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recherché dans le monde pour la finesse de son esprit, les agré ments de sa conversation, les grâces de sa personne. Un instant entraîné par le torrent, il avait trempé ses lèvres dans la coupe des plaisirs impurs; mais son ardeur martiale avait fini par le dominer exclusivement. Toutes les fois qu'un cri de guerre retentissait quelque part, des rives du Rhin à celles de la Vistule, il s'y précipitait à la tête de ses gens, et se rangeait d'un côté ou d'un autre, par caprice et pour le seul plaisir de se battre.

Le duc de Limbourg ayant fait une incursion sur les terres du duc de Brabant, les deux frères firent partie de l'expédition; le combat s'engagea, et beaucoup d'hommes succombèrent. Evrard lui-même fut terrassé sur le champ de bataille, non sous le fer de l'ennemi, mais sous la main toute bonne et toute-puissante de Dieu, comme autrefois saint Paul sur le chemin de Damas, et se retira dans sa forteresse avec une large blessure au front, une ame déchirée de remords, gémissant amèrement des fautes de sa vie passée, et résolu de satisfaire à la justice divine. Quittant donc son costume guerrier, il se sauva à la faveur d'une nuit obscure, déguisé en mendiant, et s'achemina vers Rome, pour y visiter les tombeaux des saints apôtres. De Rome il passa à Saint-Jacques de Compostelle, en Espagne, puis il vint à Saint-Gilles, en Provence (1).

Il était à la fin de son pèlerinage et retournait dans son pays; mais son cœur n'était pas guéri. Un soir, épuisé de fatigue et de faim, au milieu des forêts, sur les frontières de la Champagne et de la Lorraine, il errait tristement dans les ténèbres, cherchant un gîte au hasard, lorsqu'il aperçut une lumière;

ex

Coloniensis anno 1216. Ex Aub. Miræo, Notit. Eccles. Belg., c. 215; Surio, Vita S. Engelb., 7 nov., c. 2, et uterque ex Cesario Heisterbacensi, qui primus vitam S. Engelberti scripsit, ann. 1226; - Ann. cist., t. 4, p. 210.

Chrys. Henriquez, in Menol, cist., mart. 20.

s'étant dirigé de ce côté, il arriva à une métairie isolée. C'était une grange appartenant à l'abbaye de Morimond, située dans le voisinage (1). Il y fut accueilli avec tant de politesse et de charité, et si édifié de tout ce qu'il vit, qu'après une modeste réfection il témoigna le désir de parler au maître des convers, et, sans se faire connaître, lui demanda un emploi dans sa grange. Le maître lui répondit qu'il n'avait rien à lui offrir dans ce moment; l'étranger insistant, le maître, pour l'éprouver, lui proposa une place de porcher, qu'il accepta aussitôt avec joie et reconnaissance. On lui fixa son salaire, et le lendemain, dès le matin, le haut et puissant seigneur de Mons, le guerrier couvert de glorieuses cicatrices, l'idole des manoirs, la gloire des fêtes et des tournois, descendit à l'étable, armé d'un long bâton, portant pendu à son cou un havre-sac contenant un morceau de pain noir, et conduisit son troupeau à la quête du gland et de la faîne, en répétant dans son cœur les paroles du Prodigue : Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre vous; je ne suis plus digne d'être appelé votre fils; trailez-moi comme l'un de vos mercenaires......

Evrard sut si bien s'envelopper dans son humilité et mas

quer si habilement les riches facultés de son esprit et sa brillante éducation sous le grotesque accoutrement des pâtres du Bassigny, qu'il put continuer quelque temps ce misérable ministère. Son corps était à la suite des animaux immondes, mais sa grande ame était en Dieu. Souvent, au sein de la sombre solitude des bois de Morimond, il aimait à redire les Cantiques

(1) C'est sans aucune raison historique que M. de Mangin semble affirmer que cette grange était celle d'Isonville (Hist. ecclés. et civ. du diocèse de Langres, t. 2, p. 335). Isonville appartenait à Belfays; ce ne fut qu'à la fin du XIVe siècle que cette métairie, avec tous les autres immeubles de Belfays, fut annexéc à Morimond. Nous croyons qu'il s'agit ici de la grange de Vaudenvillers, la seule qui existât alors (1129), et qui était à peu de distance de la levée romaine de Langres à Toul.

du Roi pénitent. Lorsqu'il entendait la cloche du monastère et que la brise lui apportait les derniers échos de la voix des moines chantant les louanges du Seigneur, il s'agenouillait pour offrir à la justice divine les prières et les œuvres expiatoires des cénobites. A l'aspect de la beauté et des magnificences de la nature, il adorait le créateur des mondes et s'inclinait en sa présence de respect et d'amour (1).

Sans doute les hommes de nos jours, avec leurs croyances mortes ou mourantes et leur immense orgueil, accoutumés à étouffer le cri de leur conscience avec tant de facilité, ne peuvent se faire une idée des phases étonnantes et prodigieuses de la vie de leurs aïeux ; ils ne conçoivent plus cette puissance de la foi et cette force terrassante du remords chrétien qui jetaient un homme coupable du palais dans la cellule monacale, d'un lit de soie et de pourpre sur la cendre ou la paille, d'un trône sur un fumier; qui faisaient, en un mot, d'un duc de Bourgogne un cuisinier de Cluny (2), d'un Amédée de Hauterive, allié à la famille impériale d'Allemagne, un décrotteur de sandales à Bonnevaux (3), et d'un comte de Mons un gardien de pourceaux à Morimond.

Dieu, ayant assez éprouvé la sincérité de la conversion de son serviteur (4), voulut le revêtir de sa première étole de gloire, le tirer, comme David, de la garde des troupeaux, pour en faire le pasteur et le guide d'un peuple choisi, et le grandir à la mesure de ses humiliations. Rien n'était plus fréquent alors que les pèlerinages; on se rendait aux tombeaux des saints

(1) Nous n'avons fait que traduire Manrique (Ann. cist., t. 1, p. 197), Henriquez (loco citato), et Sartorius.

(2) Lorain, Essai historique sur l'Abb. de Cluny, p. 64; ecclés., t. 13, p. 366, in-12.

Fleury, Hist.

(3) Petiit ab abbate ut omnium presbyterorum calceamenta sibi liceret inungere. Ann. cist., t. 1, p. 134.

(4) Il paraît que sa pénitence dura plusieurs années : in grangia multo tempore extitit porcorum custos. Ex Henriq., loco citato.

pour obtenir par leur médiation les grâces dont on avait besoin. Par suite de cet invincible sentiment de solidarité qui est au fond de notre nature, on croyait pouvoir se substituer quelqu'un la mère envoyait sa fille, le père son fils et le maître son serviteur. Les peuples laissaient raisonner les philosophes et couraient de toutes parts coller leur lèvres à la poussière des amis de Dieu.

Il arriva que deux écuyers du comte Evrard, qui lui étaient très-attachés, désolés de la longue absence de leur seigneur, firent vœu d'aller à Saint-Gilles et se mirent en route. Arrivés près de Morimond, qui se trouvait sur le passage, des pèlerins du nord-est, ils s'arrêtèrent vers la première grange, et dirent au valet qui les accompagnait de descendre pour s'informer du chemin qu'ils avaient à tenir au milieu de ces bois. Le valet, apercevant dans les champs, à quelque distance, un pâtre qui gardait son troupeau, courut à lui, le priant de lui indiquer la bonne voie.

Le pâtre était debout, immobile, les bras croisés et appuyés sur son bâton; sa tête retombait sur sa poitrine, comme s'il eût été absorbé dans une profonde méditation. Au bruit des pas et à la voix du voyageur, il releva son front et découvrit sa noble figure. Le valet, l'ayant considérée, crut y reconnaître les principaux traits du comte de Mons. L'examinant de nouveau plus attentivement, il constata l'identité, surtout par la large cicatrice du front, et retourna en toute hâte vers les écuyers, en criant de toutes ses forces: Notre maître garde les pourceaux de cette grange! Et il voulut leur raconter tout ce qu'il avait vu; mais ils refusèrent de l'écouter, à cause de l'étrangeté de son idée et de l'invraisemblance de sa découverte.

Cependant il les pressa si vivement, qu'ils piquèrent droit au pâtre et lui demandèrennt de loin, en langage teutonique, s'il était véritablement leur maître? Celui-ci, pour les décon

certer, leur répondit en langue romane (1); ils ne laissèrent pas de s'approcher et de lui faire de nouvelles questions; alors, se voyant trahi et par l'embarras qu'il éprouvait à parler, à cause de son émotion, et par ses pleurs, et par le son de sa voix, et par sa physionomie si caractéristique, comme autrefois Joseph en Egypte, il leur dit ouvertement: Oui, je suis

votre maître!

Aussitôt les deux écuyers s'élancèrent à terre, se précipitèrent dans ses bras, se pendirent à son cou, et, dans les transports de leur joie et de leur amour, couvrirent son visage de leurs baisers et de leurs larmes. Après quelques instants de la plus vive et de la plus cordiale expansion, ils descendirent tous à la grange et racontèrent longuement au maître des convers ce qui venait de se passer.

Le frère, ayant entendu toute cette merveilleuse histoire, se leva au milieu de la nuit et se rendit au monastère pour en avertir l'abbé. Celui-ci, dès l'aube du jour, prit avec lui son prieur et son cellérier, se transporta sur les lieux et put juger par ses propres yeux, comme aussi d'après le témoignage des deux écuyers et de l'aveu du comte lui-même, de l'exacte vérité des faits. Ne pouvant douter qu'Evrard n'eût été mu par l'esprit de Dieu, il lui proposa, pour achever sa pénitence, de prendre l'habit monastique (1).

Il y eut dans ce moment à la grange une scène aussi touchante que celle de la veille dans les champs. Les deux écuyers, tremblant que leur maître ne vînt à leur échapper, se jetèrent

(1) Ipse vero, eos agnoscens, ne ab ipsis cognosceretur gallice respondebat, et pene simili eventu sicut Joseph se fratribus suis in Ægypto manifestavit, ipse agnitus est ab eis. Ann. cist., t. 1, p. 198.

(1) Annal. cist., t. 1, p. 198; Sartor., Cist. Bistert., p. 449. S. Baudri, au diocèse de Langres, passe aussi pour avoir gardé les pourceaux par humilité, quoiqu'il fût l'ami et le confident des rois de Bourgogne et de plusieurs autres princes, à la fin du Ve siècle. Mangin, Hist. ecclés. de Lang., t. 1, p. 238.

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