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à fond, tandis que Voltaire s'en moque ou n'en parle que par ouï-dire.

Dix ans après la première représentation d'Edipe Voltaire, âgé de trente-cinq ans, envoya au P. Porée, son ancien maître, un exemplaire de cette pièce, où j'ai eu soin, dit-il, d'effacer autant que j'ai pu les couleurs fades d'un amour déplacé que j'avois mêlées, malgré moi, aux traits mâles et terribles que ce sujet exige. Il s'agit sans doute de ce premier Œdipe, presque sans amour, et refusé par les comédiens ; c'étoit celui-là qu'il envoyoit, comme beaucoup plus édifiant, aux jansénistes, et à tous les gens d'église : il réservoit pour le beau monde et pour la bonne compagnie la passion touchante d'une espèce de don Quichotte avec une vieille Dulcinée qui a un fils majeur, et qui, depuis long-temps, est grand'mère. Il me semble cependant que le P. Porée et les gens d'église auroient encore préféré les fades amours de Philoctète aux sarcasmes virulens du poète contre les prêtres. Je ne sais s'il avoit aussi effacé les couleurs un peu trop vives de cette philosophie anti-sacerdotale, qui commençoient à jeter un grand éclat, et dont les jésuites, comme les jansénistes, ne devoient pas être très-flattés.

Au reste, cette lettre de Voltaire au P, Porée, est vraiment une lettre d'écolier qui fait l'hypocrite. Il a le ton doux, mielleux et benin; il condamne les excès où la vanité entraîne les gens de lettres, qui sont, dit-il, plus mordans que des avocats, et plus emportés que des jansenistes; petit trait de flatterie pour le P. Porée, auquel il croyoit faire sa cour en se moquant des jansénistes. S'il eût écrit à Nicole ou bien au grand Arnaud, il n'auroit pas manqué de dire que les gens de lettres étoient aussi ambitieux et aussi intrigans que les jésuites. « Les lettres humaines, con

tinue-t-il avec une candeur et une charité tout-à-fait touchante, les lettres humaines sont devenues trèsinhumaines ; on injurie, on cabale, on calomnie; il est plaisant qu'il soit permis de dire aux gens, par écrit, ce qu'on n'oseroit pas leur dire en face ». Quelle bonté d'ame! quelle noblesse ! quelle générosité! L'homme qui parle ainsi, n'a sans doute jamais injurié, ni calomnié personne ; il n'a jamais souillé sa plume par des satires grossières et cyniques. Les philosophes reprochoient aux prédicateurs de ne pas pratiquer la doctrine de l'Evangile : on voit combien ils étoient eux-mêmes fidèles observateurs de leurs principes. Voltaire prêchant contre la cabale et les querelles littérales ! Cest Gracchus prêchant contre les factions populaires :

Quis tulerit Gracchos de seditione querentes ?

(JUVENAL.)

Il n'est point plaisant qu'il soit permis de dire aux gens, par écrit, ce qu'on n'oseroit leur dire en face. D'abord il n'est jamais permis de calomnier les gens, ni même d'en médire, soit par écrit, soit en leur présence : quant à la censure littéraire, ce n'est point aux auteurs qu'elle s'adresse, mais au public. Le critique ne dira point en face à un poète : « Vous avez fait une mauvaise tragédie >> à moins que ce ne soit son ami, parce que dans la société, c'est à l'homme et non pas au poète qu'on parle ; mais il fera part au public de son opinion sur cette tragédie, parce que tout écrivain doit au public la vérité, et qu'il est de l'intérêt des arts que chacun en puisse dire librement son avis sans blesser la politesse due en particulier à chaque artiste. Il n'y a donc rien à cela de plaisant ; et quand on voit ainsi la plaisanterie où elle n'est pas,

souvent on ne la voit pas où elle est. Voltaire, par exemple, ne voyoit pas combien c'étoit un spectacle comique, qu'un jeune poète, très-caustique et trèsvindicatif, faisant ainsi la chatte-mitte et le bon apôtre, pour tromper un vieux jésuite.

Cette parade d'humanité littéraire est terminée par des complimens et par des solécismes qui les détruisent: « Vous m'avez appris, mon cher Père, à fuir ces bassesses, et à savoir vivre, comme à savoir écrire ». N'est-il pas étonnant qu'un écolier, écrivant à son maître, soigne si peu son style, et fasse des fautes de grammaire aussi lourdes ? On ne dit point apprendre à savoir vivre, à savoir écrire: apprendre à savoir est une locution barbare; on apprend pour savoir, et non pas à savoir. Le P. Porée ne lui avoit pas appris à bien écrire, s'il lui avoit appris à s'exprimer ainsi.

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« Adieu, mon cher et révérend Père ; je suis pour jamais à vous et aux vôtres avec la tendre reconnoissance que je vous dois, et que ceux qui ont été élevés pour vous, ne conservent pas toujours ». Tant que les jésuites eurent quelque crédit, il fut à eux, et fit parade de sa reconnoissance pour ses maîtres ; quand ils furent malheureux, persécutés et bannis, il les chargea d'outrages et les poursuivit jusque dans leur exil avec des railleries sanglantes, comme autrefois le lâche Semeï insulta dans sa fuite l'infortuné David. Vive la philosophie pour connoître l'air du bureau et se prêter aux circonstances! Faut-il être étonné qu'un courtisan aussi galant que Voltaire, ait oublié le P. Porée pour madame de Pompadour ?

Voltaire n'eut pas plus de reconnoissance pour Sophocle que pour les jésuites. Il devoit au poète grec le succès de sa première tragédie; on n'estime encore aujourd'hui, dans cette pièce, que les emprunts faits à

Sophocle; et les applaudissemens qu'on ne cesse de donner aux derniers actes d'Edipe, sont peut-être le plus beau triomphe des anciens : le premier soin de Voltaire, enivré d'orgueil, fut d'oublier ou plutôt de déchirer son bienfaiteur. J'invite ceux qui me reprochent quelquefois un excès de sévérité, à l'égard d'un auteur si fameux, à se rappeler son insolence et son ingratitude envers le plus illustre tragique de l'antiquité, qu'il est bien loin d'égaler même dans ses meilleurs ouvrages. La mesure des deux génies se trouve dans l'Edipe même : les premiers actes de la pièce française sont, aux derniers, ce que Voltaire est à Sophocle.

Il étoit fort jeune, quand il composa cette critique; et loin d'être rempli de la lecture des anciens, comme il l'écrivoit au P. Porée, on voit qu'il n'en avoit pas la moindre teinture : c'est une suite de bévues et d'impertinences, débitées avec l'arrogance d'un jeune étourdi qui se croit un grand homme, et s'imagine tout savoir, parce qu'il a heureusement`rimé quelques scènes et quelques lieux communs. Sophocle lui fait pitié ; il croit que, s'il étoit né de nos jours, il eût perfectionné son art qu'il n'avoit fait qu'ébaucher. A l'entendre, les tragiques grecs sont bien déchus de cette haute estime où ils étoient autrefois ( du tems de Racine, sans doute), leurs ouvrages sont ou ignorés, ou méprises. Voltaire nous donne là une belle idée du goût de ses contemporains. Je ne suis point étonné que des hommes qui méprisoient ou ignoroient les tragédies grecques aient tant admiré les siennes. Cependant, pour admirer un peu ce que le blaspheme a de trop crû, le jeune poète nous fait la grâce de convenir qu'il ne faut pas les mépriser entièrement ; et il conclut, avec la légèreté d'un petit maître.

Après vous avoir dit bien du mal de Sophocle, je suis obligé de vous en dire le peu de bien que j'en

sais.

G.

XXX VII.

DIPF. -Jugemens divers sur cette pièce.

C'EST le coup d'essai, et, suivant quelques critiques, le chef-d'œuvre de Voltaire. Si l'on adopte cette opinion, on trouvera que Voltaire a suivi une marche tout opposée à celle de Racine: il n'a cessé de rétrograder; Racine a toujours avancé dans la carrière : Voltaire a commencé par sa meilleure tragédie, Racine a fini par son chef-d'œuvre. Mais M. de La Harpe accuse de perfidie les louanges exagérées qu'on accorde au début de son maître: Edipe, dit-il, est un coup d'essai brillant, mais n'est point au nombre des chefs-d'œuvre de l'auteur.

Malheureusement M. de La Harpe lui-même a beaucoup contribué par ses éloges, à fortifier le sentiment contraire. En effet, une tragédie dont les deux derniers actes sont supérieurs aux quatre premiers actes de l'Edipe de Sophocle; une tragédie où Voltaire a embelli, perfectionné tout ce qu'il a imité du plus grand des tragiques grecs', si elle n'est pas un chefd'œuvre de l'art, est du moins le chef-d'œuvre de Voltaire : c'est la conclusion la plus naturelle qu'on puisse tirer de pareilles prémices, c'est-à-dire, de ces assertions hardies qui placent un écolier dans l'art dramatique au-dessus du grand modèle qu'il a essayé d'imiter.

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