Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

En effet, qu'est-ce que la générosité, la clémence, l'humanité, sinon la pitié appliquée aux foibles, aux coupables, ou à l'espèce humaine en général? La bienveillance et l'amitié même sont, le bien prendre, des productions d'une pitié constante, fixée sur un objet particulier car désirer que quelqu'un ne souffre point, qu'est-ce autre chose que désirer qu'il soit heureux ? Quand il seroit vrai que la commisération ne seroit qu'un sentiment qui nous met à la place de celui qui souffre, sentiment obscur et vif dans l'homme sauvage, développé, mais foible dans l'homme civil, qu'importeroit cette idée à la vérité de ce que je dis, sinon de lui donner plus de force? En effet, la commisération sera d'autant plus énergique, que l'animal spectateur s'identifieroit plus intimement avec l'animal souffrant; or, il est évident que cette identification a dû être infiniment plus étroite dans l'état de nature que dans l'état de raisonnement. C'est la raison qui engendre l'amour-propre, et c'est la

réflexion qui le fortifie; c'est elle qui replie l'homme sur lui-même; c'est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l'afflige. C'est la philosophie qui l'isole; c'est par elle qu'il dit en secret, à l'as-' pect d'un homme souffrant : Péris, si tu veux; je suis en sûreté. Il n'y a plus que les dangers de la société entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe, et qui l'arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre; il n'a qu'à mettre ses mains sur ses oreilles et s'argumenter un peu, pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l'iden tifier avec celui qu'on assassine. L'homme sauvage n'a point cet admirable talent; et faute de sagesse et de raison, on le voit toujours se livrer étourdiment au premier sentiment de l'humanité. Dans les émeutes, dans les querelles des rues la populace s'assemble, l'homme prudent s'éloigne : c'est la canaille, ce sont les femmes des halles qui séparent les

combattans, et qui empêchent les honnêtes gens de s'entre égorger.

Il est donc bien certain que la pitié est un sentiment naturel, qui modérant dans chaque individų l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir; c'est elie qui, dans l'état de nature, tient lieu de loix, de mœurs et de vertu avec cet avantage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix; c'est elle qui détournera tout Sauvage robuste d'enlever à un foible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs; c'est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée, Fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle, bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente,

Fais

Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible. C'est en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des argumens subtils, qu'il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouveroit à mal faire, même indépendamment des maximes de l'édu cation. Quoiqu'il puisse appartenir à Socrate, et aux esprits de sa troupe, d'acquérir de la vertu par raison, il y long-tems que le genre-humain ne seroit plus, si sa conservation n'eût dépendu que des raisonnemens de ceux qui le.

composent.

Avec des passions si peu actives, et un frein si salutaire, les hommes, plutôt farouches que méchans, et plus attentifs à se garantir du mal qu'ils pouvoient recevoir, que tentés d'en faire à autrui, n'étoient pas sujets à des démêlés fort dangereux : comme ils n'avoient entre eux aucune espèce de commerce; qu'ils ne connoissoient pas conséquemment ni la vanité, ni la considération, ni l'estime, ni le mépris; qu'ils n'avoient pas

[ocr errors]

la moindre notion du tien et du mien, ni aucune véritable idée de la justice; qu'ils regardoient les violences qu'ils pouvoient essuyer comme un mal facile à réparer, et non comme une injure qu'il faut punir, et qu'ils ne songeoient pas même à la vengeance, si ce n'est peut-être machinalement et sur le champ, comme le chien qui mord la pierre qu'on lui jette; leurs disputes eussent eu rarement des suites sanglantes, si elles n'eussent point eu de sujet plus sensibles que la pâture: mais j'en vois un plus dangereux dont il me reste å parler.

[ocr errors]

Parmi les passions qui agitent le cœur de l'homme, il en est une ardente, impétueuse, qui rend un sexe nécessaire à l'autre; passion terrible qui brave tous les dangers, renverse tous les obstacles, et qui, dans ses fureurs, semble propre à détruire le genre-humain qu'elle est destinée à conserver. Que deviendront les hommes en proie à cette rage effrénée et brutale, sans pudeur, sans retenue,

[ocr errors]
« ZurückWeiter »