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faudrait distraire une portion assez considérable, tantôt la modicité de leurs ressources et les dépenses qu'entraînerait la construction du monastère. Il y mit tant d'obstination et de mauvais vouloir, que l'avenir du nouvel établissement fut un instant gravement compromis. Cette opposition inattendue amena bien des négociations, des pourparlers et des lenteurs. Ce jeune baron, qui ne rêvait que fortune, aventures et célébrité, ignorait encore tout le prix et l'importance que la présence et les travaux des moines allaient donner à la terre de son père. Il était loin de prévoir tout ce que l'abandon de ces broussailles et de ces glaïeuls qu'il regrettait tant devait faire rejaillir de bénédictions sur sa famille et de gloire sur son nom, jusque dans la postérité la plus reculée.

Pendant ce temps, la maison-mère de Cîteaux, semblable à une ruche trop étroite pour abriter les abeilles qui s'y multiplient, se trouva si remplie de postulants, que saint Etienne se vit obligé de donner une autre destination à l'essaim d'ouvriers évangéliques qu'il destinait au Bassigny. Bernard, au lieu de partir vers les rives de la Meuse, se dirigea avec ses douze compagnons du côté de l'Aube, dans une vallée marécageuse et inaccessible, appelée la vallée d'Absinthe (1).

Cette vallée de la désolation, qui devint bientôt la vallée de la gloire et du bonheur (2), était située dans le diocèse au sein duquel Bernard avait sucé avec le lait la foi de saint Bénigne et de saint Didier. Ainsi, dans les desseins éternels de Dieu, cette pierre précieuse était réservée sans partage au front de l'église de Langres, d'où son éclat devait se refléter sur toute la chrétienté. L'abbaye de Clairvaux fut la troisième avant-garde de

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(1) Non longe a fluvio Alba... inter opaca sylvarum... Antiqua spelunea latronum, quæ antiquitus dicebatur vallis Absinthialis. Ann. cister., t. 1, p. 80. (2) Ibi ergo in loco horroris et vasta solitudinis consederunt viri illi virtutis, facturi de spelunca latronum templum Dei et domum orationis. — Id., ibid.

Citeaux, qui par elle se dilata vers le nord jusqu'à la mer Glaciale.

Cependant Odolric et Adeline d'Aigremont n'avaient point abandonné leur pieux projet ; ils montrèrent tant de fermeté, de prudence et de douceur, que leur fils finit par entrer dans leurs vues, au moins pour le moment. Alors saint Etienne se transporta en toute hâte sur les lieux, gravit la rude montagne et entra dans le vieux castel (1). Étienne Harding à Aigremont, c'est Cîteaux montant au manoir féodal et lui arrachant le premier lambeau de sa puissance; c'est le commencement du triomphe de l'infirmité, de l'humilité, du labeur patient sur la force des armes, l'orgueil et la rapacité de la conquête. Après avoir reçu de la libéralité de ses hôtes quelques terres incultes, les unes propres à être labourées, les autres à former des pâturages, à quelque distance de la cellule de l'ermite Jean, sur la lisière de la forêt, il descendit en prendre possession, accompagné de l'évêque de Langres, d'Odolric et d'Adeline avec leurs enfants, et de plusieurs seigneurs du voisinage, parmi lesquels on remarquait Odolric de Provenchères, Gérard de Dammartin, Hugues de Meuse, Arlebaud de Varennes, Roscelin de Bourbonne, etc.

Dans les fondations d'abbayes cisterciennes, on débutait toujours par les tombeaux, afin d'apprendre aux religieux qu'ils ne devaient venir dans la solitude que pour y apprendre à mourir. On désigna d'abord l'emplacement du cimetière par des croix de bois plantées dans le sol, et, l'évêque l'ayant bénit, on traça l'enceinte de l'oratoire et des autres bâtiments.

Odolric, sur les lieux mêmes, s'aperçut mieux que jamais combien cette terre était ingrate et combien de privations y attendaient les malheureux cénobites; alors, mu par la géné

(1) Gallia Christ., t. 4, p. 159, inter instr.

rosité de son cœur, et d'après les conseils de la pieuse Adeline, il ajouta à la donation première la cession d'un fond voisin appelé Waldenvillers, et, toujours suivi de son épouse, de l'abbé de Cîteaux et des mêmes gentilshommes, auxquels s'était réuni une grande partie des habitants de Fresnoy, il détermina lui-même, par des limites fixes, la circonscription du désert qu'il abandonnait aux moines (1).

Odolric était feudataire de Simon de Clémont, comte du Bassigny; saint Étienne, sans perdre de temps, se rendit près de ce dernier, au moment où il tenait sa cour et ses jours, entouré de la foule de ses vassaux et d'une nombreuse population, en obtint la confirmation de la donation et l'amortissement (2), puis il se hâta de retourner à Cîteaux.

Dix-huit ans après la fondation de ce dernier monastère, sur la fin du mois d'août de l'an 1115, la cloche rassembla extraordinairement les religieux à l'oratoire. Plusieurs d'entre eux, avant de quitter leurs cellules, y jetèrent un dernier regard et un dernier adieu. A peine quelques semaines s'étaient écoulées depuis le départ de Bernard et de ses frères; la plaie que cette séparation avait faite dans les cœurs était encore saignante, et il fallait offrir au ciel un nouveau et aussi pénible sacrifice (3). Lorsque toute la communauté fut agenouillée, il y eut un instant de solennel silence; le vénérable Etienne se leva, et entonna d'une voix forte un psaume d'un sens analogue à la circonstance, puis alla prendre sur l'autel un crucifix qu'il remit au frère Arnould. Celui-ci, l'ayant reçu et baisé avec respect, descendit de sa stalle; aussitôt douze religieux quittèrent leurs places et se rangèrent autour de lui; puis tous, sans rien dire, sortirent de l'enceinte sacrée, traversèrent le

(1) Archiv. de l'év. de Langres, De l'abb. de Morim., ch. 3, p. 473. (2) Archiv. de la Haute-Marne, Chart. de fond., l. 1.

(3) Annal. cister., t. 1, pp. 78 et 81.

cloître, accompagnés de toute la foule des moines, qui fondaient en larmes, et des chantres, dont la voix était entrecoupée de sanglots; la grand'porte extérieure s'ouvrit et se referma presqu'aussitôt; Arnould et ses frères n'étaient plus de la maison de Cîteaux (1).

Alors s'offrit à leurs yeux le monde, qu'ils n'avaient pas vu la plupart depuis longtemps: les coteaux verdoyants de la vineuse Bourgogne à l'ouest, les tours du château de Talant et les bastions de Dijon au nord, puis cette forêt qui s'effaçait derrière eux dans le lointain et où ils laissaient leurs plus douces et leurs plus tendres affections. Au reste, pas une plainte, pas un murmure, tant était grande leur obéissance! tant était profonde leur abnégation!

Mais ces enfants chéris partaient-ils les mains vides, sans emporter aucun souvenir de leur mère bien-aimée? Non; l'un était chargé de saintes reliques, l'autre de vases sacrés, celuici d'ornements sacerdotaux, celui-là de livres pour l'office divin, etc. (2). L'abbé qui marchait à leur tête était un intime ami de saint Bernard, une des plus fortes colonnes de l'ordre. Par sa naissance, il était allié aux plus nobles familles de l'Allemagne, et son frère Frédéric occupait le siége archiepiscopal de Cologne. Il avait fréquenté les écoles des plus fameux docteurs de son siècle, et, au moment où tout lui souriait dans le monde, lui, méprisant cette fragile beauté des choses de la terre, aussi éphémère que celle des fleurs, s'était retiré à Citeaux, pour s'y cacher et s'y ensevelir en Jésus-Christ (3).

An

(1) C'était avec ce cérémonial que toutes les colonies cisterciennes sortaient de la maison-mère (Cæsar. Heisterbac, Homil. in Dom. 3 post 8 Epiphan.; nal. cist. t.1, p. 79). C'est par erreur que quelques auteurs ont avancé qu'Arnould n'était accompagné que de huit religieux : les tables de Morimond disent positivement le contraire.

(2) Annal. cister., p. 70, t. 1.

(3) Contempto mundi flore, Cistercium intrans, in virilis jam animi robur dudum evaserat (Diplom. campensis fundat., et Annal. cist., p. 81).

Voilà nos cénobites sur la route de Langres, tantôt chantant des psaumes, tantôt méditant silencieusement. Combien ils durent être attendris lorsqu'ils virent à gauche, au sortir de Dijon, se lever le castel de Fontaine, qui avait abrité le berceau de leur saint ami! Ils passèrent sous les murs du manoir d'Aimon de Tréchâteau, qui sera un de leurs bienfaiteurs; longèrent la plaine de Lux, où l'évêque de Langres et l'archevêque de Vienne faisaient les préparatifs d'une grande assemblée ou plaids de Dieu, dans laquelle les ducs, les comtes et les barons devaient se réconcilier et se jurer la paix sur les saints Évangiles (1).

On eût dit que la Providence voulait pacifier la terre, au moment où elle envoyait de nouveaux apôtres ouvrir une nouvelle ère de fraternité, de communauté, d'ordre et de travail.

Plus loin, ils aperçurent la forteresse d'Anscher de Montsaugeon, qui viendra les visiter avec son épouse. Enfin ils entrèrent à Langres, où Arnould reçut de l'évêque le bâton pastoral et la bénédiction (2).

Il n'était pas rare alors de rencontrer des moines courant le monde pour le sanctifier; mais ceux-ci, à cause de leur costume, extraordinaire et pour la couleur et pour la forme, à raison de leur immense renommée, durent piquer vivement la curiosité des villageois du Bassigny. Lorsqu'ils furent au-delà de Fresnoy, ils purent voir enfin le lieu de leur repos.

Saint Etienne avait donné des noms symboliques à ses trois premières filles; il appela la quatrième Morimond, c'est-à-dire la mort au monde. Arnould et ses compagnons s'aperçurent au premier coup d'œil combien le nom était en rapport avec le lieu. C'était une vallée étroite, humide et profonde, environ

(1) Hist. des év. de Langres, p. 62. (2) Voy. Yepez, ad ann. 1115, c. 5.

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