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couché tout vivant dans un cercueil; puis il s'écriait : « Je tiens les: guides; voici le roulier, j'entends les grelots. Ah! je vois la lanterne de l'auberge.. » Alors il poussait une plainte dont l'accent déchirant vibre encore dans mon oreille, et la convulsion le soulevait. Les accès étaient plus ou moins longs, mais toujours d'une intensité sans pareille. Ace paroxysme où tout l'être entrait en tré-pidation, succédaient invariablement un sommeil profond et une courbature qui durait pendant plusieurs jours. Cela explique bien des excentricités que l'on a souvent reprochées à Flaubert; jamais il ne sortait qu'en voiture et toute promenade à pied lui était antipathique; ikavait établi en principe que « la marche est délétère; »v c'était son expression, et il lui est arrivé de passer plusieurs mois. à la campagne sans descendre une seule fois dans son jardin. I ne se sentait en sécurité que dans les appartemens.

Cette maladie a brisé sa vie; elle l'a rendu solitaire et sauvage; il n'en parlait pas volontiers, mais cependant il en parlait sans réserve lorsqu'il se trouvait en confiance. Jamais je ne lui ai entendu prononcer le vrai nom de son mal; il disait : « Mes attaques de nerfs, » et c'était tout. Avait-il eu la première crise, la nuit, sur la route de Pont-Audemer à Rouen? Il ne le croyait pas; il se rappelait que, quatre mois auparavant, il s'était réveillé à Paris dans un état de lassitude extraordinaire qui avait, sans cause apparente, persisté pendant une semaine. Il était persuadé que son attaque de début s'était produite pendant son sommeil, et il avait probablement raison, car ses crises nocturnes étaient assez fréquentes; elles l'attristaient moins que les autres, qui parfois déterminaient en lui de véritables accès de misanthropie. Une fois qu'il avait été saisi dans les prairies de Sotteville, il resta plusieurs mois sans vouloir sortir.

On s'accoutume à tout, même à la terreur, même à cette angoisse permanente qui étreint le cœur en prévision d'un danger certain dont l'heure est inconnue; aussi Flaubert put-il s'habituer plus tard au malaise constant dont il était tourmenté; il se créa quelques relations, il rentra jusqu'à un certain point dans la vie commune; mais pendant les trois ou quatre premières années de son mal, il véeut dans une retraite à laquelle il ne fut pas possible de l'arracher.

Si cette affection nerveuse n'avait eu pour résultat que d'augmenter sa sauvagerie naturelle, l'inconvénient eût été léger; mais elle eut sur lui une influence bien autrement grave et que seuls ont pu constater ceux qui alors étaient de son intimité. J'ai dit que, dès l'âge de vingt ans, Flaubert avait un développement d'intelligence exceptionnel; il était très étrange, d'une originalité de bon aloi, ouvert aux choses et se les appropriant avec une rapidité extraordinaire; il avait le travail facile, et l'on pouvait dire de lui qu'il fructifiait naturellement, comme un bon arbre planté en terre grasse et greffé de main de

maître. Lorsque son système nerveux manqua d'équilibre, Flaubert s'arrêta; on eût dit que son écheveau intellectuel s'était noué subitement; il resta stationnaire. Sa mémoire si précise, si fidèle, eut des défaillances qu'il reconnaissait lui-même et qu'il attribuait à l'abus du sulfate de quinine dont on l'avait gorgé; il devint indolent aux curiosités qui le sollicitaient pendant les jours de son adolescence; de plus en plus il se concentra dans sa rêverie du moment; il restait parfois des mois entiers sans ouvrir un journal, se désintéressant du monde extérieur et ne tolérant même pas qu'on lui parlât de ce qui ne l'occupait pas directement. Les notions de la vie réelle lui échappaient, et il semblait flotter dans un songe permanent dont il ne sortait qu'avec effort; au moindre incident qui troublait la quiétude externe de son existence, il perdait la tête. Je l'ai vu pousser des cris et courir dans son appartement parce que son canif ne se trouvait pas à la place accoutumée. C'est de ce moment que date l'inconcevable difficulté qu'il éprouvait à travailler, difficulté qu'il sembla s'étudier à accroître et dont il avait fini par tirer vanité. Il aimait à montrer ces pages couvertes de ratures, où parfois il avait peine à se reconnaître. Cela tient à ce que ses conceptions étaient confuses et qu'il n'arrivait à les clarifier que par l'exécution, pareil à ces peintres si nombreux qui, sachant imparfaitement le dessin, ne parviennent à la forme qu'à force de « patocher » la couleur. Bien souvent Flaubert m'a écrit: « Je n'en puis plus de fatigue; j'ai écrit vingt pages ce mois-ci, ce qui est énorme pour moi, et j'en suis harassé. » Il ne mentait pas; mais ces vingt pages en représentaient cent cinquante toujours refaites, toujours remaniées et qui peut-être reproduisaient à la fin le travail accompli dès le début. Plus il avança dans la vie, plus cette difficulté s'accentua; il avait écrit Novembre en deux mois, il employa cinq années à écrire son roman de Bouvard et Pécuchet, qu'il laissa inachevé et qui n'est guère plus long. Il gémissait, soufflait, se démenait en travaillant; il faisait: Han! comme les pétrins qui battent la pâte; c'était plutôt un manœuvre ruisselant sous la besogne qu'un écrivain maniant la plume. Sa lassitude parfois était telle, après une phrase enfin extraite de la gangue, qu'il se sentait courbatu, se jetait sur son canapé et s'endormait vaincu par la fatigue.

Tel je le retrouvai en février 1844 dans sa petite chambre de l'Hôtel-Dieu de Rouen, tel il devait être pendant son existence entière. Dix ans, vingt ans après, à la veille de sa mort, il répétait les mêmes plaisanteries qui alors nous amusaient, il s'enthousiasmait des mêmes livres, admirait les mêmes vers, recherchait les mêmes effets comiques, avait les mêmes engoûmens et, malgré la chasteté réelle de sa vie, se plaisait à des lectures dont la

bêtise obscène ne parvint jamais à le rebuter. Bien souvent nous, ses vieux amis, nous, les témoins de sa jeunesse, les confidens de ses premières aspirations, nous avons été surpris de voir que nul progrès ne s'était accompli en lui, que ses facultés n'avaient point acquis l'ampleur qu'elles promettaient et qu'il tournait dans le même cercle, dans le cercle que nous connaissions, et dont si souvent nous avions fait le tour avec lui. Il semble avoir eu toutes ses conceptions vers la vingtième année et avoir employé sa vie entière à leur donner un corps. Dès 1843, il me parlait du désir qu'il éprouvait d'écrire l'histoire de deux expéditionnaires qui, héritant par hasard d'une petite fortune, se hâtent de quitter leur bureau, se retirent à la campagne, essaient de tout pour se distraire, meurent d'ennui, et finissent, pour occuper leur temps et vaincre le dégoût qui les noie, par se remettre à copier du matin au soir, comme ils faisaient à l'époque où, simples commis, ils maudissaient leur destinée. C'est ce roman-là qu'il achevait lorsque la mort l'a interrompu. Ma conviction est inébranlable: Gustave Flaubert a été un écrivain d'un talent exceptionnel; sans le mal nerveux dont il fut saisi au début même de sa jeunesse, il eût été un homme de génie.

Vers la fin du mois d'avril 1844, je revins à Rouen pour dire adieu à Flaubert, car mes préparatifs de départ étaient faits, et je n'allais pas tarder à me mettre en route. Pendant le court séjour que je fis près de lui, nous allâmes visiter ensemble une propriété que son père désirait acheter; c'était la maison de Croisset, où il a passé une partie de sa vie et où il est mort. Il était attristé de mon absence prochaine; il allait rester seul; Alfred Le Poitevin était à Paris; Louis Bouilhet n'était pas encore entré dans son existence, où il devait occuper tant de place; ses anciens camarades de collège demeurés à Rouen ne lui plaisaient guère, et il ne faisait rien pour les attirer. Un autre sentiment se mêlait à ses regrets, sentiment naturel et qu'il éprouva avec une extrême intensité : il jalousait mon indépendance et se désespérait de ne pas venir avec moi. Il me disait : « Es-tu heureux! tu vas voir Sardes, Éphèse, Constantinople, Rome, et je vais rester ici à boire de la tisane, à entendre parler du droit de visite et à regarder pousser l'herbe du jardin! Si j'osais, je volerais mon père, je partirais avec toi et nous irions aux Indes. Je mourrai sans avoir vu Bénarès, et c'est là une infortune que les bourgeois ne comprendront jamais. » Je n'essayais pas .de le calmer, mais je lui disais : « Plus tard, je ferai d'autres voyages, et nous les ferons ensemble. » Je portais à cette époque une bague de la renaissance, qui était un camée représentant un satyre. Je la donnai à Gustave, qui me donna une chevalière avec mon chiffre et une devise. Nous échangions nos anneaux; c'était en quelque sorte des

fiançailles intellectuelles qui jamais n'ont été frappées de divorce. La route où nous avons marché n'est pas la même, le but que nous avons poursuivi n'a rien de semblable; jamais la pensée ne m'est venue de me hausser jusqu'à me comparer à Flaubert et jamais je ne me suis permis de discuter sa supériorité; mais dans toutes les circonstances de la vie banale, de la vie militante, de la vie littéraire où nous avons eu besoin l'un de l'autre, nous nous sommes trouvés prêts à nous démontrer que rien n'avait affaibli notre vieille amitié. J'ai admiré Flaubert passionnément; j'aimais sa gloire; elle suffisait à mon ambition, et les applaudissemens qui accueillaient ses livres ont été une des plus fortes jouissances de ma vie.

VITI. - EN VOYAGE.

Le 4 mai 1844, je quittai Paris et, malgré le besoin de voyager qui me poignait, ce ne fut pas sans déchirement que j'abandonnai ma grand mère et mes amis. Il y eut plus d'une larme versée au moment de la séparation; Louis de Cormenin sanglotait en me disant «Si mon père l'avait voulu, je serais parti avec toi! »> Je venais d'avoir vingt-deux ans; on me trouvait bien jeune pour aller seul courir le monde, ma santé n'était pas irréprochable, et l'affection des miens redoutait des dangers qui n'existaient que dans leur imagination. Aller en Orient, c'était quelque chose à cette époque; on croyait encore à la peste, à l'intolérance du Grand Seigneur, aux embûches des brigands et au pal des janissaires; pour ma part, je ne croyais à rien qu'au soleil, aux caravanes et aux paysages inconnus. En ce temps-là, le chemin de fer de Paris à Marseille ne fonctionnait pas, et le cœur gonflé, je grimpai sur l'impériale d'une diligence qui devait me conduire à Lyon. Le calepin en poche et le crayon tout prêt, j'écarquillais les yeux pour mieux regarder, griffonnant des notes, ébauchant un croquis et trouvant qu'à 20 lieues de Paris, la nature avait déjà un aspect oriental. A Lyon, je pris les bateaux du Rhône, qui partaient toujours et arrivaient quelquefois. En visitant les villes d'Avignon et d'Arles, je fus saisi d'un accès d'enthousiasme qui ne cessa plus. J'aurais voulu tout dessiner, tout emporter dans mes notes, le château des papes, le vieux pont où « tout le monde danse en rond, » le portail et le cloître de Saint-Trophime, les arènes, les éliscamps et les larges bateaux qu'un attelage de vingt chevaux halait le long des berges du fleuve. La sensation de ma liberté sans limites, la curiosité qui tenait en éveil les facultés de mon esprit, avaient développé en moi une vigueur que je ne soupçonnais pas et m'avaient donné une surexcitation dont ma correspondance se ressentit. Mes lettres de ce temps-là sont un hosannah. La nature me montait à la tête

et m'avait enivré. Je ne m'occupais ni des mœurs, ni des coutumes, dont je ne me souciais guère; je regardais, et voilà tout. J'étais le pèlerin des soleils couchans, des lauriers roses et des forêts de myrtes. La question d'Orient? en quoi pouvait-elle m'intéresser? N'y avait-il pas des cigognes qui marchaient gravement sur les bords du Méandre et des dromadaires qui ruminaient à l'ombre des pins parasols?

A Marseille, je m'embarquai sur l'Alexandre, bateau-poste de 150 chevaux qui partait pour Constantinople en faisant escale à Livourne, Civita-Vecchia, Naples, Malte, Syra, Smyrne et les Dardanelles. Le régime du bord était d'une discipline étroite. Ces bateaux, relevant de la direction générale des postes, étaient commandés par des lieutenans de vaisseau de la marine royale, jeunes gens d'une éducation irréprochable, mais qui, trop volontiers, se croyaient sur un navire de guerre. Ils s'imaginaient que leur mission consistait à transporter des dépêches; pour eux, le passager était un élément secondaire, une sorte de superfétation dont il n'y avait guère à tenir compte. Le règlement, sans douceur, excellent sur une frégate, était puéril sur un bateau aménagé pour le transport des voyageurs. J'en eus un exemple que je n'ai point oublié. J'étais dans les mers de l'Archipel, embarqué sur le Périclès, commandant Fourchon, et j'occupais une cabine de première classe. Un matin, vers huit heures, après que le navire eut été lavé et faubergé, je montai sur le pont; je portais des pantoufles en cuir verni. J'avais échangé un salut avec le commandant, et je regardais l'ile de Cérigo qui s'élevait au-dessus de la mer dans une buée vermeille, lorsque le maître d'hôtel s'approcha de moi et me dit : « Le commandant vous prie de descendre dans votre cabine et de ne vous présenter sur le pont qu'avec un costume plus décent. » J'eus un haut-le-corps d'étonnement et je ne compris pas. Le maître d'hôtel me montra une pancarte imprimée sur laquelle il me fit lire : « Les passagers doivent avoir sur le pont une tenue convenable. Hé bien? Vous êtes en pantoufles.» Il n'y avait rien à répondre, et j'allai changer de chaussures. Cinq minutes après, j'allumai une cigarette; un contre-maître m'aborda, le bonnet à la main, et me dit : « Il est interdit de fumer à l'arrière. » On comprend, d'après cela, que les paquebots-postes français étaient peu recherchés; quand les circonstances le permettaient, on leur préférait les bateaux du Lloyd autrichien, où l'on était certain de rencontrer une bonhomie patriarcale qui ne nuisait ni à la discipline, ni à la manoeuvre.

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en voyage

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J'avais le caractère bien fait et je n'attachais que peu d'importance aux petites tracasseries du bord; j'avais autre chose à faire, à regarder les saphirs de la Méditerranée que je

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