Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

DE J. J. ROUSSEAU

A M. GRIMM,

SUR LA RÉFUTATION DE SON DISCOURS PAR M. GAUTIER, PROFESSEUR DE MATHÉMATIQUES ET D'HISTOIRE, ET MEMBRE DE L'ACADÉMIE ROYALE DES BELLES-LETTRES DE NANCI '.

Je vous renvoie, monsieur, le Mercure d'octobre que vous avez eu la bonté de me prêter. J'y ai lu avec beaucoup de plaisir la réfutation que M. Gautier a pris la peine de faire de mon Discours : mais je ne crois pas être, comme vous le prétendez, dans la nécessité d'y répondre; et voici mes objections:

1o Je ne puis me persuader que, pour avoir raison, on soit indispensablement obligé de parler le dernier.

2o Plus je relis la réfutation, et plus je suis convaincu que je n'ai pas besoin de donner à M. Gautier d'autre réplique que le discours même auquel il a répondu. Lisez, je vous prie, dans l'un et l'autre écrit, les articles du luxe, de la guerre, des académies, de l'éducation; lisez la prosopopée de Louisle-Grand et celle de Fabricius; enfin, lisez la conclusion de M. Gautier et la mienne, et vous comprendrez ce que je veux dire.

30 Je pense en tout si différemment de M. Gau

' Cette réfutation, après avoir été lue à l'Académie de Nanci, fut insérée dans le Mercure du mois d'octobre 1751.

tier, que, s'il me fallait relever tous les endroits où nous ne sommes pas de même avis, je serais obligé de le combattre, même dans les choses que j'aurais dites comme lui, et cela me donnerait un air contrariant que je voudrais bien pouvoir éviter. Par exemple, en parlant de la politesse, il fait entendre très-clairement que, pour devenir homme de bien, il est bon de commencer par être hypocrite, et que la fausseté est un chemin sûr pour arriver à la vertu. Il dit encore que les vices ornés par la politesse ne sont pas contagieux, comme ils le seraient s'ils se présentaient de front avec rusticité; que l'art de pénétrer les hommes a fait le même progrès que celui de se déguiser; qu'on est convaincu qu'il ne faut pas compter sur eux, à moins qu'on ne leur plaise ou qu'on ne leur soit utile; qu'on sait évaluer les offres spécieuses de la politesse ; c'est-àdire, sans doute, que quand deux hommes se font des compliments, et que l'un dit à l'autre dans le fond de son coeur : « Je vous traite comme un sot, <«<et je me moque de vous; » l'autre lui répond dans le fond du sien: « Je sais que vous mentez impu<< demment; mais je vous le rends de mon mieux. » Si j'avais voulu employer la plus amère ironie, j'en aurais pu dire à peu près autant.

4o On voit, à chaque page de la réfutation, que l'auteur n'entend point ou ne veut point entendre l'ouvrage qu'il réfute; ce qui lui est assurément fort commode, parce que, répondant sans cesse à sa pensée, et jamais à la mienne, il a la plus belle occasion du monde de dire tout ce qu'il lui plaît. D'un

autre côté, si ma réplique en devient plus difficile, elle en devient aussi moins nécessaire; car on n'a jamais ouï dire qu'un peintre qui expose en public un tableau soit obligé de visiter les yeux des spectateurs, et de fournir des lunettes à tous ceux qui en ont besoin.

D'ailleurs, il n'est pas bien sûr que je me fisse entendre, même en répliquant. Par exemple, je sais, dirais-je à M. Gautier, que nos soldats ne sont point des Réaumur et des Fontenelle; et c'est tant pis pour eux, pour nous, et surtout pour les ennemis. Je sais qu'ils ne savent rien, qu'ils sont brutaux et grossiers; et toutefois j'ai dit, et je dis encore, qu'ils sont énervés par les sciences qu'ils méprisent, et par les beaux-arts qu'ils ignorent. C'est un des grands inconvénients de la culture des lettres, que, pour quelques hommes qu'elles éclairent, elles corrompent à pure perte toute une nation. Or, vous voyez bien, monsieur, que ceci ne serait qu'un autre paradoxe inexplicable pour M. Gautier ; pour ce M. Gautier qui me demande fièrement ce que les troupes ont de commun avec les académies; si les soldats en auront plus de bravoure pour être mal vêtus et mal nourris; ce que je veux dire en avançant qu'à force d'honorer les talents on néglige les vertus; et d'autres questions semblables, qui toutes montrent qu'il est impossible d'y répondre intelligiblement au gré de celui qui les fait. Je crois que vous conviendrez que ce n'est pas la peine de m'expliquer une seconde fois pour n'être pas mieux entendu que la première.

5o Si je voulais répondre à la première partie de la réfutation, ce serait le moyen de ne jamais finir. M. Gautier juge à propos de me prescrire les auteurs que je puis citer, et ceux qu'il faut que je rejette. Son choix est tout-à-fait naturel; il récuse l'autorité de ceux qui déposent pour moi, et veut que je m'en rapporte à ceux qu'il croit m'être contraires. En vain voudrais-je lui faire entendre qu'un seul témoignage en ma faveur est décisif, tandis que cent témoignages ne prouvent rien contre mon sentiment, parce que les témoins sont parties dans le procès; en vain le prierais-je de distinguer dans les exemples qu'il allègue; en vain lui représenterais-je qu'être barbare ou criminel sont deux choses tout-à-fait différentes, et que les peuples véritablement corrompus sont moins ceux qui ont de mauvaises lois que ceux qui méprisent les lois. Sa réplique est aisée à prévoir : Le moyen qu'on puisse ajouter foi à des écrivains scandaleux, qui osent louer des barbares qui ne savent ni lire ni écrire? Le moyen qu'on puisse jamais supposer de la pudeur à des gens qui vont tout nus, et de la vertu à ceux qui mangent de la chair crue? Il faudra donc disputer. Voilà donc Hérodotę, Strabon, Pomponius-Méla aux prises avec Xénophon, Justin, Quinte-Curce, Tacite; nous voilà dans les recherches des critiques, dans les antiquités, dans l'érudition. Les brochures se transforment en volumes, les livres se multiplient, et la question s'oublie. C'est le sort des disputes de littérature, qu après des in-folio d'éclaircissements on finit

toujours par ne savoir plus où l'on en est; ce n'est, pas la peine de commencer.

Si je voulais répliquer à la seconde partie, cela serait bientôt fait; mais je n'apprendrais rien à personne. M. Gautier se contente, pour m'y réfuter, de dire oui partout où j'ai dit non, et non partout où j'ai dit oui; je n'ai donc qu'à dire encore non partout où j'avais dit non, oui partout où j'avais dit oui, et supprimer les preuves, j'aurai trèsexactement répondu. En suivant la méthode de M. Gautier, je ne puis donc répondre aux deux parties de la réfutation sans en dire trop et trop peu : or, je voudrais bien ne faire ni l'un ni l'autre.

6o Je pourrais suivre une autre méthode, et examiner séparément les raisonnements de M. Gautier, et le style de la réfutation.

Si j'examinais ses raisonnements, il me serait aisé de montrer qu'ils portent tous à faux, que l'auteur n'a point saisi l'état de la question, et qu'il ne m'a point entendu.

Par exemple, M. Gautier prend la peine de m'apprendre qu'il y a des peuples vicieux qui ne sont pas savants; et je m'étais déjà bien douté que les Calmoucks, les Bédouins, les Cafres n'étaient pas des prodiges de vertu ni d'érudition. Si M. Gautier avait donné les mêmes soins à me montrer quelque peuple savant qui ne fût pas vicieux, il m'aurait surpris davantage. Partout il me fait raisonner comme si j'avais dit que la science est la seule source de corruption parmi les hommes: s'il a cru cela de bonne foi, j'admire la bonté qu'il a de me répondre.

« ZurückWeiter »