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n'a pas tant d'ambition; ni que son avis soit meilleur, il n'en croit aucun de bon. C'est seulement pour prouver la vanité des opinions les plus reçues; montrant que l'exclusion de toutes lois diminuerait plutôt le nombre des différends que cette multitude de lois qui ne sert qu'à l'augmenter, parce que les difficultés croissent à mesure qu'on les pèse; que les obscurités se multiplient par le commentaire ; et que le plus sûr moyen pour entendre le sens d'un discours est de ne le pas examiner et de le prendre sur la première apparence: si peu qu'on l'observe, toute sa clarté se dissipe. Aussi il juge à l'aventure de toutes les actions des hommes et des points d'histoire, tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, suivant librement sa première vue, et sans contraindre sa pensée sous les règles de la raison, qui n'a que de fausses mesures 1, ravi de montrer par son exemple les contrariétés d'un même esprit. Dans ce génie tout libre, il lui est entièrement égal de l'emporter ou non dans la dispute, ayant toujours, par l'un et l'autre exemple, un moyen de faire voir la faiblesse des opinions; étant porté avec tant d'avantage dans ce doute universel, qu'il s'y fortifie également par son triomphe et par sa défaite.

>> C'est dans cette assiette, toute flottante et chancelante qu'elle est, qu'il combat avec une fermeté invincible les hérétiques de son temps, sur ce qu'ils s'assuraient de connaître seuls le véritable sens de l'Écriture; et c'est de là encore qu'il foudroie plus vigoureusement l'impiété horrible de ceux qui osent assurer 2 que Dieu n'est point. Il les entreprend particulièrement dans l'apologie de Raimond de Sebonde; et les trouvant dépouillés volontairement de toute révélation, et abandonnés à leur lumière naturelle, toute foi mise à part, il les interroge de quelle autorité ils entreprennent de juger de cet Être souverain qui est infini par sa propre définition, eux qui ne connaissent véritablement aucunes choses de la nature! Il leur demande sur quels principes ils s'appuient; il les presse de les montrer. Il examine tous ceux qu'ils peuvent produire; et y pénètre si avant, par le talent où il excelle, qu'il montre la vanité de tous ceux qui passent pour les plus naturels et les plus fermes. Il demande si l'âme

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1 « Qui n'a que de fausses mesures. » Bossut ajoute. selon lui.

2 Qui osent assurer. » M. Faugère: dire. Mais Montaigne ne trouve pas mauvais qu'on dise, il défend seulement qu'on assure.

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3 Naturels. » M. Faugère éclairés.

connait quelque chose; si elle se connait elle-même; si elle est substance ou accident, corps ou esprit ; ce que c'est que chacune de ces choses, et s'il n'y a rien qui ne soit de l'un de ces ordres; si elle connait son propre corps, ce que c'est que matière, et si elle peut discerner entre l'innombrable variété des corps qu'on en produit '; comment elle peut raisonner si elle est matérielle; et comment elle peut être unie à un corps particulier et en ressentir les passions, si elle est spirituelle : quand a-t-elle commencé d'être? avec le corps ou devant? et si elle finit avec lui ou non; si elle ne se trompe jamais; si elle sait quand elle erre, vu que l'essence de la méprise consiste à ne la pas connaître; si dans ses obscurcissements elle ne croit pas aussi fermement que deux et trois font six qu'elle sait ensuite que c'est cinq; si les animaux raisonnent, pensent, parlent; et qui peut décider ce que c'est que le temps, ce que c'est que l'espace ou étendue, ce que c'est que le mouvement, ce que c'est que l'unité, qui sont toutes choses qui nous environnent et entièrement2 inexplicables; ce que c'est que santé, maladie, vie, mort, bien, mal, justice, péché, dont nous parlons à toute heure; si nous avons en nous des principes du vrai, et si ceux que nous eroyons, et qu'on appelle axiomes ou notions communes, parce qu'elles sont communes dans tous les hommes, sont conformes à la vérité essentielle. Et puisque nous ne savons que par la seule foi qu'un Être tout bon nous les a donnés véritables, en nous créant pour connaitre la vérité, qui saura sans cette lumière si, étant formés à l'aventure, ils ne sont pas incertains, ou si, étant formés par un être faux et méchant, il ne nous les a pas donnés faux afin de nous séduire? montrant par là que Dieu et le vrai sont inséparables, et que si l'un est ou n'est pas, s'il est certain ou incertain, l'autre est nécessairement de même. Qui sait donc si le sens commun, que nous prenons pour juge du vrai, en a l'être, de celui qui l'a créé? De plus, qui sait ce que c'est que vérité, et comment peut-on s'assurer de l'avoir sans la connaître?

1 « Qu'on en produit. » Il y a dans le P. Des Molets: quand on en a produit, ce qui ne paraît pas faire de sens. Dans le texte reproduit par M. Faugère, je lis : et si elle peut discerner les corps dans l'innombrable variété qu'on en produit. De toutes manières cette phrase reste obscure. Qu'on en produit peut signifier qu'on produit comme formés de la matiere.

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<< Entièrement. » Des Molets: intérieurement. Je pense que c'est une faute. 3 « En a l'être. » Ces mots obscurs, qui paraissent signifier en a reçu l'essence, ont été remplacés, dans le texte reproduit par M. Faugère, par cette phrase, a été destiné à cette fonction par celui qui l'a créé.

Qui sait même ce que c'est qu'être, qu'il est impossible de définir, puisqu'il n'y a rien de plus général, et qu'il faudrait d'abord pour l'expliquer, se servir de ce mot-là même, en disant : C'est être... 1? Et puisque nous ne savons ce que c'est qu'âme, corps, temps, espace, mouvement, vérité, bien, ni même être, ni expliquer l'idée que nous nous en formons, comment nous assurons-nous qu'elle est la même dans tous les hommes, vu que nous n'avons d'autre marque que l'uniformité des conséquences, qui n'est pas toujours un signe de celle des principes; car ils peuvent bien être différents et conduire néanmoins aux mêmes conclusions, chacun sachant que le vrai se conclut souvent du faux.

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>> Enfin il examine si profondément les sciences, et la géométrie, dont il montre l'incertitude 2 dans les axiomes et dans les termes qu'elle ne définit point, comme d'étendue, de mouvement, etc.; la physique en bien plus de manières, et la médecine en une infinité de façons; et l'histoire, et la politique, et la morale, et la jurisprudence et le reste. De telle sorte qu'on demeure convaincu que nous ne pensons pas mieux à présent que dans un songe dont nous ne nous éveillons qu'à la mort, et pendant lequel nous avons aussi peu les principes du vrai que durant le sommeil naturel. C'est ainsi qu'il gourmande si fortement et si cruellement la raison dénuée de la foi, que lui faisant douter si elle est raisonnable, et si les animaux le sont ou non, ou plus ou moins, il la fait descendre de l'excellence qu'elle s'est attribuée, et la met par grâce en parallèle avec les bêtes, sans lui permettre de sortir de cet ordre jusqu'à ce qu'elle soit instruite par son Créateur même de son rang qu'elle ignore; la menaçant, si elle gronde, de la mettre au-dessous de tout, ce qui est

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1 « C'est être... Je suppose, par exemple, qu'on prétende définir l'être par l'étendue (c'est une pure supposition). Il faudra dire, Etre, c'est étre étendu, et ainsi le mot à définir entrera encore dans la définition. Les éditeurs des Mémoires ont mis : « en disant, c'est telle ou telle chose. » Il est vrai que cette leçon semble autorisée par un autre passage de Pascal (De l'esprit géométrique). Mais l'argument me paraît plus sérieux tel qu'il est présenté ici que tel qu'on le trouve en cet endroit. Voir ma note (page 446).

2 « Dont il montre l'incertitude. » M. Faugère, dont il tâche de montrer. Pas plus ici que dans les Pensées, les éditeurs n'ont laissé passer l'expression formelle du pyrrhonisme.

3 a D'étendue. » Il y a de centre dans Des Molets. Mais il semble que l'on peut définir le centre.

« Qu'on demeure convaincu. » Le texte reproduit par M. Faugère efface cela pour mettre de sorte que, sans la révélation, nous pourrions croire, selon lui, » que la vie est un songe. » Que de précautions!

« Ce qui est. M. Faugère: ce qui lui paralt.

aussi facile que le contraire; et ne lui donnant pouvoir d'agir cependant que pour remarquer sa faiblesse avec une humilité sincère, au lieu de s'élever par une sotte insolence1. »

« M. de Saci, se croyant vivre dans un nouveau pays et entendre une > nouvelle langue, se disait en lui-même les paroles de S. Augustin: » O Dieu de vérité! ceux qui savent ces subtilités de raisonnement vous » sont-ils pour cela plus agréables? Il plaignait ce philosophe qui se piquait » et se déchirait de toutes parts des épines qu'il se formait, comme » S. Augustin dit de lui-même lorsqu'il était en cet état. Après donc une as>> sez longue patience, il dit à M. Pascal:

« Je vous suis obligé, monsieur; je suis sûr que si j'avais longtemps lu >> Montaigne, je ne le connaîtrais pas autant que je fais depuis cet en>> tretien que je viens d'avoir avec vous. Cet homme devrait souhaiter » qu'on ne le connût que par les récits que vous faites de ses écrits; et il » pourrait dire avec S. Augustin: Ibi me vide, attende. Je crois assuré>>ment que cet homme avait de l'esprit; mais je ne sais si vous ne lui en » prêtez pas un peu plus qu'il n'en a, par cet enchaînement si juste que >> vous faites de ses principes. Vous pouvez juger qu'ayant passé ma vie » comme j'ai fait, on m'a peu conseillé de lire cet auteur, dont tous les >> ouvrages n'ont rien de ce que nous devons principalement rechercher » dans nos lectures, selon la règle de S. Augustin, parce que ses paroles >> ne paraissent pas sortir d'un grand fonds d'humilité et de piété. On par>> donnerait à ces philosophes d'autrefois, qu'on nommait académiciens, >> de mettre tout dans le doute. Mais qu'avait besoin Montaigne de s'égayer >> l'esprit en renouvelant une doctrine qui passe maintenant aux yeux des >> chrétiens pour une folie? C'est le jugement que S. Augustin fait de ces » personnes. Car on peut dire après lui de Montaigne: Il met dans tout >> ce qu'il dit la foi à part; ainsi nous, qui avons la foi, devons de même >> mettre à part tout ce qu'il dit. Je ne blâme point l'esprit de cet auteur, >> qui est un grand don de Dieu; mais il pouvait s'en servir mieux, et en faire >> plutôt un sacrifice à Dieu qu'au démon. A quoi sert un bien, quand on >> en use si mal? Quid proderat, etc.? dit de lui ce saint docteur avant sa >> conversion. Vous êtes heureux, monsieur, de vous être élevé au-dessus » de ces personnes qu'on appellé des docteurs, plongés dans l'ivresse, >> mais qui ont le cœur vide de la vérité. Dieu a répandu dans votre cœur » d'autres douceurs et d'autres attraits que ceux que vous trouviez dans » Montaigne. Il vous a rappelé de ce plaisir dangereux, a jucunditate » pestifera, dit S. Augustin, qui rend grâces à Dieu de ce qu'il lui a par» donné les péchés qu'il avait commis en goûtant trop la vanité. S. Au» gustin est d'autant plus croyable en cela, qu'il était autrefois dans ces >> sentiments; et comme vous dites de Montaigne que c'est par ce doute >> universel qu'il combat les hérétiques de son temps, aussi par ce même

1 << Sotte insolence. » On ne peut faire qu'un reproche à cette admirable analyse du fameux chapitre XII du second livre des Essais. C'est, comme Saci va le dire, qu'elle présente un enchaînement plus juste et un système plus fort que l'original lui-même. Pascal, du reste, qui se contente de résumer ici son auteur, sans autre éloquence que celle qui est inséparable de l'élévation et de la vigueur de la pensée, a repris ailleurs pour son compte les mêmes idées avec des mouvements merveilleux d'imagination et de passion (Pensées, vIII, 4).

>> doute des académiciens, S. Augustin quitta l'hérésie des Manichéens. >> Depuis qu'il fut à Dieu, il renonça à ces vanités qu'il appelle sacriléges. >> Il reconnut avec quelle sagesse S. Paul nous avertit de ne nous pas >> laisser séduire par ces discours. Car il avoue qu'il y a en cela un certain >> agrément qui enlève: on croit quelquefois les choses véritables, seule>>ment parce qu'on les dit éloquemment. Ce sont des viandes dange» reuses, dit-il, que l'on sert dans de beaux plats; mais ces viandes, au >> lieu de nourrir le cœur, elles le vident. On ressemble alors à des gens » qui dorment, et qui croient manger en dormant : ces viandes imaginaires » les laissent aussi vides qu'ils étaient.

>> M. de Saci dit à M. Pascal plusieurs choses semblables: sur quoi >> M. Pascal lui dit que s'il lui faisait compliment de bien posséder Mon>> taigne et de le savoir bien tourner, il pouvait lui dire sans compliment » qu'il savait bien mieux S. Augustin, et qu'il le savait bien mieux tour>>ner, quoique peu avantageusement pour le pauvre Montaigne. Il lui >> témoigna être extrêmement édifié de la solidité de tout ce qu'il venait » de lui représenter; cependant, étant encore tout plein de son auteur, >> il ne put se retenir et lui dit : »

« Je vous avoue1, monsieur, que je ne puis voir sans joie dans cet auteur la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes, et cette révolte si sanglante de l'homme contre l'homme, qui, de la société avec Dieu, où il s'élevait par les maximes, le précipite dans la nature des bêtes; et j'aurais aimé de tout mon cœur le mi

<< Je vous avoue. » C'est ici qu'en considérant l'extrait donné dans Bossut, on reconnaît tout ce qu'il a perdu à mettre une espèce de traité à la place d'un dialogue, et à retrancher les objections de M. de Saci. Outre le charme bien regrettable de cette douce et ingénieuse sagesse, on ne voit plus cet entraînement de Pascal qui ne peut se retenir, et ces cris d'impatience, Je vous avoue que je ne puis voir sans joie, j'aurais aimé de tout mon cœur, etc. Bossut met: on ne peut voir sans joie, on aimerait de tout son cœur, tout devient impersonnel, tandis qu'il n'y a rien de plus personnel que passion.

Le texte que nous donnons des paroles de Saci, d'après le P. Des Molets, mérite aussi d'être comparé à celui que donnent les Mémoires imprimés; celui-ci a été évidemment retravaillé. Il y a dans Des Molets une phrase embarrassante. Après ces mots, car on peut dire après lui de Montaigne, il ajoute ceux-ci, à l'égard de sa jeunesse, que je ne comprends pas, et que j'ai retranchés pour la clarté, sauf à les rétablir en note. On serait tenté de croire qu'il y a là quelques mots passés, et que le sens est, qu'on peut dire de Montaigne ce que saint Augustin a dit de la manière dont lui-même philosophait dans sa jeunesse; mais pour autoriser cette supposition, il faudrait retrouver dans saint Augustin les paroles qui suivent; et je ne puis affirmer qu'elles y soient. Il n'y a plus de difficulté dans le texte reproduit par M. Faugère, où on lit seulement : « Que si on allègue, pour excuser Montaigne, qu'il >> met dans tout ce qu'il dit, etc. »>

On retrouvera les autres pensées ou expressions de saint Augustin, citées par Saci, dans l'admirable récit des Confessions (III, 6; IV, 46; V, 4 et 6; VII, 20, etc.). Dans le texte reproduit par M. Faugère, on fait dire à Saci que les paroles de Montaigne « renversent les fondements de toute connaissance, et par conséquent » de la religion même. » Ce désaveu formel de la méthode pyrrhonniene n'était pas dans l'original. De même, au lieu de: on pardonnerait à ces philosophes, on a mis : « c'est ce que ce saint docteur a reproché à ces philosophes. »

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