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Le haut clergé, asservi depuis longtemps au système féodal, avait été emporté forcément dans le mouvement du monde. Les évêques, comme tous les feudataires de la couronne, abandonnés à eux-mêmes sous des rois impuissants, environnés de seigneurs turbulents, avaient été réduits à se défendre par leurs propres armes. On les voit échanger souvent la lance contre la crosse, le casque contre la mitre, et la pacifique mule contre le léger destrier; déployer un grand luxe comme princes séculiers, faire argent de tout pour se soutenir, et, au milieu des dissipations et du fracas de cette vie agitée, laisser entrer un autre amour dans leurs cœurs vides de l'amour de Dieu (1).

L'Eglise en péril s'était déjà une première fois réfugiée dans le monachisme, dans sa partie la plus mystique et la plus sévère. Le moine Hildebrand (Grégoire VII) avait sondé de sa main de fer la plaie du sacerdoce; plusieurs autres saints pontifes, sortis de la solitude, avaient essayé de la guérir; mais Cluny, la vieille et austère école de la prélature, est arrivé à l'ère de sa décadence, et les cénobites montent avec les vices du cloître sur le trône épiscopal.

Que fera le sacerdoce catholique? Il faut, ou qu'il renonce à son rang et à sa mission, c'est-à-dire qu'il se laisse traîner à la remorque des peuples, comme tous les sacerdoces humains, ou qu'il recouvre son autorité et sa force dans l'abstinence et les sacrifices; il ne reprendra le devant de la société européenne qu'en passant par la rude voie du désert, sur les traces des Basile, des Grégoire et des Chrysostôme.

Où vont tous ces fiers enfants des ducs, des marquis, des comtes et des barons? A l'école de Cîteaux, de Clairvaux et de Morimond, apprendre à être évêques, c'est-à-dire à être pau

(1) Voir dans la Vie de saint Etienne Harding, par M. Dalgairns, les cc. 14 et 18.

vres, humbles, chastes; à croire, à aimer et à se sacrifier. Etienne, Bernard et Gauthier leur serviront le pain noir du pauvre et les légumes cuits à l'huile, les vêtiront du froc de laine crue, abattront les hauteurs de leur orgueil seigneurial sous les emplois les plus vils et les plus roturiers; ils en feront des bêcheurs, des faucheurs, des moissonneurs, des bouviers, des porchers; et, quand ils sauront vivre durement et de peu, supporter une humiliation, dompter une chair rebelle, mêler leurs sueurs et leurs larmes au sang de Jésus-Christ, alors ils seront dignes de passer de la charrue à l'autel, de la garde des troupeaux à la garde des peuples, et le vieux sacerdoce des pêcheurs sera régénéré par un sacerdoce de laboureurs et de bergers.

Nul religieux ne pouvait accepter l'épiscopat sans le double consentement de son abbé et du chapitre général. Les évêques cisterciens demeuraient astreints aux règles de l'ordre pour la quantité et la qualité de la nourriture, l'observance des jeûnes, la récitation des heures canoniales, la forme des vêtements, à l'exception qu'ils étaient libres de porter un manteau de gros drap bordé de peau de mouton, un chaperon de même étoffe ou simplement de laine; encore, lorsqu'ils retournaient au couvent, devaient-ils laisser ce costume à la porte. On leur donnait ordinairement pour leur tenir compagnie et pour les servir deux moines et trois frères convers (1).

Pierre, abbé de La Ferté, choisi pour l'évêché de Tarentaise vers l'an 1124, fut le premier prélat qui sortit de Cîteaux ; une foule d'autres furent arrachés depuis à leur douce solitude et traînés à la tête des peuples. Henri, l'un des quinze compagnons d'Othon, est nommé à l'évêché de Troyes; les quatorze autres furent également élevés aux plus hautes dignités ecclé

(1) Ex Inst. capit. gener., 1134, c. 63.

siastiques; omnesque socii ejus in diversas dignitates promoti sunt, dit Conrad le chroniqueur. En 1145, Morimond compte déjà dix évêques dans sa filiation; Clairvaux et Cîteaux plus de trente, trois cardinaux et un pape.

Non-seulement les moines se lèvent du fond de leurs cloîtres à la voix du clergé qui les appelle et montent les degrés du palais épiscopal, dans lequel ils entrent avec le cortège de leurs vertus austères pour le transformer en un asile mystérieux d'oraison et de pénitence, mais encore je vois une multitude d'évêques descendre de leurs siéges dans la solitude pour s'y retremper, et reparaître ensuite aux yeux des peuples inclinés de respect, avec l'auréole de Cîteaux sur le front. D'autres, qui n'ont pas ce courage, cherchent au moins à se rattacher à cette sainte maison par les liens d'une fraternité chrétienne, en demandant comme une grâce d'être admis à participer à ses prières et à ses bonnes œuvres (1). Plusieurs évêques, de Toul, de Langres, de Metz, de Cologne, de Saltzbourg, de Passaw, de Prague, de Gnesne, de Cracovie, furent agrégés de cette façon à Morimond (2).

Les moines cisterciens poursuivent partout les prélats mondains de leurs plaintes et de leurs menaces. Les SouverainsPontifes eux-mêmes somment l'église hautaine, riche et dissipée du siècle de comparaître devant l'église du cloître, humble, pauvre, mortifiée, pour être jugée et condamnée. Un archevêque de Besançon, accusé de simonie et d'incontinence, sera cité à la barre d'un abbé de Morimond (3). Enfin Rome

(1) Ann. cist., t. 1, p. 143, et in aliis multis locis.

(2) Nous avons retrouvé quelques-unes de ces lettres d'agrégation : il y en a un modèle dans l'ouvrage de Julien Pâris, Esprit primitif de Citeaux, p. 262. (3) Hist. des évêques de Langres, p. 88; Den. Gaultherot, Anust. de Lang., p. 376.

En 1216, l'archevêque de Besançon, Amédée de Tramelai, fils de Guy de Tramelai, était accusé de simonie, d'incontinence, d'injustices graves; enfin,

elle-même n'est plus à Rome : elle est au désert; la papauté puise aux sources cachées du monachisme la force dont elle sent le besoin pour remonter au faîte des choses humaines, et de là diriger les conseils des rois et les progrès des peuples.

Elle s'identifiera complètement avec Cîteaux, et, après la mort de Lucius II, on verra les cardinaux se jeter tout-à-coup sur un pauvre moine cistercien de Saint-Anastase, près les Eaux-Salviennes, lui arracher des mains la bêche et la hache, le traîner au palais et le porter sur la chaire de saint Pierre; irruere in hominem rusticanum, et, excussa e manibus se-. curi et ascia vel ligone, in palatium trahere, levare in cathedram (1).

Des sommets de la hiérarchie, l'influence cistercienne descend de proche en proche jusqu'aux derniers degrés (2); car la source de la vie sacerdotale est dans l'ame de l'évêque; c'est de là qu'elle découle dans l'ame du simple prêtre et du dernier clerc. Aussi, dans l'Eglise de Dieu, on a toujours vu à l'en

on lui reprochait d'avoir fait promettre à tous ceux qu'il avait ordonnés, de ne jamais le contrarier dans la collation des bénéfices, en appelant en cour de Rome ou à tout autre tribunal. Innocent III écrivit à Guy, abbé de Morimond, d'avoir à s'enquérir de tous ces faits et de lui adresser le résultat de son enquête. Sur les trois premiers chefs d'accusation, les preuves ne parurent pas suffisantes pour établir la culpabilité au for extérieur; mais, sur le quatrième, les dépositions d'un grand nombre de témoins furent accablantes et péremptoires. A cette nouvelle, le pape écrivit en ces termes à l'abbé de Morimond : « Puisque notre vénérable frère, l'archevêque de Besançon, s'est conduit indignement envers ceux qu'il a ordonnés, nous lui défendons à l'avenir de conférer les ordres sacrés à qui que ce soit un de ses suffragants en sera chargé. Quant aux faits de simonie, d'incontinence, etc., ou il faut qu'il s'en justifie pleinement et par serment dans l'espace de trois mois, et alors vous proclamerez son innocence, ou, si vous le trouvez coupable, vous le déclarerez déchu de toutes ses fonctions et vous en mettrez un autre à sa place. » — Ann. cist., t. 4, pp. 81-82. (1) Epist. S. Bern., 237.

(2) Cette régénération de tout le corps ecclésiastique entreprise par l'ordre de Citeaux se révèle dans trois écrits fameux de S. Bernard : 1o De Consideratione, ad Pap. Eugen. III; - 2o De Officio episcoporum ; - 3o De Conversione, ad clericos.

tour d'un prélat saint et savant se grouper un clergé formé à

son image.

Chaque abbaye, dans un rayon plus ou moins étendu, exerçait la plus puissante action sur le clergé paroissial; la conduite des mauvais prêtres, comparée par le peuple à celle des religieux, n'en ressortait que davantage, et les couvrait de honte. L'abbé les attirait dans le monastère pour converser avec eux, les impressionner par le spectacle des macérations claustrales, et leur faire goûter les délices de la vie cachée en Dieu.

Une foule de curés, ne pouvant résister à d'aussi touchants exemples, regardaient comme le plus grand bonheur d'être affiliés à l'ordre, se faisaient raser la tête, prenaient le costume monastique, et vivaient en cisterciens dans leurs presbytères.

Sous la pieuse influence des prières et des austérités des moines, les vocations à l'état ecclésiastique et religieux se multiplièrent dans toute la province d'une manière si prodigieuse, que l'on put craindre un instant que plusieurs villages ne devinssent déserts. Sans doute cet élan clérical et monastique, dont le centre était à Morimond, alla s'affaiblissant dans la suite des âges; mais Claude Picquet, dans ses belles pages à la louange du Bassigny, l'a encore constaté au XVIIe siè– cle (1). De nos jours, après tant de révolutions, il n'est point entièrement perdu, et il n'existe aucune contrée en France qui, depuis cinquante ans, ait donné plus de prêtres à l'Eglise.

(1) Vix enim est aliquis vicus rusticus e quo singulis annis non prodeat unus, interdum plures, qui postmodum melioribus litteris imbuti, fructus uberrimos in dominico agro plerumque colligunt. Hodie etiamnum ex facili possem recensere ex solo mei ortus pago Colombeiano ( Colombey -lès- Choiseul, près Morimond), non admodum grandi, undecim religiosos sub instituto D. Francisci militantes, præter cæteros monachos vel etiam presbyteros, etc. (Ex provinc. Burgund. Ordin. frat. min., pp. 122 et 123.)

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