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s'unissent à la royauté pour arrêter les tendances anarchiques des barons, et se présentent comme une digue au flot du féodalisme menaçant d'engloutir les monarchies. Ainsi, au moment où l'ordre nouveau se levait de terre sous des huttes de feuillage, Louis-le-Gros régnait sur une douzaine de provinces morcelées en mille fractions. Le domaine qui appartenait immédiatement au roi se réduisait alors au duché de France (1). En Allemagne, les seigneurs des grands fiefs s'efforçaient de s'affermir dans le droit de souveraineté. Cette indépendance qu'ils cherchaient à s'assurer et que les rois voulaient empêcher était la source principale des troubles qui divisaient l'empire (2). Les cisterciens, appelés par les seigneurs eux-mêmes, s'installèrent au milieu des terres féodales, dans les roseaux et les forêts; puis, à force de défrichements, d'assainissements, de donations et d'acquisitions, la propriété monastique s'étendit de proche en proche jusqu'aux portes du castel: le couvent se dressa en face du manoir, finit par le dominer et l'absorber, au profit du peuple et de la royauté.

La société européenne se composait alors de deux mondes séparés qui n'avaient pu encore se comprendre : l'un, perché sur le sommet des montagnes, environné de bastions et de meurtrières, tour-à-tour enivré des plaisirs bruyants des tournois et du sang des batailles; l'autre, errant tristement avec de maigres troupeaux dans les marais et les broussailles des vallées, abrité sous le toit de chaume et taillable à merci. Ces deux mondes s'uniront par Cîteaux: les barons descendront vers le peuple; le servage sera ennobli, lorsqu'on verra dans le cloître les plus puissants seigneurs tomber à genoux devant le

(1) Le reste était en propriété aux vassaux du roi, très-souvent rebelles, et appuyés dans leur révolte par le roi d'Angleterre, duc de Normandie. (2) C'est ce qui arriva sous les empereurs Henri IV, Henri V, Lothaire II et Conrad III.

plus misérable mendiant, l'embrasser comme un frère, le servir à table et lui laver les pieds de leurs propres mains.

L'agriculture était abandonnée et méprisée; la fureur des combats, des jeux guerriers et des expéditions aventureuses emportait loin des paisibles campagnes la portion la plus active et la plus énergique des populations; il arriva à la société ce qui arrive au corps humain lorsqu'un de ses membres absorbe à lui seul la plupart des éléments vitaux destinés à tout l'organisme: il y a malaise, douleur, maladie, et puis la mort s'ensuit, si on ne trouve pas un dérivatif assez puissant. L'Europe, dominée par l'élément guerrier, allait succomber, lorsque le catholicisme trouva le secret de son salut en jetant le manteau des ermites sur les épaules des enfants des barons, des chevaliers et des autres gens d'armes, et les transforma en pasteurs et en laboureurs.

Citeaux, pour peupler ses deux mille monastères et ses huit ou dix mille granges (1), où l'on se livrait à tous les travaux des champs, enleva des millions de bras au glaive et à l'épée, pour les donner à la charrue, à la bêche et à la faucille. La sueur du fils du manant se mêla dans le même sillon à la sueur du fils du seigneur, l'agriculture fut réhabilitée, l'équilibre social rétabli et le monde sauvé.

D'un autre côté, la croix était toujours menacée par le croissant les Sarrasins, maîtres de la plus grande partie de l'Espagne, menaçaient à chaque instant les provinces méridionales de la France et l'Italie; le royaume chrétien de Jérusalem, fondé après la première croisade, était mal affermi et chancelant. L'Europe était sans cesse bouleversée, comme nous l'avons dit, par les factions et les rivalités des grands feudataires. Il fallait opérer une diversion, mais une diversion terrible aux

(1) Nous comprenons dans ce nombre les maisons des deux sexes, dont chacune avait au moins cinq ou six granges.

ennemis de la chrétienté : c'est ce que fit Cîteaux en prêchant la seconde croisade. Mais pendant que les défenseurs du christianisme combattent les Maures d'Asie, qui défendra l'Europe contre les Maures d'Espagne ? L'ordre de Cîteaux, par la formation d'instituts chevaleresques qui tiendront longtemps l'islamisme en échec, et finiront par le refouler jusqu'en Afrique (1).

Ces réflexions sur les cinquante premières années du XII siècle me parurent parfaitement s'appliquer au XIX : je retrouvais autour de moi les mêmes perturbations, quoique par des causes diverses. La royauté aujourd'hui n'est plus débordée et écrasée par le féodalisme, mais une autre puissance s'est dressée devant elle, l'a prise corps à corps, et, après une lutte longue et terrible, l'a mise à ses pieds. Il n'y a plus à cette heure que deux forces en présence: celle de la démocratie et celle de l'Église; or, il faut un frein à la démocratie: il faut qu'elle soit modérée dans son ardeur juvénile, dans sa fougue impétueuse, dans son élan sauvage; autrement elle aura bientôt envahi le sacerdoce et chassé devant elle et la mitre et la tiare, et alors l'Europe retombera dans la barbarie d'où la main du christianisme l'a tirée (2).

Le clergé séculier seul, sans un clergé monastique retrempé dans les privations et les austérités du désert, sera-t-il de force à soutenir ce nouveau choc? Nous aimons à le croire, tant l'or

(1) Ces ordres militaires sont ceux de Calatrava, d'Alcantara, de Montesa en Espagne, d'Avis et de Christ en Portugal. On y ajouta plus tard ceux de S.-Lazare et de S.-Maurice en Savoie. Les Templiers voulurent aussi s'animer de l'esprit cistercien en demandant à S. Bernard des règlements: voy., dans les œuvres du saint abbé, son Exhortatio ad milites Templi, XIII capita, véritable chef-d'œuvre.

(2) Parmi les auteurs qui ont signalé ce danger, nous citerons: Tocqueville, De la Démocratie en Amér., 4 vol. in-8°; Alletz, De la Démocratie nouvelle, 2 vol. in-8°; - Guizot, De la Démocratie, 1 vol.; Billiard, De l'Organisat. de la Démocrat., 1 vol.; Barthélemy S.- Hilaire, De la Vraie Démocratie, 1 vol.

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dre sacerdotal nous paraît aujourd'hui élevé et par ses vertus et par sa science! Mais, en étudiant dans l'histoire la marche de la Providence à travers les peuples européens depuis dixhuit siècles, nous espérons de la sagesse et de la bonté infinies que la démocratie viendra, comme la barbarie, la féodalité et l'empire, se purifier et s'adoucir au contact de la foi, de la prière et de la patience de nouveaux cénobites. Il y a à cette heure, ainsi qu'au XIIe siècle, deux mondes séparés, deux mondes en hostilité ouverte : le monde des capitalistes et celui des salariés, le monde des propriétaires et celui des prolétaires. Cette effrayante division s'est introduite entre les deux principales classes de la société depuis que le christianisme, qui rapprochait toutes les conditions, qui égalisait tous les hommes sous une même loi d'amour et de fraternité, n'est plus dans nos mœurs. Ou les nations européennes finiront par une guerre d'extermination, ou il faut que l'Église découvre encore le secret de rapprocher les deux classes ennemies et de reconstituer l'unité sociale.

Ce fut dans le cloître cistercien que les barons du féodalisme, au XII° siècle, embrassèrent les pauvres serfs. Hélas! fautil avoir le courage de le dire? est-il même permis de l'espérer? la paix sera faite entre les hommes de nos jours quand ces hommes auront fait leur paix avec Dieu; la paix sera faite quand les barons de la bourgeoisie auront ouvert dans leurs domaines des infirmeries aux malades, des asiles aux mendiants, des hôtelleries aux pèlerins et aux voyageurs, des écoles religieuses et morales aux enfants des prolétaires; la paix sera faite quand, sous le froc des franciscains, des dominicains et des trappistes, bon nombre d'entre eux se glorifieront d'être les serviteurs de Jésus-Christ dans la personne des pauvres. Telle est la prodigieuse grandeur de l'homme chrétien, qu'il n'incline son front que devant l'humble dévouement qui est à ses

pieds, et qu'il ne se laisse dominer que par ceux qui le servent! Quicumque voluerit fieri major, erit vester minister (1).

Mais, dira-t-on, jamais on ne reverra de pareilles merveilles de charité; c'est possible. Eh bien! on sera témoin de prodiges inouïs de bouleversement et de désolation; comme nous en serons tous plus ou moins les victimes, nous sommes donc tous intéressés à savoir s'il n'y aurait pas un préservatif. La Providence a le bras levé : elle semble attendre, avant de frapper son coup, ce que nous allons faire; voyons donc si nous voulons jeter notre boule dans l'urne de la miséricorde ou dans celle de la mort.

C'est un fait constaté qu'aujourd'hui l'agriculture est méprisée, délaissée; plus l'art de cultiver progresse, plus le cultivateur se plaint et se trouve malheureux. Que n'a-t-on pas fait pour remédier à cet état ? Les gouvernements ont institué des comités agricoles; on a promis des primes; on a cherché à améliorer les races ovine, bovine et chevaline; on a perfectionné les instruments, etc.; on n'a oublié qu'une chose : l'homme. Le mal est plus haut que le sol cultivé, plus haut que les instruments et les animaux de labourage, plus haut que la sphère du commerce et de l'industrie, plus haut que toutes les théories des philosophes et des économistes; le mal est dans l'ame du cultivateur, qui, avide à son tour d'émotions factices, de jouissances coupables et de vaine gloire, trouve le champ et la chaumière de ses pères trop petits pour lui. Un courant exagéré et anormal entraîne les populations rurales vers les villes; cette émigration apporte d'un côté l'atonie et un prix exorbitant de main-d'œuvre dans les campagnes, de l'autre elle produit une sorte de pléthore dans les centres manufacturiers et jette au besoin sur le pavé une multitude corrompue et affamée, prête

(1) S. Marc, c. X, v. 43.

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