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le goût que trouvent les sauvages à leur manière de vivre, que des idées des sauvages à celles qui peuvent leur faire concevoir la nôtre. En effet, après quelques observations, il leur est aisé de voir que tous nos travaux se dirigent sur deux seuls objets; savoir, pour soi les commodités de la vie, et la considération parmi les autres. Mais le moyen pour nous d'imaginer la sorte de plaisir qu'un sauvage prend à passer sa vie seul au milieu des bois, ou à la pêche, ou à souffler dans une mauvaise flûte, sans jamais savoir en tirer un seul ton, et sans se soucier de l'apprendre?

On a plusieurs fois amené des sauvages à Paris, à Londres, et dans d'autres villes; on s'est empressé de leur étaler notre luxe, nos richesses, et tous nos arts les plus utiles et les plus curieux; tout cela n'a jamais excité chez eux qu'une admiration stupide, sans le moindre mouvement de convoitise. Je me souviens entre autres de l'histoire d'un chef de quelques Américains septentrionaux qu'on mena à la cour d'Angleterre, il y a une trentaine d'années: on lui fit passer mille choses devant les yeux pour chercher à lui faire quelque présent qui pût lui plaire, sans qu'on trouvât rien dont il parût se soucier. Nos armes lui semblaient lourdes et incommodes, nos souliers lui blessaient les pieds, nos habits le gênaient, il rebutait tout; enfin on s'aperçut qu'ayant pris une couverture de laine, il semblait prendre plaisir à s'en envelopper les épaules. Vous conviendrez au moins, lui dit-on aussitôt, de l'utilité de ce meuble? Oui, répondit-il, cela me paraît presque aussi bon qu'une peau de bête. Encore n'eût-il pas dit cela s'il eût porté l'une et l'autre à la pluie.

Peut-être me dira-t-on que c'est l'habitude qui, attachant chacun à sa manière de vivre, empêche les sauvages de sentir ce qu'il y a de bon dans la nôtre; et sur ce pied-là, il doit paraître au moins fort extraordinaire que l'habitude ait plus de force pour maintenir les sauvages dans le goût de leur misère que les Européens dans la jouissance de leur félicité. Mais pour faire à cette dernière objection une réponse à laquelle il n'y ait pas un mot à répliquer, sans alléguer tous les jeunes sauvages qu'on s'est vainement efforcé de civiliser, sans parler des Groënlandais et des habitants de l'Islande, qu'on a tenté d'élever et nourrir en Danemarck, et que la tristesse et le désespoir ont

R. I.

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tous fait périr, soit de langueur, soit dans la mer, où ils avaient tenté de regagner leur pays à la nage, je me contenterai de citer un seul exemple bien attesté, et que je donne à examiner aux admirateurs de la police européenne.

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<< Tous les efforts des missionnaires hollandais du cap de << Bonne-Espérance n'ont jamais été capables de convertir un << seul Hottentot. Van der Stel, gouverneur du Cap, en ayant pris un dès l'enfance, le fit élever dans les principes de la religion chrétienne, et dans la pratique des usages de l'Europe. « On le vêtit richement, on lui fit apprendre plusieurs langues, << et ses progrès répondirent fort bien aux soins qu'on prit pour <«< son éducation. Le gouverneur, espérant beaucoup de son esprit, l'envoya aux Indes avec un commissaire général qui l'employa utilement aux affaires de la compagnie. Il revint au Cap après la mort du commissaire. Peu de jours après son re<«< tour, dans une visite qu'il rendit à quelques Hottentots de <«< ses parents, il prit le parti de se dépouiller de sa parure européenne pour se revêtir d'une peau de brebis. Il retourna au <<< fort dans ce nouvel ajustement, chargé d'un paquet qui con<< tenait ses anciens habits; et les présentant au gouverneur, il «<lui tint ce discours : « Ayez la bonté, monsieur, de faire at«tention que je renonce pour toujours à cet appareil: je re« nonce aussi pour toute ma vie à la religion chrétienne; ma « résolution est de vivre et mourir dans la religion, les ma«nières et les usages de mes ancêtres. L'unique grace que je « vous demande est de me laisser le collier et le coutelas que je porte; je les garderai pour l'amour de vous. Aussitôt, sans << attendre la réponse de Van der Stel, il se déroba par la fuite, <<< et jamais on ne le revit au Cap. » Histoire des Voyages, tome 5, page 175.

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On pourrait m'objecter que, dans un pareil désordre, les hommes, au lieu de s'entr'égorger opiniâtrément, se seraient dispersés, s'il n'y avait point eu de bornes à leur dispersion: mais, premièrement, ces bornes eussent au moins été celles du monde; et si l'on pense à l'excessive population qui résulte de l'état de nature, on jugera que la terre, dans cet état, n'eût pas

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tardé à être couverte d'hommes ainsi forcés à se tenir rassemblés. D'ailleurs, ils se seraient dispersés si le mal avait été rapide, et que c'eût été un changement fait du jour au lendemain: mais ils naissaient sous le joug; ils avaient l'habitude de le ter quand ils en sentaient la pesanteur, et ils se contentaient d'attendre l'occasion de le secouer. Enfin, déjà accoutumés à mille commodités qui les forçaient à se tenir rassemblés, la dispersion n'était plus si facile que dans les premiers temps, où, nul n'ayant besoin que de soi-même, chacun prenait son parti sans attendre le consentement d'un autre.

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s Le maréchal de Villars contait que, dans une de ses campagnes, les excessives friponneries d'un entrepreneur des vivres ayant fait souffrir et murmurer l'armée, il le tança vertement et le menaça de le faire pendre. Cette menace ne me regarde pas, lui répondit hardiment le fripon, et je suis bien aise de vous dire qu'on ne pend point un homme qui dispose de cent mille écus. Je ne sais comment cela se fit, ajoutait naïvement le maréchal; mais en effet il ne fut point pendu, quoiqu'il eût cent fois mérité de l'être.

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+ La justice distributive s'opposerait même à cette égalité rigoureuse de l'état de nature, quand elle serait praticable dans la société civile; et comme tous les membres de l'état lui doivent des services proportionnés à leurs talents et à leurs forces, les citoyens à leur tour doivent être distingués et favorisés à proportion de leurs services. C'est en ce sens qu'il faut entendre un passage d'Isocrate, dans lequel il loue les premiers Athéniens d'avoir bien su distinguer quelle était la plus avantageuse des deux sortes d'égalité, dont l'une consiste à faire part des mêmes avantages à tous les citoyens indifféremment, et l'autre à les distribuer selon le mérite de chacun. Ces habiles politiques, ajoute l'orateur, bannissant cette injuste égalité qui ne met aucune différence entre les méchants et les gens de bien, s'attachèrent inviolablement à celle qui récompense et punit chacun selon son mérite. Mais, premièrement, il n'a jamais existé de

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société, à quelque degré de corruption qu'elles aient pu parvenir, dans laquelle on ne fit aucune différence des méchants et des gens de bien; et dans les matières de mœurs, où la loi ne peut fixer de mesure assez exacte pour servir de règle au magistrat, c'est très-sagement que, pour ne pas laisser le sort ou rang des citoyens à sa discrétion, elle lui interdit le jugement des personnes, pour ne lui laisser que celui des actions. Il n'y a que des mœurs aussi pures que celles des anciens Romains qui puissent supporter des censeurs; et de pareils tribunaux auraient bientôt tout bouleversé parmi nous. C'est à l'estime publique à mettre de la différence entre les méchants et les gens de bien. Le magistrat n'est juge que du droit rigoureux : mais le peuple est le véritable juge des mœurs, juge intègre et même éclairé sur ce point, qu'on abuse quelquefois, mais qu'on ne corrompt jamais. Les rangs des citoyens doivent donc être réglés, non sur leur mérite personnel, ce qui serait laisser au magistrat le moyen de faire une application presque arbitraire de la loi, mais sur les services réels qu'ils rendent à l'état, et qui sont susceptibles d'une estimation plus exacte.

LETTRE

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU

A M. PHILOPOLIS *.

Vous voulez, monsieur, que je vous réponde, puisque vous me faites des questions. Il s'agit, d'ailleurs, d'un ouvrage dédié à mes concitoyens : je dois, en le défendant, justifier l'honneur qu'ils m'ont fait de l'accepter. Je laisse à part dans votre lettre ce qui me regarde en bien et en mal, parce que l'un compense l'autre à peu près, que j'y prends peu d'intérêt, le public encore moins, et que tout cela ne fait rien à la recherche de la vérité. Je commence donc par le raisonnement que vous me proposez, comme essentiel à la question que j'ai tâché de résoudre.

L'état de société, me dites-vous, résulte immédiatement des facultés de l'homme, et par conséquent de sa nature. Vouloir que l'homme ne devînt point sociable, ce serait donc vouloir qu'il ne fût point homme, et c'est attaquer l'ouvrage de Dieu que de s'élever contre la société humaine. Permettez-moi, monsieur, de vous proposer à mon

Charles Bonnet de Genève, métaphysicien et naturaliste, s'était caché sous ce nom. Sa lettre, à laquelle celle-ci sert de réponse, se trouve dans le Mercure d'octobre 1755.

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