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qu'il avait constamment respirée depuis sa retraite. Il s'était démis de son abbaye cinq ans auparavant, pour ne plus occuper son esprit que des vérités et des années éternelles. Des infirmités douloureuses, jointes a la caducité d'un corps exténué par la péni– tence, ne servirent qu'à épurer de plus en plus ses vertus, et à leur donner leur dernier lustre. Aucun mouvement d'impatience, aucun nuage de chagrin, aucune inquiétude, ne troublaient la tranquillité de son ame, toujours égale et toujours en paix. Sa fermeté au milieu des plus vives douleurs était si parfaite, qu'elles n'interrompirent ni ses communications intimes avec Dieu, ni les émanations de sa charité à l'égard de ses frères. Tous ceux qui le venaient voir, et sa porte n'était fermée à aucun, il les recevait avec un visage serein, un cœur ouvert, et tous les charmes de cette affabilité naturelle qui l'accompagna jusqu'au tombeau.

Plus ses derniers momens approchèrent, plus la paix et la fermeté de son ame semblèrent augmenter. Après avoir reçu le saint viatique et l'extrêmeonction au milieu des frères qui joignaient leurs prières aux siennes, et qui l'arrosaient de leurs larmes, loin de paraître environné des horreurs de la mort, on crut voir l'un de ces premiers patriarches qui, pleins de jours et de prospérités, ne s'occupaient, dans les transports de leur reconnaissance, qu'à louer le Seigneur, et à répandre les bénédictions du ciel sur leur famille.

Jusque sur la paille et la cendre, où il voulut mourir étendu par terre, il conserva sa liberté et sa présence d'esprit, regarda tendrement son ancien ami l'évêque de Seez, qui l'assistait dans ces derniers momens, lui serra la main, leva les yeux au ciel, et sans faire aucun mouvement, il rendit l'ame avec une fermeté dont on aurait peine à citer un exemple récent; ainsi conserva-t-il jusqu'au dernier soupir son ame en paix, son jugement sain, l'empire de son coeur, et de celui même de ses amis, sa foi, sa confiance et son amour pour Dieu; ame naturellement forte, il est vrai, mais qui ne le

fut plus que la mort, que parce que la religion l'éleva au-dessus de la nature. Outre les exemples de sa vie, le réformateur de la Trappe a laissé aux temps à venir une ample matière d'édification dans ses nombreux ouvrages de piété, tels que le Traité des Devoirs monastiques, l'Explication de la règle de saint Benoît, la Traduction des oeuvres de saint Dorothée, la Conduite chrétienne, l'Abrégé des devoirs du chrétien, les Réflexions morales sur les quatre évangiles, des instructions, des maximes et des lettres spirituelles en grand nombre, sans compter plusieurs écrits concernant les études monastiques, en quoi il ne se trouva point d'accord avec le célèbre Mabillon.

L'abbé de Rancé, avant de faire divorce avec le monde, avait eu des liaisons fort étroites avec les jansénistes. Il parut encore les regarder depuis comme les vrais défenseurs de la saine morale, et ne se défit jamais bien des préventions qu'il avait prises contre ceux des orthodoxes qu'on appelait molinistes. Il faisait gloire au contraire de ne point penser comme eux, pour ce qui était de la grâce de Jesus-Christ et de la prédestination des saints, aussibien que pour la morale de l'évangile. Quant aux casuistes en particulier, personne ne les a plus maltraités que lui, ne l'eût-il fait que dans sa lettre au maréchal de Bellefonds, où il attribue à leurs relâchemens les désordres de la plupart des pécheurs qui venaient se jeter entre ses bras comme si les consciences cautérisées qui allaient chercher leur dernier remède à la Trappe, s'étaient fort occupées auparavant de la lecture des moralistes. Il y a toute apparence que l'abbé s'en était peu occupé luimême, ou du moins n'avait pas étudié leurs sentimens dans les sources: mais sans rien ôter à sa piété ni à ses vrais talens, on peut dire que c'est le feu, l'imagination, la facilité et l'élégance qui dominent dans ses écrits, et que si personnne ne s'exprime avec plus de grâces, et ne tourne une pensée en plus de manières intéressantes, il ne pense pas toujours aussi parfaitement qu'il s'exprime; qu'il ne médite

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pas assez les choses, et ne fait souvent qu'effleurer les matières. Dans la dispute qu'il eut avec le père Mabillon, ce savant bénédictin, avec toute. sa réserve, ne laissa pas de faire sentir la justice de ce reproche. Ses préventions cependant firent concevoir des soupçons contre sa foi depuis sa conversion même. C'est ce que l'on voit dans une de ses lettres au duc de Brancas. Comme ils ne sauraient, dit-il, attaquer mes moeurs, ils attaquent ma créance, et trouvent dans les règles de leur morale, qu'il leur est permis de dire contre moi tous les maux que la › passion leur peut suggérer : c'est que ma conduite n'est pas conforme à la leur; mes maximes sont exactes, les leurs sont relâchées; les voies dans. lesquelles j'essaie de marcher sont étroites, celles qu'ils suivent sont larges et spacieuses. Voila mon crime, cela suffit; il faut m'opprimer et me détruire. On peut encore voir ici un jugement emporté par la chaleur de l'imagination, et par l'amertume du sentiment.

Il est constant néanmoins que le reformateur de la Trappe ne pensait point du tout alors comme les partisans obstinés de l'évêque d'Ypres. Quoiqu'il n'y ait point de louanges qu'ils ne lui aient données tandis qu'ils le croyaient à eux, ils lui firent une guerre ouverte sur la fin de ses jours. Non-seulement il avait signé le formulaire purement et simplement, mais il déclarait hautement, en toute rencontre, qu'on devait se soumettre aux décisions du saint siége apostolique dans les doutes et les difficultés qui regardent la foi et la religion; ce qu'ils entendaient parfaitement entre eux, quoiqu'ils le contournassent en tant de manières au dehors: Il racontelui-même (1), que l'une des premières choses qui lui rendit leur conduite suspecte, fut, quand il voulut quitter ses bénéfices, la proposition que lui fit l'un d'entre eux de les garder, pour en distribuer les revenus au parti qui était dans la persécution. Je ne pus goûter ni comprendre, ajoute-t-il, que des

(1) Minute d'une lettre de M. de Tillemont.

gens qui voulaient passer pour être entièrement détachés des choses d'ici-bas, fussent capables de faire paraître un sentiment aussi intéressé que, celui-là. Il ne laissa pas de conserver encore des rap-. ports de bienséance et d'honnêteté avec les plus considérables: ils lui envoyaient leurs ouvrages, et il ne manquait pas de les payer d'un compliment flatteur. Ce commerce de politesse dura jusqu'à la mort d'Arnaud, époque où se fit la rupture à l'oc-. casion de la fameuse lettre à l'abbé Nicaise, chanoine de Dijon, dans laquelle, comme on a vu, l'abbé de la Trappe, au plus haut point de sa réputation de vertu, mit en contraste le parti dont ce docteur était le chef, avec celui de Jesus-Christ.

Tous les jansénistes désavouèrent alors les éloges. qu'ils avaient prodigués si long-temps à l'abbé de Rancé. Quesnel lui écrivit du ton qui convenait au nouveau chef du parti, voulant une rétractation dans les formes. Sa lettre était si dure et si injurieuse que l'abbé, en y répondant, lui dit qu'il ne se serait jamais attendu à pareille chose de la part d'un prêtre de Jesus-Christ qui est en possession de nous donner depuis si long-temps des leçons d'une morale exacte. Voilà précisément ce qui avait séduit l'abbé : il avait, comme tant d'autres, jugé des jansénistes par les spéculations de leur morale, et de la morale des autres écoles, par les écrits des jansénistes ; ce qui l'avait jeté en deux erreurs, qui se fortifiaient l'une l'autre; au moins secoua-t-il la plus dangereuse; et la lettre violente du père Quesnel, loin d'obtenir une rétractation, ne servit qu'à mieux démasquer la secte aux yeux de l'abbé.

M. le Nain de Tillemont revint cependant à la charge; mais comme il était infiniment plus poli plus doux et plus modeste que le père Quesnel, quoique beaucoup plus savant, il prit un tout autre ton. Il fit l'éloge du docteur Arnaud, et de son parti; il sollicita, il pressa l'abbé de Rancé, mais sans menaces ni traits satiriques, de faire connaître publiquement qu'il honorait ce docteur comme un homme d'une foi pure, grand dans l'église, et grand,

devant Dieu. Bien éloigné de ce qu'on lui demandait, l'abbé dicta aussitôt une lettre, où d'abord il parle des jansenistes en général d'une manière qui ne met en recommandation ni leur bonne foi, ni leur honnêteté, ni leur désintéressement. Il rend justice ensuite au génie, aux talens et à la profonde érudition de M. Arnaud. Cependant, ajoute-t-il, la résistance qu'il a faite aux ordres de l'église, et la manière dont il a combattu ses décisions, m'obligent à former de lui des sentimens et des idées bien différentes de celles que vous prétendez que j'en dois avoir. Néanmoins toutes ces considérations ne m'ont jamais porté à m'expliquer contre; au contraire j'ai toujours témoigné à ses amis, aussi-bien qu'à lui-même, que j'avais beaucoup d'estime pour son mérite. Je suis toutefois demeuré ferme dans mes sentimens, sans qu'aucune raison ait été capable de m'en déprendre.

Quoique cette lettre ne soit pas sortie du portefeuille de l'abbé avant sa mort, de peur d'irriter davantage des gens qui faisaient déjà un bruit épouvantable, il n'en est pas moins sûr qu'eile est son ouvrage. Mais avec des gens qui nient tout, il faut tout prouver, sinon pour en tirer un aveu qui serait un prodige, au moins pour empêcher que le fidèle ingénu ne soit dupe. Ils reconnaissaient euxmêmes que cette lettre était du réformateur de la Trappe, quand après sa mort, instruits qu'on l'avait trouvée dans ses papiers, ils firent jouer toutes sortes de ressorts pour en empêcher l'impression, et quand après l'impression, tournant leur dépit en dédain, ils publièrent qu'elle ne faisait tort qu'à la mémoire de l'auteur: mais tout le monde, à beaucoup près, n'en jugea pas ainsi. Le nom du réformateur de la Trappe était en vénération dans tout le royaume, et chacun savait que les jansénistes lui étaient mieux connus qu'à personne. L'impossibilité de tenir contre l'opinion publique, les fit changer de langage: au bout de cinq ans, qu'ils présumaient avoir fait oublier leurs premiers propos, ils mirent tout en œuvre pour faire regarder la lettre comme

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