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mal à propos. Nous devons à autrui la justice et l'apparence de la justice. Il faut en outre que le maître se place à la portée de ses serviteurs : « J'envie, dit-il, ceux qui savent s'apprivoiser au moindre de leur suite et dresser de l'entretien en leur propre train. » Il demande qu'on ne leur parle pas toujours le langage d'un maître, les maintenant à distance. Non-seulement l'incapacité de se mettre à la portée de chacun indique une vraie faiblesse d'esprit, mais <«< il est inhumain et injuste de faire tant valoir cette telle quelle prérogative de la fortune, et les polices où il se souffre moins de disparité entre les valets et les maîtres lui semblent les plus équitables. »> Ainsi la familiarité nous est imposée par la justice, et notre intérêt nous la recommande, puisqu'elle nous permet d'acquérir ou de déployer cette flexibilité de génie, signe de la vraie perfection.

En résumé, que faut-il penser de cet homme de bien, dépeint par Montaigne d'après lui-même? Il sera juste, et la justice n'est ni assez commune, ni assez facile pour que nous ne lui en fassions pas un mérite. Juste envers tous les hommes, auxquels il rendra ce qui leur appartient; juste envers sa femme, lui gardant la fidélité promise, lui témoignant une déférence respectueuse, à défaut d'amour et d'ardeur; juste envers ses enfants, à qui il portera une affection exactement mesurée sur leurs mérites, dont il surveillera soigneusement l'éducation, qu'il corrigera par équité, au lieu de les maltraiter par

1 Liv. III, ch. I.

colère, au profit desquels il se dépouillera de ses biens, quand l'âge des jouissances sera venu pour eux et passé pour lui-même; juste envers ses amis, s'acquittant des obligations spéciales qu'impose l'amitié, jusqu'au moment où une ingratitude attendue et souhaitée lui fournit l'occasion de s'en délivrer; juste envers ceux dont sa mauvaise étoile lui a fait obtenir la confiance ou recevoir les bienfaits; juste envers ses serviteurs, laissant, pour les châtier, venir l'heure du sang-froid et ne leur montrant pas une dédaigneuse hauteur qu'ils n'auraient pas méritée. Sa justice n'aura rien de sévère et de repoussant dans le cercle où elle s'exercera, il sera goûté, peut-être aimé, certainement choyé; son abandon apparent provoquera un abandon véritable; sa constante égalité d'humeur et sa grâce facile d'esprit attireront à lui et retiendront autour de lui; les manières affables contribuent quelquefois plus puissamment que les services réels à inspirer l'affection. Ses conseils seront toujours prêts, sa bourse même ouverte; il rendra, sinon avec empressement, du moins avec complaisance, tous ces bons offices que la vie met les uns dans la nécessité de demander aux autres et qui sont comme les anneaux dont se forme quelquefois l'amitié, d'ordinaire l'attachement, plus que l'habitude. D'un autre côté, « il fuit à se soumettre à toute sorte d'obligation. » Il reconnaît qu'on peut être lié envers certaines personnes par une justice plus étroite que la justice ordinaire due à tous, mais son désir est d'en rester libre, en échappant à la confiance et aux bienfaits d'autrui,

ou d'en être affranchi par l'ingratitude de ses amis, par les imperfections de ses enfants; tout ce qui peut troubler l'impassible sérénité de sa vie lui est insupportable; qu'on ne lui demande pas des services qui exigeraient de lui une certaine fatigue ou lui causeraient quelque émotion; son abandon est légèrement trompeur; comme ce roi de Macédoine qui devait son surnom à la facilité avec laquelle il faisait des promesses, sauf à ne pas les tenir, il laisse toujours croire qu'il se donnera et ne se donne jamais. En un mot, la charité, le dévouement et la tendresse n'ont pas de place dans sa morale.

III. DES VERTUS ET DES VICES EN PARTICULIER

Ce que Montaigne demande avant tout, c'est le respect de la vérité qui se montre, soit par la franchise, soit par la loyauté, soit par l'empressement à confesser une erreur quand on l'aperçoit : « C'est la première et fondamentale partie de la vertu; il la faut aimer pour elle-même. Celui qui dit vrai parce qu'il y est d'ailleurs obligé, et parce qu'il sert, et qui ne craint point à dire mensonge, quand il n'importe à personne, n'est pas véritable suffisamment'. » Montaigne n'en a pas moins le droit de dire et de constater avec bonheur que la liberté toute désintéressée de son langage lui a servi autant que l'aurait pu faire la prudence2.

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L'intérêt de notre dignité s'accorde avec l'ordre de la morale. Corneille, disant du mensonge :

Est-il vice plus bas, est-il tache plus noire?

repète en vers ce que Montaigne avait dit en prose: « De tous les vices, je n'en trouve aucun qui témoigne tant de lâcheté et bassesse de cœur1. » Mentir, c'est se cacher sous un masque, c'est, comme dit Plutarque, «< donner témoignage de mépriser Dieu et quand et quand de craindre les hommes 2. >>> C'est la lâcheté du mensonge qui fait l'injure du démenti.

Il n'est pas non plus de vice plus funeste à la société des hommes; le lien en est la parole; fausser la parole, c'est briser le lien et détruire la société. Si nous connaissions toute l'horreur du mensonge, ce serait à ce crime, avant tous les autres, que nous appliquerions la peine du feu3.

Aucun motif ne saurait permettre ou excuser le mensonge, ni l'intérêt personnel, ni le divertissement « Si l'action n'est vicieuse, la route l'est*. » Les exigences du monde ne peuvent lui arracher une parole contraire à ses vrais sentiments. De là son horreur pour les lettres de cérémonie, où il faut enfiler des paroles courtoises et faire des offres dérisoires d'affection et de service". Sa sincérité et sa fierté se soulèvent contre «l'usage présent, » contre cette « abjecte et servile prostitution de présenta

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3 Liv. 1, ch. ix.

↑ Liv. II, ch. XVII. 2 Liv. II, ch. xvIII, 4 Liv. I, xx. Cf. liv. I, ch. xxu. 5 Liv. I, ch. xxxix.

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tions. » Il se plaint « que nos lois défendent offenser la réputation d'autrui, et ce néanmoins permettent de l'ennoblir sans mérite1. » Il va plus loin encore; il ne veut pas employer cette innocente fiction, qui permet de faire un ouvrage par lettres adressées à un correspondant imaginaire; une telle fiction ne trompe personne; c'est moins la vertu de Montaigne qui en serait froissée que son intelligence, habituée à la sincérité, même dans les formes, qui en serait gênée.

Le seul mensonge que le moraliste se permette est celui qui consiste à exagérer le bien chez autrui. Il est toujours disposé à rendre justice à ses ennemis, plus que justice à ses amis. Mais, s'il consent à exalter les mérites de ceux-ci au delà de leur véritable valeur, il ne va pas jusqu'à leur en prêter lorsqu'ils en sont dénués. Il amplifie ce qui existe et n'imagine pas ce qui n'a pas d'existence".

Il est difficile que l'habitude de la franchise ne donne pas celle de l'épanchement. Aussi Montaigne << s'abandonne-t-il à la naïveté et à toujours dire ce qu'il pense, et par complexion et par dessein, laissant à la fortune d'en conduire l'événement*. » Il est bien près d'ériger sa manière d'agir en règle, quand il dit : « Un cœur généreux ne doit point démentir ses pensées ; il se veut faire voir jusques audedans tout y est bon, ou du moins tout y est humain*. »

Lettre à M. de Foix, pour lui dédier les Poésies françoises de la Boétie. 2 Liv. II, ch. XVII. 3 Ibid., ch. II. Cf. III, ch. : << J'ai naturellement peine à me communiquer à demi... » -4 Liv. II, ch. xvII.

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