. [Nous retrouverons ailleurs cette » dernière pensée. ] Une seule pensée nous occupe, nous ne pouvons penser à » deux choses à la fois. Dont bien nous prend selon le monde, non selon Dieu. »> Ce développement, qui est très-beau pris à part, devait être resserré ici pour ne pas interrompre la suite des idées. Du reste, l'image de l'homme occupé à prendre la balle à la chute du toit est peut-être plus piquante encore que celle de notre texte. Dans la phrase, Cet homme né pour, etc., Pascal passe d'une espèce de divertissement à un autre; c'est un second exemple. Les dernières lignes, Une seule pensée nous occupe, demandent à être expliquées : Pascal veut dire que nous ne pouvons penser à la fois aux choses du dehors et à notre misère intérieure ; ce qui est bon selon le monde, car ainsi les divertissements nous sauvent de l'ennui; mais mauvais selon Dieu, car ainsi ils nous empêchent de nous alarmer sur notre salut et d'y pourvoir. Voir le dernier alinéa de ce paragraphe.

1 « Et l'homme. » Remarquer l'effet que produit ce mot, placé deux fois à la tête de la phrase et détaché. Il arrête l'esprit sur l'étrange nature de cet être extraordinaire; il fait ressortir la puissance du divertissement en la faisant paraître dans deux tableaux opposés et symétriques.

2 « De grande condition. » 247.

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« Surintendant. » Des finances. Le dernier surintendant fut Fouquet, qui était encore en place quand Pascal écrivait ceci; sa disgrâce est de 1661.

4 << Premier président. » Du parlement de Paris.

5 « Et qu'on les envoie, etc. » A cette époque, et encore longtemps après, un ministre, un homme revêtu d'une grande charge ne perdait guère sa place sans recevoir une lettre de cachet qui l'exilait dans ses terres.

ni de biens, ni de domestiques pour les assister dans leurs besoins, ils ne laissent pas d'être misérables et abandonnés, parce que personne ne les empêche de songer à eux.

La dignité royale n'est-elle pas assez grande d'elle-même pour celui qui la possède, pour le rendre heureux par la seule vue de ce qu'il est? Faudra-t-il le divertir de cette pensée comme les gens du commun? Je vois bien que c'est rendre un homme heureux de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d'un roi, et sera-t-il plus heureux en s'attachant à ces vains amusements qu'à la vue de sa grandeur? Et quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit? Ne serait-ce donc pas faire tort à sa joie, d'occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d'un air, ou à placer adroitement une balle, au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse' qui l'environne? Qu'on en fasse l'épreuve : qu'on laisse un roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l'esprit, sans compagnie, penser à lui tout à loisir', et l'on verra qu'un roi sans divertissement est un homme plein de misères. Aussi on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d'y avoir auprès des personnes des rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement à leurs affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu'il n'y ait point de vide; c'est-à-dire qu'ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant bien qu'il sera misérable, tout roi qu'il est, s'il y pense.

1 « La dignité royale. » 146. En titre, Divertissement.

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« Remplir toute sa pensée. » La pompe de l'expression fait le plus heureux contraste avec cette chute du soin de bien danser.

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Ajuster ses pas. » On sait que la danse était un des amusements favoris du grand roi dans sa jeunesse, et qu'il y excellait, comme à tous les exercices en général.

4 « La gloire majestueuse. » C'est bien là la royauté de Louis XIV. Ces choses sont si loin de nous qu'elles ont besoin maintenant de commentaires.

5 << Penser à lui tout à loisir. » Comme plus haut, faire réflexion sur ce qu'ii est. Mais, encore une fois, quelle supposition étrange!

6 « Qu'il sera misérable. » P. R., malheureux. La première expression n'a pas paru assez respectueuse.

Je ne parle point' en tout cela des rois chrétiens comme chrétiens, mais seulement comme rois.

La seule chose qui nous console' de nos misères est le divertissement, et cependant c'est la plus grande de nos misères. Car c'est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre' insensiblement. Sans cela, nous serions dans l'ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d'en sortir. Mais le divertissement nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort'.

1 « Je ne parle point. » On ne voit pas pourquoi P. R. a supprimé cette réserve. Ne serait-ce pas à cause de ce que dit ailleurs Pascal (v1, 54): « Sans cette ex»cuse, je n'eusse pas aperçu qu'il y eût injure >>

2 La seule chose qui nous console. » 97. En titre, Misère.

3 « Et qui nous fait perdre. » C'est-à-dire qui nous fait nous perdre.

Un moyen plus solide. » C'est-à-dire de travailler à notre salut.

« A la mort. » Cf. le second fragment du paragraphe vin: ... « Et de malheur » en malheur nous mène jusqu'à la mort, qui en est le comble éternel. »>

Nicole s'appuie sur ces idées de Pascal dans son traité de la Connaissance de soiméme, chap. 4er: « C'est ce qui a donné lieu à un grand esprit de ce siècle de faire >> voir dans un excellent discours que ce désir d'éviter la vue de soi-même est la » source de toutes les occupations tumultuaires des hommes, et surtout de ce qu'ils >> appellent divertissement; qu'ils ne cherchent en tout cela qu'à ne penser point à >> eux, qu'il suffit pour rendre un homme méprisable de l'obliger d'arrêter la vue sur » soi, et qu'il n'y a point de felicité humaine qui la puisse soutenir [c'est-à-dire » sans doute, qui puisse soutenir la vue de soi-même]. Qu'ainsi l'homme sans la » grâce est un grand supplice à lui-même, qu'il ne tend qu'à se fuir, qu'il se re» garde en quelque sorte comme son plus grand ennemi, et qu'il fait consister son » bonheur à s'oublier soi-même, et à se noyer dans cet oubli.» Plus loin cependant (chap. 3) il n'adopte pas sans réserve ce que dit Pascal, que l'ennui qui accable ceux qui ont été dans de grandes places, quand on les réduit à vivre en repos dans leur maison, vient de ce qu'ils se voient trop, et que personne ne les empéche de songer à eux. Peut-être que c'est une des causes de leur chagrin; mais ce » n'est pas la seule. C'est aussi parce qu'ils ne se voient pas assez, et qu'il y a » moins de choses qui renouvellent l'idée de leur moi, » etc. Mais dans sa lettre au marquis de Sévigné, Nicole combat très-vivement le fond même de ce qu'il appelait tout à l'heure un excellent discours : « Il suppose, dans tout le discours du diver>> tissement ou de la misère de l'homme, que l'ennui vient de ce que l'on pense à » soi, et que le bien du divertissement consiste en ce qu'il nous ôte cette pensée. » Cela est peut-être plus subtil que solide.... Le plaisir de l'âme consiste à penser, » et à penser vivement et agréablement. Elle s'ennuie sitôt qu'elle n'a plus que des >> pensées languissantes.... C'est pourquoi ceux qui sont bien occupés d'eux-mêmes >> peuvent s'attrister, mais ne s'ennuient pas. La tristesse et l'ennui sont des mou>>vements différents.... M. Pascal confond tout cela... » Les critiques de Nicole et celles de Voltaire n'empêchent pas que Pascal n'ait tracé un tableau aussi vrai qu'éloquent de l'inquiétude et de l'ennui qui consument la vie des hommes. C'est l'explication qu'il veut donner de cette maladie qui étonne plus qu'elle ne convainc. Si l'ennui est un état pénible, et quelquefois insupportable, c'est que l'homme est un

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