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les premiers cénobites de Cîteaux, tels seront ceux de Morimond.

Mais il leur faut des terrains propres à la culture; à qui iront-ils les demander? A personne; ils les formeront euxmêmes, avec les landes, les forêts et les déserts qui couvrent les deux tiers de la France. Aussi protestent-ils qu'ils ne cultiveront que les champs éloignés des villes, des villages et des hameaux (1), et spécialement les plus sauvages et les plus ingrats: tant ils étaient persuadés que Dieu n'a rien fait de stérile, et que le plus vil grain de poussière, avec la bénédiction du ciel, recèle un trésor !

Les moines ne se livreront pas en aveugles à toutes sortes d'exploitations; mais ils procèderont par principes, se réglant sur la température climatérique, sur la connaissance des diverses espèces de terrains et les différents produits qui leur sont propres, réunissant tous les vieux éléments agricoles, en créant de nouveaux. Cîteaux deviendra bientôt, de la sorte, comme un vaste institut agronomique dont l'esprit passera dans ses quinze cents monastères, qui se transformeront en autant de fermes-modèles régionales, et de là dans le peuple, par ses granges ou fermes-écoles.

Ainsi toute cette organisation agricole que nos réformateurs modernes ont essayé d'établir en France à si grands frais, et jusqu'ici avec si peu de fruits, avait été réalisée par quelques cénobites dans toute l'Europe, il y a plus de six cents ans, avec cette différence, que les moines ne demandaient pas vingt-cinq millions par an pour faire leurs expériences, mais seulement des broussailles et des marais.

La province de Langres était déjà renommée pour sa ferti

(1) Terras ab habitatione hominum remotas... Sylvas aquasque ad facienda molendina, equos, pecoraque, curtes ad agriculturas, etc., Annal. cist., t. 1, p. 24.

lité sous la domination romaine, et déversait de sa surabondance sur les pays voisins et jusque sur Rome même, comme nous l'apprenons de César et de Claudien (1). Pendant l'ère de la décrépitude de l'empire, au moment de l'invasion des barbares, cette contrée sillonnée de voies romaines (2) et sur le passage des hordes de la Germanie fut dévastée et dépeuplée ; elle essaya de se relever sous Charlemagne; mais, au milieu des désordres et de l'anarchie féodale du X et du XIe siècles, elle se couvrit de nouveau de ronces et d'épines.

Le pays le plus fécond du Langrois, appelé Bassigny, était alors réduit à la plus affreuse misère les barons qui se l'étaient partagé comme une riche proie l'avaient transformé en un champ de bataille. Les manants, attachés à la glèbe, épuisés par les corvées, désespérés par une longue suite d'années calamiteuses, voyant sans cesse leurs moissons ravagées par des bandes errantes, désertaient de toutes parts. Pour comble de malheur, les eaux, obstruées sur plusieurs points par les débris d'une végétation sauvage et luxuriante, avaient perdu leur cours naturel et inondaient de vastes espaces. Le sol était devenu en général marécageux, et les prairies de la Meuse ne produisaient plus que des joncs et des roseaux, au milieu desquels erraient çà et là quelques rares et maigres troupeaux (3). C'en était fait d'une des plus belles et des plus riches provinces de la France, si la Providence ne fût intervenue d'une manière miraculeuse.

Qui suscitera-t-elle? Sera-ce un poète, comme autrefois dans la vieille Italie? Non; en vain le cygne de Mantoue a chanté,

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Vexit lingonico sudatas vomere messes. (Eloge de Stilicon.)

(2) Antiq. de Caylus, t. 3, p. 429. sur le même sujet, Décad., Ms.; p. 38.

Voir le long chapitre du P. Vignier Migneret, Précis de l'Hist. de Langres,

(3) Tabul. Morim., ann. 1150 et 1180.

à l'ombre du trône d'Auguste, les troupeaux, la charrue et l'étable; les plébéiens sont restés à l'entour du Cirque, et Rome a continué d'envoyer ses vaisseaux chercher le pain de son peuple en Sicile et en Egypte. Dira-t-elle à un roi : Quitte ton sceptre et prends le manche de la charrue pour l'élever aux yeux des peuples à la hauteur même du trône?... La Chine le fait depuis trois mille ans, et cependant l'agriculture y est restée dans une éternelle enfance.

La Providence ira chercher le remède à la source même du mal; elle montera au manoir, prendra par la main les enfants des comtes, des barons, etc., les conduira à Cîteaux, et là, après les avoir dépouillés de leurs livrées mondaines et chevaleresques, elle en fera des pauvres, des moines et des cultivateurs; puis, un jour, elle dira à douze d'entre eux : « Levez<< vous; venez dans la terre que je vous montrerai; allez par<< delà la ville de Saint-Dizier, descendez dans ce grand bassin « fangeux d'où s'exhalent des vapeurs de mort; forgez des « socs avec les épées de vos pères, défrichez, assainissez, << rendez à ces lieux leur fertilité et leur beauté premières; << faites-en encore une fois le grenier des Gaules, et que les << hommes sachent que c'est moi qui non-seulement ai créé la << terre, mais encore qui la renouvelle et la régénère quand il << me plaît. >>

Les moines crurent pouvoir opérer l'assainissement d'une portion considérable de la contrée par la création d'un certaiu nombre d'étangs sous les principaux versants, dans le voisinage de la source de la Meuse, pour en prévenir les inondations trop fréquentes (1). Ces étangs étaient destinés à emma

(1) Sous le versant de Damblain, l'étang de Fraucourt; sous le versant de Morimond, le plus considérable, cinq étangs : ceux du Lavoir, le Grand-Etang, la Ferrasse, le Maître, Bonnencontre; sous le versant de Maulain et de Ravenne-Fontaine, l'étang du Moulin-Rouge; sous le versant de Montigny, les

gasiner l'eau provenant des pluies torrentielles ou de la fonte des neiges, qui, tombant tout-à-coup dans le lit trop peu incliné de la rivière, la faisait déborder presque instantanément.

Ce procédé, que la science a révélé à plusieurs de nos plus fameux hydrogéologistes après les malheurs de 1840 et 1846, avait été indiqué à nos cénobites par la nature elle-même. Dans les hautes montagnes, il existe beaucoup de lacs, situés souvent à une élévation considérable, recevant l'eau des pluies et des neiges, qui ne peut s'écouler qu'à un certain niveau, que l'on nomme détente dans les Alpes. Alors le lac donne naissance à un ruisseau qui descend paisiblement et va circuler dans le fond des vallées qu'il fertilise, au lieu de s'y précipiter en un torrent fangeux pour les dévaster.

Si l'on veut se faire une idée de tout ce qu'il a fallu de patience et de pénibles labeurs pour exécuter une aussi gigantesque entreprise, il n'y a qu'à jeter les yeux sur le GrandEtang, au-dessous duquel était assis le monastère, et qui recevait de la surabondance de trois ou quatre étangs supérieurs. C'est un lac, c'est une petite mer dont les bras se perdent dans la forêt; ses môles et ses glacis rivaliseraient avec ceux de nos plus fameux ports; depuis près d'un siècle, ils résistent sans réparations à l'action du temps, des flots et des éléments, et au poids d'une masse d'eau de quarante à cinquante pieds à la bonde. On voit qu'une connaissance profonde de l'hydraulique a présidé à la disposition de ces pierres, et surtout qu'elles ont été placées là par une main généreuse qui travaillait pour la postérité.

Il était quelquefois permis aux religieux de venir se promener silencieusement sur la terrasse de la levée de cet étang, où

étangs de Damfal et de Belfays; sous le versant de Lavilleneuve et de Rangecourt, l'étang de Defoy; sous le versant de Choiseul, le Petit-Etang, etc

tout respirait la plus suave et la plus sublime poésie : le chant de l'oiseau, le mugissement du vent dans la forêt, les flots qui venaient se briser contre la jetée, les frères pêcheurs qui essayaient de regagner le rivage en ramant et en chantant des cantiques, les grands chênes qui se balançaient majestueusement et semblaient se mirer dans l'onde avec complaisance, la grue et le héron planant dans les airs et s'élançant sur leur proie avec un rauque sifflement, et, par-dessus tout cela, le beau ciel du Bassigny; cette scène maritime au milieu des bois, ces ravissantes harmonies de la solitude devaient faire tressaillir l'ame du moine sous les plus douces et les plus innocentes jouissances, et la plonger dans la sainte et délicieuse contemplation de la nature et de son auteur.

Ainsi, le but premier des moines, en entreprenant ces grands travaux hydrostatiques, n'était point de se procurer du poisson destiné à leur adoucir les rigueurs de l'abstinence de la viande ; choisissant presque toujours des lieux humides et fangeux pour séjour, ils ne voulurent d'abord qu'assainir, afin de pouvoir habiter et cultiver; le poisson était alors pour eux un mets prohibé, ou dont ils n'usaient que rarement et seulement aux grands jours de fête, ce qui dura pendant plus de cent cinquante ans, ainsi que l'attestent les auteurs contemporains. Voici comment ils procédaient, d'après les Annales cisterciennes, et leurs travaux étaient conduits avec tant de raison et de sagesse, qu'ils semblent avoir outrepassé les expériences et les découvertes modernes (1). Nos moines avaient dressé leur tente au milieu d'un marais (2); ils s'efforcèrent de percer des exutoires, de pratiquer des saignées à ce sol putride et malade,

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(1) Malepeyre, Maison rustique du XIXe siècle, t. 1, pp. 14 et 150, De l'assainissement; Cantagrel, Mém. présenté à la Société d'agricult. d'Indre-etLoire, ou Quinze millions à gagner sur les bords de la Cisse; etc.

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(2) Uliginoso loco, palustrique ac hominibus antea inhabitato et vix accesso. - Ann. cist., t. 1, p. 78.

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