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ils sont pyrrhoniens, ou du moins ils trouvent dans le pyrrhonisme un allié puissant. M. Cousin a développé cette affinité étrange, ou plutôt ce besoin que le jansénisme a du pyrrhonisme avec une autorité et une force qui me dispensent d'y insister davantage (Revue des Deux-Mondes, 15 janvier 1845).

Charron avait essayé de désavouer les conséquences dangereuses à l'égard de la foi qu'on pouvait tirer de sa doctrine. Après ces mots : « Iamais academicien ni pyrrhonien ne sera heretique,» il ajoute : « L'on dira peut-estre qu'il ne sera iamais aussi chrestien ni catho>> lique, car aussi bien sera-il neutre et sursoyant à l'un qu'à » l'autre : c'est mal entendre ce qui a ete dit; c'est qu'il n'y a point » de surseance, ne lieu de iuger, ny liberté, en ce qui est de Dieu. » Il le faut laisser mettre et graver ce qu'il luy plaira, et non » autre. » Mais Montaigne, moins systématique, plus libre, plus ouvert, confesse spirituellement tout le danger de la méthode sceptique en théologie. « Ce dernier tour d'escrime icy, il ne le >> fault employer que comme un extreme remede; c'est un coup » desesperé, auquel il fault abandonner vos armes, pour faire » perdre à vostre adversaire les siennes; et un tour secret, duquel » il se fault servir rarement et reserveement. C'est grande temerité » de vous perdre pour perdre un aultre; il ne fault pas vouloir >> mourir pour se venger... Nous secouons icy les limites et der» nieres clostures des sciences, auxquelles l'extremité est vicieuse, » comme en la vertu. Tenez-vous dans la route commune, il ne fait » pas bon estre si subtil et si fin. Souvienne-vous de ce que dict le >> proverbe toscan:

> Chi troppo s'assottiglia si scavezza.

» le vous conseille, en vos opinions et en vos discours, autant » qu'en vos mœurs et en toute aultre chose, la moderation et l'at>> trempance, et la fuyte de la nouvelleté et de l'estrangeté : toutes » les voyes extravagantes me faschent. » (Apol., p. 241.)

Cet avertissement n'a pas arrêté Pascal. Il s'est saisi de cette arme, avec laquelle on voulait seulement lui donner une leçon d'escrime, et il s'en est servi pour un combat sérieux et mortel. Est-ce donc qu'il serait dupe de Montaigne? Mais quelle parole! Un esprit de cette force peut être dupe quelquefois de sa propre imagination, de ses propres idées : il n'est jamais vulgairement la

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dupe d'autrui. Pascal voyait si bien le danger du pyrrhonisme, qu'il emploie à le conjurer tout l'effort de son génie. Il n'ignore donc pas où on peut aller en suivant Montaigne, il a sondé la profondeur de l'abîme où il se jette, il sait que l'homme doit s'y perdre; mais il compte sur Dieu : non pas le Dieu de Montaigne et de Charron, habituellement absent et oublié, et seulement appelé de bien loin au dénoùment, mais un Dieu toujours présent et sensible, qui est sa vie même, et dont il ne peut s'éloigner, quelque part qu'il aille, car il le porte en lui. Sa foi fait l'intrépidité de son pyrrhonisme. Ainsi la Sibylle conduit Enée à travers le vide d'une nuit sans lumière :

Ibant obscuri sola sub nocte per umbram.

Mais quand le héros s'engage, non sans terreur, dans ces espaces peuplés de fantômes, il sait que les dieux le protégent et que l'Élysée l'attend.

Je ne veux pas dire que le pyrrhonisme ne soit pour Pascal qu'une sorte de fiction ou d'hypothèse. Non, il est pyrrhonien dans toute la sincérité de son âme, il l'est formellement, absolument, audacieusement. « Le pyrrhonisme est le vrai (xXIV, 1).» Pour s'ètre présenté tard à sa pensée, le doute ne lui avait pas fait des impressions légères; rien n'entrait dans un esprit aussi rigoureux sans le pénétrer jusqu'au fond. Il n'essaie pas d'échapper au doute, il s'y enfonce au contraire, espérant tirer du doute même le secret de son salut. M. Cousin a établi ce scepticisme de la manière la plus péremptoire, et tout ce qu'on a dit à l'encontre est sans valeur. Au reste, notre édition mème, où chaque phrase sceptique du texte ressort par les corrections des éditeurs indiquées en note, est là-dessus une démonstration perpétuelle et irréfutable. Pascal admet tous les principes du scepticisme, il en admet toutes les conséquences: les principes, c'est-à-dire que l'homme ne peut rien connaitre avec certitude, soit parce que les choses elles-mêmes n'ont aucune essence constante, soit parce qu'il n'a aucune prise sur elles, et que toutes ses facultés sont trompeuses; les conséquences, c'est-à-dire que tout l'ordre du monde n'a aucun fondement solide, qu'il n'y a point de science, mais des opinions; point de morale, mais des mœurs point de droit naturel, mais des coutumes; que l'autorité

des rois et des puissances n'est établie que sur la folie (v, 7; xxv, 103); qu'on ne peut justifier par la raison ni la propriété ni les lois mêmes de la famille (v1, 7, 50; III, 13); qu'il est impossible de prouver Dieu ́: « Nous sommes incapables de connaître ni ce qu'il Dest, ni s'il est. » (x, 1, p. 145.) Enfin, qu'il n'y a point de preuve de la vérité de la religion, et qu'il ne peut pas y en avoir. (Ibid.) La religion n'est pas certaine (xXIV, 88).

Voilà des pensées qu'il n'y a pas moyen d'interpréter de deux manières; tout ce qu'on peut faire est de les supprimer, comme avait fait Port-Royal. Mais en voici d'autres qui semblent contraires: Pascal parle en divers endroits des preuves de la religion (1x, p. 142, ligne 4; xI, 12, etc.). En effet, pourquoi écrit-il, sinon pour prouver? Son livre ne devait être que le développement de ces preuves, qui sont de deux sortes, philosophiques et historiques; les premières montrent que la religion seule explique le mystère de notre nature; les autres établissent la divinité de JÉSUS-CHRIST et l'autorité des Écritures par les miracles, les prophéties, etc. Cependant, outre que ces passages n'effacent pas les autres, qui subsistent, je dis qu'ils ne les contredisent pas. L'explication de la difficulté se trouve dans un autre paragraphe, encore supprimé par Port-Royal: « Les prophéties, les miracles mêmes et les preuves de > notre religion ne sont pas de telle nature qu'on puisse dire qu'ils » sont absolument convaincants. Mais ils le sont aussi de telle » sorte qu'on ne peut dire que ce soit être sans raison que de les » croire, etc. » (XXIV, 18; cf. xxv, 50). Ici la pensée de Pascal est claire; prouver la religion n'est pas, dans son langage, en donner une démonstration véritable; c'est fournir des raisons à l'appui, c'est montrer qu'il est raisonnable d'y croire. Mais on ne peut aller au delà. Sa preuve est une probabilité qui n'atteint pas à la certitude et qui n'y prétend pas.

Il y a pourtant deux ou trois fragments de Pascal qui sont positivement.contraires au scepticisme et qui établissent l'autorité de la raison. Commençons par y renvoyer: XIII, 1, 2; xxv, 49. Mais j'ai fait voir dans les notes l'intention et le caractère particulier de ces fragments. Ils ne se rapportent plus au grand sujet des Pensées, l'apologie de la religion, mais à la polémique du jansénisme. Pascal n'y est plus sceptique parce qu'il y est sectaire, et que ces deux choses étant au fond, comme le dit Charron, incompatibles,

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le janséniste a fait évanouir le pyrrhonien. Le pyrrhonisme peut conduire à la soumission, mais c'est à la soumission entière, sans condition et sans réserve (voir un passage de Montaigne cité dans la note 10 de la page 378). Si Pascal s'y laisse aller, le voilà sans défense contre l'autorité; il faut obéir au pape, et signer le formulaire. Si, au contraire, il résiste, c'est qu'il raisonne et qu'il juge : alors il n'est plus pyrrhonien. Mais quelle inconséquence! Quoi! la raison ne peut décider si Dieu est, et cette même raison peut prononcer que le pape se trompe sur la grâce!

Dans un des fragments placés sous le paragraphe vi, 1 (p. 127 et 128), Pascal, qui ne parle pas cette fois en janséniste, mais en philosophe, établit contre les pyrrhoniens qu'il y a une certitude naturelle, certitude de sentiment, non de raison, mais enfin certitude. Mais outre qu'il se contredit dans ce fragment même en accusant la raison d'impuissance (car où est l'impuissance, si la raison peut bâtir sur des principes certains, de quelque source que ces principes viennent?); partout ailleurs, et notamment dans le grand morceau qu'on trouve en tête du même paragraphe, il refuse absolument d'admettre cette certitude naturelle des principes (p. 118. Cf. III, 15). Quel est donc son dernier mot? Le voici peut-être : « Tous leurs principes sont vrais, des pyrrhoniens, des stoïques, des » athées, etc.; mais leurs conclusions sont fausses, parce que les prin»cipes opposés sont vrais aussi.» xxv, 29. Cf. VIII, 3, et xxv, 37. Y sommes-nous enfin? et faut-il conclure que Pascal n'est donc ni pyrrhonien ni dogmatique? Mais il dit aussi (vIII, 1, p. 119): « Il faut » que chacun prenne parti, et se range nécessairement ou au dogma» tisme ou au pyrrhonisme, car qui pensera demeurer neutre sera pyr> rhonien par excellence... Qui n'est pas contre eux est excellem»ment pour eux. » Ce n'est donc pas cela encore; ce n'est pas que Pascal ne soit ni pyrrhonien ni dogmatique. Qu'est-ce donc? Il ne reste qu'à dire, ce qui est vrai, que Pascal est pyrrhonien, et qu'en même temps il est pourtant dogmatique. Et comment cela?. C'est ce qu'il s'est efforcé d'expliquer dans l'Entretien avec Saci, et ce que nous allons tâcher d'entendre.

Au reste, il importe de remarquer que, si Pascal s'embarrasse dans ces généralités, chose inévitable, car il n'y a pas moyen de bien raisonner sur le principe du néant de la raison, il n'hésite jamais dans les applications de son scepticisme. Toutes les néga

tions qu'il oppose à la justice, à l'autorité, au droit naturel, à la démonstration rationnelle de Dieu, sont sans aucun correctif.

Ainsi l'homme naturel, en qui ne s'est pas faite l'opération de la grâce, est tellement condamné aux ténèbres, qu'il ne peut pas même s'assurer où est la lumière, ni si la religion qui la lui offre la possède en effet. Mais voici un autre moment; elle a agi, cette grâce toute-puissante; aussitôt, tout change: Je vois, je sais, je crois; nous sommes assurés de Dieu, et par lui de tout le reste (cf. xxiv, 42). Mais cette grâce, de qui tout dépend pour l'homme, ne dépend pas de lui. Il ne saurait l'obtenir que d'elle-même, ni la mériter que par elle-même; puisque c'est elle qui fait le mérite. Elle se donne à qui il lui plait, car elle est la grâce, et il lui plaît de choisir celuici et de le rendre digne, de rejeter celui-là et de le laisser indigne. Spiritus ubi vult spirat (Jean, III, 8). (Voyez p. xxIx la Note sur les doctrines du Jansénisme.)

Nous voilà devant les profondeurs du dogme; là le chrétien simple se tait et se confond, il détourne sa pensée du mystère; Pascal, au contraire, y attache la sienne et s'y complaît: et c'est là seulement que nous allons comprendre toute l'originalité de la démonstration qu'il a conçue. Elle est dans l'application singulière qu'il fait de la doctrine du Dieu caché, Deus absconditus, qui n'est qu'un autre aspect de la doctrine de la grâce (voir principalement l'article xx). Avant le péché d'Adam, Dieu était manifeste à l'homme; mais par le péché d'Adam tout le genre humain a été réprouvé, et Dieu s'est retiré de lui. Il est caché, car il veut l'être; il se révèle pourtant à quelques serviteurs qu'il s'est réservés et qu'il aime, mais il se cache à ceux qu'il n'aime pas. On dit souvent aux incrédules qu'ils n'ont qu'à bien regarder pour le voir; on se trompe et on les trompe; ils regardent et ils ne le voient point, parce qu'en effet il ne leur est pas visible (XXII, 1, p. 268. Cf. Append., 84). On leur dit aussi que, s'ils raisonnaient bien, ils seraient convaincus par les prophéties, par les miracles, etc.; on se trompe encore : ils raisonnent bien, et ils ne sont pas convaincus, parce qu'en effet Dieu n'a pas voulu qu'ils pussent l'être, ni que ces témoignages fussent convaincants. Dieu a voulu que la religion eût assez de clarté pour éclairer les élus, prédestinés de toute éternité à la lumière, mais aussi qu'elle eût assez d'obscurité pour aveugler les réprouvés, prédestinés aux ténèbres et à la perdition (xxIV, 18). « Les prophé

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