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six siècles, comme par un aimant magique, aux lèvres d'un moine.

C'était en errant tristement parmi les ruines de Morimond et sur les môles de ses étangs battus par les flots, ou assis rê— veur sous les grands chênes de ses forêts, que je repassais dans mon ame, à l'aide de mes souvenirs, la mission providentielle de nos ordres monastiques; j'avais trouvé la raison d'être des moines d'orient dans la corruption et les bouleversements de l'empire; celle des bénédictins dans l'invasion des barbares; celle des clunisiens dans les vices du clergé séculier et les vexations tyranniques de la puissance temporelle. Les franciscains avaient été suscités pour être les précepteurs des pauvres serfs, et, au prix de leur sang, frayer à l'Europe, par leurs missions lointaines, des voies nouvelles dans toutes les parties du monde (1). Les dominicains s'étaient levés en face des Vaudois et des Albigeois, et avaient déclaré à la raison révoltée contre la foi cette guerre qui leur a valu tant de victoires et une gloire qui dure encore (2). Saint Ignace s'était révélé en même temps que Luther, et la Réforme avait rencontré dans l'arène la Compagnie de Jésus, qui semblait l'attendre armée de toutes pièces (3).

eremit., divis. in tredecim secoli; 1659, 8 vol. in-fol., Bonon.; des Ecrivains de l'ordre des Augustins, in-8°.

Rivius, Traité

(1) Luc de Wading, Annales de l'ordre des Franciscains, 17 vol. in-fol.; id., Bibliothèque des écrivains Cordeliers, 1 vol. in- fol. continué par F. Harold; - Dyonisius Genuensis, Biblioth. scriptor. ordin minor. Capuc., 1 vol. in-fol., 1691; — Zachar. Boverius, Annal. ord. Capuc., in-fol.

(2) Jac. Echard et Jac. Quétif, Scriptor. ordin. prædicat. recensit., notisque histor. et critic. illustr., 2 vol. in-fol. ; Hist. gener. de santo Domingo e de su orden de predic., Valladol., 1612-1621, 5 vol. in-fol.; Th.-M. Mamachi, Annal. ord. predic. Rom., 1756, in-fol.; Touron, Hist. des Hommes illustres de l'ordre de S. Dominique, 4 vol. in-4o.

(3) Biblioth. des Hommes illustres de la Compag. de Jésus, commencée par le P. Ribadeneira, et continuée jusqu'en 1618, poursuivie par le P. Philippe Alagambe jusqu'en 1643, par Sotwel jusqu'en 1673, et plus tard par le P. Oudin. On porte à douze mille le nombre des écrivains Jésuites; voir De Ravignan, De l'Exist. et de l'Institut. des Jésuites, p. 53, 1844.

Je n'avais pas bien compris jusqu'alors, je l'avoue, le rôle de Cîteaux, dont l'abbaye de Morimond avait été une des plus illustres filles : le but et le caractère de sa mission ne m'apparaissaient pas bien clairement; cependant le doigt de Dieu devait être là comme ailleurs. Je me représentai l'Europe durant les trente premières années du XIIe siècle, et je la vis en proie à la plus affreuse anarchie. La guerre entre le sacerdoce et l'empire se poursuit avec le plus terrible acharnement ; quatre ou cinq papes proscrits et fugitifs viennent demander un asile à la terre toujours catholique et toujours hospitalière de France (1). Le cruel et perfide Henri V surprend Paschal II, le charge de chaînes et lui arrache la concession du droit d'investiture (2).

A cette désolante nouvelle toute la chrétienté jette un cri de douleur et d'effroi; mais les portes de l'enfer ne prévaudront point encore cette fois contre l'Église : saint Bernard, cette année même, forme le projet d'entrer dans le cloître avec ses compagnons. Voici venir d'une forêt marécageuse de la Bourgogne une nouvelle milice; dans moins de vingt-cinq ans, plus de soixante mille moines cisterciens, du Tibre au Volga, du Mancanarez au golfe de Finlande, se lèvent comme un seul homme, se groupent à l'entour de la papauté, marchent avec elle à la rencontre de la puissance temporelle partout envahissant le domaine ecclésiastique, et l'on verra les princes les plus puissants et les plus fiers de leur siècle trembler sur leurs trônes devant le scapulaire d'un ermite et s'incliner sous le souffle de ses lèvres.

Chose étonnante! les enfants de Cîteaux défendent d'un côté la papauté contre les empiétements de la royauté, de l'autre ils

(1) Urbain II, Paschal II, Gélase II, Calixte II, Innocent II, dans l'espace de 35 ans.

(2) Chronic. Cassin., liv. 4, chap. 37.

s'unissent à la royauté pour arrêter les tendances anarchiques des barons, et se présentent comme une digue au flot du féodalisme menaçant d'engloutir les monarchies. Ainsi, au moment où l'ordre nouveau se levait de terre sous des huttes de feuillage, Louis-le-Gros régnait sur une douzaine de provinces morcelées en mille fractions. Le domaine qui appartenait immédiatement au roi se réduisait alors au duché de France (1). En Allemagne, les seigneurs des grands fiefs s'efforçaient de s'affermir dans le droit de souveraineté. Cette indépendance qu'ils cherchaient à s'assurer et que les rois voulaient empêcher était la source principale des troubles qui divisaient l'empire (2). Les cisterciens, appelés par les seigneurs eux-mêmes, s'installèrent au milieu des terres féodales, dans les roseaux et les forêts; puis, à force de défrichements, d'assainissements, de donations et d'acquisitions, la propriété monastique s'étendit de proche en proche jusqu'aux portes du castel: le couvent se dressa en face du manoir, finit par le dominer et l'absorber, au profit du peuple et de la royauté.

La société européenne se composait alors de deux mondes séparés qui n'avaient pu encore se comprendre : l'un, perché sur le sommet des montagnes, environné de bastions et de meurtrières, tour-à-tour enivré des plaisirs bruyants des tournois et du sang des batailles; l'autre, errant tristement avec de maigres troupeaux dans les marais et les broussailles des vallées, abrité sous le toit de chaume et taillable à merci. Ces deux mondes s'uniront par Cîteaux : les barons descendront vers le peuple; le servage sera ennobli, lorsqu'on verra dans le cloître les plus puissants seigneurs tomber à genoux devant le

(1) Le reste était en propriété aux vassaux du roi, très-souvent rebelles, et appuyés dans leur révolte par le roi d'Angleterre, duc de Normandie. (2) C'est ce qui arriva sous les empereurs Henri IV, Henri V, Lothaire II et Conrad III.

plus misérable mendiant, l'embrasser comme un frère, le servir à table et lui laver les pieds de leurs propres mains.

L'agriculture était abandonnée et méprisée; la fureur des combats, des jeux guerriers et des expéditions aventureuses emportait loin des paisibles campagnes la portion la plus active et la plus énergique des populations; il arriva à la société ce qui arrive au corps humain lorsqu'un de ses membres absorbe à lui seul la plupart des éléments vitaux destinés à tout l'organisme : il y a malaise, douleur, maladie, et puis la mort s'ensuit, si on ne trouve pas un dérivatif assez puissant. L'Europe, dominée par l'élément guerrier, allait succomber, lorsque le catholicisme trouva le secret de son salut en jetant le manteau des ermites sur les épaules des enfants des barons, des chevaliers et des autres gens d'armes, et les transforma en pasteurs et en laboureurs.

Câteaux, pour peupler ses deux mille monastères et ses huit ou dix mille granges (1), où l'on se livrait à tous les travaux des champs, enleva des millions de bras au glaive et à l'épée, pour les donner à la charrue, à la bêche et à la faucille. La sueur du fils du manant se mêla dans le même sillon à la sueur du fils du seigneur, l'agriculture fut réhabilitée, l'équilibre social rétabli et le monde sauvé.

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D'un autre côté, la croix était toujours menacée par le croissant les Sarrasins, maîtres de la plus grande partie de l'Espagne, menaçaient à chaque instant les provinces méridionales de la France et l'Italie; le royaume chrétien de Jérusalem, fondé après la première croisade, était mal affermi et chancelant. L'Europe était sans cesse bouleversée, comme nous l'avons dit, par les factions et les rivalités des grands feudataires. Il fallait opérer une diversion, mais une diversion terrible aux

(1) Nous comprenons dans ce nombre les maisons des deux sexes, dont chacune avait au moins cinq ou six granges.

ennemis de la chrétienté : c'est ce que fit Cîteaux en prêchant la seconde croisade. Mais pendant que les défenseurs du christianisme combattent les Maures d'Asie, qui défendra l'Europe contre les Maures d'Espagne ? L'ordre de Cîteaux, par la formation d'instituts chevaleresques qui tiendront longtemps l'islamisme en échec, et finiront par le refouler jusqu'en Afrique (1).

Ces réflexions sur les cinquante premières années du XII siècle me parurent parfaitement s'appliquer au XIX : je retrouvais autour de moi les mêmes perturbations, quoique par des causes diverses. La royauté aujourd'hui n'est plus débordée et écrasée par le féodalisme, mais une autre puissance s'est dressée devant elle, l'a prise corps à corps, et, après une lutte longue et terrible, l'a mise à ses pieds. Il n'y a plus à cette heure que deux forces en présence: celle de la démocratie et celle de l'Église; or, il faut un frein à la démocratie : il faut qu'elle soit modérée dans son ardeur juvénile, dans sa fougue impétueuse, dans son élan sauvage; autrement elle aura bientôt envahi le sacerdoce et chassé devant elle et la mitre et la tiare, et alors l'Europe retombera dans la barbarie d'où la main du christianisme l'a tirée (2).

Le clergé séculier seul, sans un clergé monastique retrempé dans les privations et les austérités du désert, sera-t-il de force à soutenir ce nouveau choc? Nous aimons à le croire, tant l'or

(1) Ces ordres militaires sont ceux de Calatrava, d'Alcantara, de Montesa en Espagne, d'Avis et de Christ en Portugal. On y ajouta plus tard ceux de S.-Lazare et de S.-Maurice en Savoie. Les Templiers voulurent aussi s'animer de l'esprit cistercien en demandant à S. Bernard des règlements: voy., dans les œuvres du saint abbé, son Exhortatio ad milites Templi, XIII capita, véritable chef-d'œuvre.

(2) Parmi les auteurs qui ont signalé ce danger, nous citerons : Tocqueville, De la Démocratie en Amér., 4 vol. in-8°; Alletz, De la Démocratie nouvelle, 2 vol. in-8o; — Guizot, De la Démocratie, 1 vol.; — Billiard, De l'Organisat. de la Démocrat., 1 vol.; Barthélemy S.-Hilaire, De la Vraie Démocratie, 1 vol.

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