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mée, il en a diminué la quantité; mais l'a-t-il fait disparaître? Non; et nous pouvons répéter à cette heure le cri de l'Arabe Repletur multis miseriis!

Si l'homme est Dieu ou portion de Dieu, ainsi que beaucoup de panthéistes socialistes le prétendent, comment expliquer ses souffrances, comment rendre compte d'une seule larme tombant de sa paupière? Si, comme d'autres socialistes le reconnaissent, il y a au-dessus de lui un être distinct de lui, l'idée de justice doit s'identifier avec le concept de cet être suprême; donc l'homme qui souffre a mérité de souffrir, donc il est coupable, donc il faut qu'il se punisse volontairement ou qu'il s'attende à être puni tôt ou tard par la justice divine. Or, la punition que nous nous imposons à nous-mêmes s'appelle expiation, et, pendant trois siècles, nulle expiation dans le monde ne fut plus dure et plus austère que celle de Cîteaux et de Morimond.

Cette vie était une grande charité la masse de nos expiations doit être en rapport avec la masse de nos crimes; or, parmi les coupables, les uns n'expient point et les autres n'expient que d'une manière insuffisante; il faut donc qu'à chaque heure quelques saintes ames, dans l'espoir d'un surcroît de gloire et de bonheur dans le ciel, acceptent, par un dévouement héroïque et par le principe de la solidarité, un surcroît d'œuvres expiatoires, afin de maintenir l'équilibre entre les péchés et les satisfactions, et de détourner les plus terribles coups de la colère céleste. Voyez ce solitaire pleurant nuit et jour au pied de son crucifix : il fait pénitence pour un homme ou pour un peuple qu'il ne connaît pas, mais qui lui sera révélé dans l'éternité!

Cette vie était une grande leçon : il fallait que la molle délicatesse du siècle fût refoulée par d'aussi effrayants exemples. Les austérités et toutes les vertus les plus sublimes du christia

nisme semblaient avoir disparu et du monde et du cloître. L'abstinence du vendredi n'était pas même observée à Cluny. Nonobstant le précepte formel de l'Église, qui remonte jusqu'aux temps apostoliques, les religieux, ce jour même, se servaient de graisse pour arroser leurs légumes, et les pauvres, par scrupule, réservaient ou jetaient aux chiens les aliments cuits qu'ils recevaient à la porte du monastère (1). Tel était l'état des choses, lorsque, sous le ciel du nord-est des Gaules, les enfants de Cîteaux se levèrent avec leurs croix de bois, leur pain noir, leurs bêches et leurs râteaux (2). Ils marchèrent devant leur siècle, et leur siècle les suivit, s'identifia avec eux, et la société entière fut cistercianisée, selon les expressions des annalistes (omnia Cistercium erat).

CHAPITRE V.

Zèle de l'abbé Arnould pour sa maison et le salut des ames; fondation de Bellevaux, de La Chreste et d'Ald-Camp.

La vie cenobitique que nous venons d'esquisser était pratiquée à Morimond dans toute sa perfection, malgré son austérité. L'abbé Arnould était un de ces hommes qui entraînent et

(1) Arn. cist., pp. 25-30, t. 1: Eo die soli monachi adipe legumina infundebant et eo frixa diversa fercula absumebant, ut nec ipsi pauperes datas sibi talium ciborum reliquias comederent, sed aut in posterum diem reservarent, aut statim indignantes projicerent.

(2) Hélyot, Hist. des Ordres mon. et milit., t. 5, pp. 350-353.

par l'autorité de l'exemple et par l'ascendant du talent. Rien n'égale l'ardeur avec laquelle il s'efforça de faire fleurir audedans son monastère par l'observance rigoureuse de la discipline et d'en propager l'esprit au-dehors. Le cloître de Morimond semblait trop resserré pour le zèle qui le dévorait; il évangélisa une partie des diocèses de Toul, de Langres et de Besançon. Partout les pécheurs, attérés sous le poids de sa parole, rentraient en eux-mêmes et faisaient pénitence. Plusieurs de ceux qu'il convertissait demandaient à consommer sous sa direction l'œuvre de leur salut.

C'était surtout dans les chapelles féodales que sa voix retentissait comme un tonnerre et jetait dans les ames un salutaire effroi. On raconte qu'un dimanche, au retour du chapitre de Cîteaux, il prêcha avec tant de force et d'onction au château de Choiseul, que trois jeunes gentilshommes vinrent s'agenouiller devant lui, et, déposant à ses pieds leurs chaperons ornés d'aigrettes, de panaches, et leurs riches ceintures, lui demandèrent le scapulaire et le capuce des enfants de saint Benoît, en présence d'une grande assemblée de barons de dames et de demoiselles qui fondaient en larmes.

Il paraît qu'il entreprit de grands voyages dans l'intérêt de son ordre naissant, car saint Bernard, écrivant à Brunon, de Cologne, lui raconte avec quelle ambition sublime cet abbé était allé quêter de nouveaux frères et sur terre et sur mer (1). Le monastère fut bientôt trop étroit et trop pauvre pour abriter et nourrir ses nombreux hôtes; il fallut songer à envoyer une colonie dans les forêts voisines. Vers le milieu de l'année 1119, douze religieux, précédés d'un abbé, sortirent de l'abbaye, accompagnés jusqu'à la grand'porte extérieure par toute la communauté, et se dirigèrent vers le diocèse de

(1) Ad Brun. Colon., Epist. 6: Magnam multitudinem monachorum, circuiens mare et aridam, congregȧrat.

Besançon, où ils devaient se bâtir quelques cabanes dans une vallée marécageuse et déserte, à laquelle ils donnèrent le nom gracieux de Bellevaux (1). C'était l'avant-garde de Morimond vers les monts de l'Helvétie.

L'arbre planté par saint Robert avait pris en quelques années un accroissement rapide, et Cîteaux étendait déjà au loin ses rameaux d'honneur; neuf maisons se glorifiaient alors d'être ses filles ou petites-filles. Saint Étienne comprit combien il était important de lier ces établissements par l'unité des mêmes observances et d'établir entre eux une sorte de hiérarchie. Dans la pensée du grand patriarche des moines d'occident, chaque monastère devait être une petite république sous la direction exclusive de son abbé. Les abbayes s'entretenaient plutôt dans la bonne intelligence et dans une charitable correspondance entre elles que dans la dépendance d'un seul chef ou d'une seule maison (2). On ne fut pas longtemps sans s'apercevoir du vice de ce système. L'isolement qui faisait de chaque communauté un centre d'action, sans contre-poids et sans contrôle, amena bientôt la ruine de l'esprit monastique.

Les abbés de Cluny essayèrent de soumettre leur vaste congrégation à une hiérarchie administrative; mais, en voulant éviter le désordre d'un isolement anarchique, ils donnèrent dans le vice opposé, c'est-à-dire dans une extrême et excessive centralisation. On ne connaissait dans l'ordre entier qu'une seule abbaye, celle de Cluny, dont toutes les dépendances n'étaient considérées que comme des celles ou obédiences: c'était à Cluny que les novices venaient de toutes parts faire leur profession solennelle et promettre obéissance. Il n'y avait qu'un

(1) Annal. cist., t. 1, p. 117. - Les sires de la Roche-sur-l'Ognon, ceux de Rougemont, de Châtillon- Guyotte, de Montmartin et de Roulans donnèrent des biens considérables à cette abbaye, dans laquelle ils élirent leur sépulture (Nous devons cette note à l'obligeance de M. l'archiviste du Doubs).

(2) Thom., Discipl. de l'Eglise, p. 247, t. 2.

seul abbé, celui de Cluny, sous la puissance absolue duquel se trouvaient trois cent quatorze églises, deux mille prieurés, doyennés ou prévôtés, enfin tout ce magnifique empire qui s'étendait d'une mer à l'autre, jusqu'à Constantinople et à la Palestine, avec pouvoir de nommer, de révoquer à son gré, sans qu'aucun autre patron, soit laïque, soit ecclésiastique, pût s'y opposer (1). Avec ce système, il ne fallait qu'un seul abbé indigne pour tout perdre; c'est ce qui arriva sous Pontius.

Les premiers législateurs cisterciens étaient placés entre deux écueils l'écueil de la première observance bénédictine et l'écueil de la réforme clunisienne; ils surent éviter l'un et l'autre. Étienne, comme abbé de Cîteaux, aurait pu se constituer seul chef, seul législateur de sa congrégation. Le poids de l'autorité a toujours effrayé les saints; Étienne fut heureux de partager la sienne avec les autres abbés en l'an 1119, les ayant tous réunis, au nombre de dix, parmi lesquels était en première ligne Arnould de Morimond, il rédigea avec eux cette immortelle constitution appelée la Charte de charité, ou le pacte de l'amour et de l'unité, qui établissait un système de visite réciproque entre toutes les abbayes, et ne faisait de l'ordre entier qu'une seule famille dont Cîteaux était la mère commune (2).

Cette charte, dans toute la force du terme et la vérité de la chose, était libérale et républicaine : elle avait été consentie par tous les abbés et un aussi grand nombre que possible de religieux. On y retrouvait : le pouvoir électif dans la nomination de l'abbé par tous les moines profès de chaque couvent; le

(1) Mart. Mar., Biblioth. cluniac., pp. 576-600; l'Abbaye de Cluny, p. 206.

P. Lorain, Essai hist. sur

(2) Exord. parv., c. 21, in Ann. cist., t. 1, p. 109; Charta charitatis, 30 stat. complectens cum prologo.

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