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FABLE XVIII.

UN ANIMAL DANS LA LUNE.

<< La petite aventure que raconte ici la Fontaine, dit Chamfort, arriva à Londres vers ce temps-là, et donna lieu à cette pièce de vers, qu'il plaît à la Fontaine d'appeler une fable. » Solvet et Walckenaer semblent également admettre comme un fait réel la fabuleuse déconvenue que la Fontaine a citée à l'appui de ses réflexions sur les prétendues erreurs des sens; ils mentionnent cependant tous deux1 le poëme satirique qui est sans doute l'unique source de cette histoire d'un Animal dans la lune. Aimé-Martin, profitant mieux que d'autres d'une note de Robert, n'a pas eu de peine à démontrer que les observateurs anglais n'avaient été victimes que d'une facétie de Butler, l'auteur d'Hudibras. L'Éléphant dans la lune est le titre, bien semblable à celui de la Fontaine (voyez aussi plus loin le vers 41), que Butler a donné à une sorte de long et assez froid épisode d'épopée burlesque, où, entre autres prodiges aperçus par un club savant dans le champ d'une lunette astronomique braquée sur la lune, il raconte l'apparition de l'énorme bête, puis l'émoi de l'assemblée à l'annonce du phénomène, la délibération qui s'ouvre, la rédaction d'un pompeux procès-verbal, l'intervention d'un valet curieux qui, ayant aussi mis l'œil à la lunette, suggère tout à coup la seule explication naturelle, le dépit de tous à ce renversement des faits les mieux constatés, des plus belles théories, la lutte dernière et désespérée, soutenue contre l'évidence, enfin la catastrophe, la confusion générale, quand la machine démontée et ouverte se trouve avoir emprisonné des volées de mouches et moucherons, et «< une souris cachée entre les verres » (vers 52). L'Éléphant dans la lune parait n'avoir été imprimé que

1. Walckenaer, au tome I, p. 317, de son Histoire de la Fontaine, a presque littéralement transcrit la note de Solvet.

2. Étude critique de la Fontaine et de ses commentateurs, en tête de son édition des Fables (1845), p. ix-x.

3. Mort en 1680, deux ans après la publication de ce livre VII.

dans les OEuvres posthumes de Butler, données par R. Thyer en 1759*; mais quelques bons motifs qu'on puisse avoir de restreindre la publicité de ces sortes de pièces toutes remplies de personnalités, on ne les compose pas non plus pour les garder en portefeuille; la fiction ayant paru piquante sera devenue légende; elle a pu facilement arriver jusqu'à la Fontaine par l'intermédiaire, entre autres, de ses amis Saint-Évremond et Barrillon; elle doit remonter, d'après le passage suivant de Johnson, au temps de l'établissement à Londres, sous la protection de Charles II, de la Société royale, c'est-à-dire aux premières années de la Restauration. « Quelques vers mis dans cette dernière collection, dit Johnson 6, parlant de l'édition de Thyer, mentionnée ci-dessus, des OEuvres posthumes de Butler, montrent qu'il fut du nombre de ceux qui tournèrent en ridicule l'établissement de la Société royale de Londres, dont les ennemis étaient alors très-nombreux et pleins d'aigreur, sans qu'on puisse en concevoir la raison, puisque les philosophes qui la formaient se donnaient, non pour soutenir des systèmes, mais pour établir des faits, et que l'ennemi le plus jaloux de l'innovation doit admettre les progrès graduels de l'expérience, quoiqu'il puisse ne pas aimer la témérité des hypothèses. » Butler s'attaquait donc au corps entier de la Société royale; nous n'avons pas à rechercher sur quel membre en particulier tombait tel ou tel trait; nous aurions voulu savoir quelle avait été l'occasion du poëme; ce fut probablement quelque erreur d'expérience imputée à l'un de ces

4. Il l'a été sous deux formes (en 520 vers courts, puis en 539 vers longs), qui toutes deux ont été admises dans diverses collections de poëtes anglais : voyez, dans la collection Bell (1777), le tome III des OEuvres de Butler, lequel reproduit les « OEuvres posthumes authentiques » (Genuine Remains) du poëte, précédemment publiées par Thyer; ou le tome VIII (p. 191-195) de l'édition de 1810, grand in-8°, des OEuvres des poëtes anglais, publiée à Londres avec des préfaces de Samuel Johnson, etc.

5. L'ambassadeur en Angleterre à qui est adressée la fable iv du livre suivant.

6. Page 90 du volume cité ci-dessus à la fin de la note 4 ; H. Boulard a publié, en 1816, de la Vie de Butler par Samuel Johnson une traduction à laquelle (p. 6) nous empruntons ce passage; les réflexions de Johnson peuvent d'ailleurs s'appliquer également à quelques autres pièces et fragments imprimés à la suite de l'Éléphant dans la lune.

savants; mais, si grosse qu'on la suppose, elle ne pouvait assurément approcher de la monstrueuse bévue imaginée par le satirique 7.

Quant à l'élégante dissertation philosophique de la Fontaine, elle pourrait bien lui avoir été inspirée par la fin de l'Apologie de Raimond Sebond (livre II, chapitre x11 des Essais), où Montaigne s'est étendu longuement sur le même sujet; nous y relèverons cette phrase (tome II, p. 399, de l'édition de 1865), qui ressemble assez au début du fabuliste : « Sur ce mesme fondement qu'avoit Heraclitus et cette sienne sentence Que toutes choses avoient en elles es visages qu'on y trouvoit, Democritus en tiroit une toute contraire conclusion, c'est que les sujets n'avoient du tout rien de ce que nous y trouvions. » On peut voir, à partir de là, toute la suite, remplie de citations dont un grand nombre sont prises des livres IV et V de Lucrèce, interprète d'Épicure. Mais la conclusion de la Fontaine, nettement indiquée dès les premiers vers (5-12), est au fond tout à fait conforme à ce qu'avait établi en ces termes la Logique de Port-Royal (I partie, chapitre x1): « On prend les mots des sens, de la vue, de l'ouïe, etc..., pour les jugements que notre âme fait ensuite des perceptions qu'elle a eues à l'occasion de ce qui s'est passé dans les organes corporels, lorsque l'on dit que les sens se trompent, comme quand ils voient dans l'eau un bâton courbé, et que le soleil ne nous paroît que de deux pieds de diamètre. Car il est certain qu'il ne peut y avoir d'erreur ou de fausseté ni en tout ce qui se passe dans l'organe corporel, ni dans la seule perception de notre âme, qui n'est qu'une simple appréhension; mais que toute l'erreur ne vient que de ce que nous jugeons mal, en concluant, par exemple, que le soleil n'a que deux pieds de diamètre, parce que sa grande distance fait que l'image qui s'en forme dans le fond de notre œil est à peu près de la même grandeur

7. On trouve, p. 144-145 du tome VIII, déjà cité, des OEuvres des poëtes anglais, au bas de l'Épitre héroïque d'Hudibras à Sitophel, insérée à la suite du chant III de la seconde partie d'Hudibras, une note où il est dit qu'une clé publiée en 1706 désigne comme étant l'original ridiculisé, sous le nom de Sitophel, dans ce chant III du poëme et dans l'épître, sir Paul Neal, membre de la Société royale, contre qui Butler paraît avoir eu un grief particulier. La note ajoute que c'est à ce même Paul Neal que quelques-uns ont voulu attribuer la fameuse découverte d'un éléphant dans la lune; de là sans doute l'étrange assertion de Solvet, reproduite par Walckenaer.

que celle qu'y formeroit un objet de deux pieds à une certaine distance plus proportionnée à notre manière ordinaire de voir. Mais parce que nous avons fait ce jugement dès l'enfance,... nous l'attribuons à la vue, et nous disons que nous voyons les objets petits ou grands, selon qu'ils sont plus proches et plus éloignés de nous, quoique ce soit notre esprit, et non notre œil, qui juge de leur petitesse et de leur grandeur. »

Pendant qu'un philosophe assure

Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés, Un autre philosophe jure

Qu'ils ne nous ont jamais trompés".

Tous les deux ont raison; et la philosophie
Dit vrai quand elle dit que les sens tromperont
Tant que sur leur rapport les hommes jugeront;
Mais aussi, si l'on rectifie

L'image de l'objet sur son éloignement,

Sur le milieu qui l'environne,

Sur l'organe et sur l'instrument,

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8. « C'est.... Démocrite qui a fourni aux Pyrrhoniens tout ce qu'ils ont dit contre le témoignage des sens. » (Dictionnaire de Bayle, article DEMOCRITE.) Voyez, au dernier alinéa de la notice, p. 198, la citation de Montaigne. Démocrite, d'un tout autre génie scientifique que les Épicuriens, qui lui ont emprunté le système des atomes, était bien loin d'accepter comme eux toutes les apparences. « Il enseignait.... que le soleil n'est point tel que nous le voyons, qu'il est d'une grandeur immense, que la voie lactée est un assemblage d'étoiles, qui, par leur éloignement, échappent à notre vue..., que les taches qu'on observe dans la lune doivent être attribuées à la hauteur de ses montagnes et à la profondeur de ses vallées. » (M. MARTHA, le Poëme de Lucrèce, p. 239.)

9. Le nom d'Épicure est celui qui se présente le plus naturellement ici. Peut-être cependant la Fontaine voulait-il, à l'exemple de Montaigne, opposer Héraclite à Démocrite (voyez encore à la notice). Quelle qu'ait été d'ailleurs sur la valeur des sens la doctrine d'Héraclite, il prétendait que le soleil n'est pas plus grand qu'il ne paraît: voyez le Dictionnaire des sciences philosophiques, par M. Ad. Franck, p. 699, article HERACLITE, et Diogène de Laërte, livre IX, chapitre 1.

Les sens ne tromperont personne.

La Nature ordonna ces choses sagement :
J'en dirai quelque jour les raisons amplement 10.
J'aperçois le soleil : quelle en est la figure?
Ici-bas ce grand corps n'a que trois pieds de tour;
Mais si je le voyois là-haut dans son séjour,
Que seroit-ce à mes yeux que11 l'œil de la Nature?
Sa distance me fait juger de sa grandeur;

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10. On peut rapprocher cette promesse du désir exprimé dans es vers 26-30 de la fable iv du livre XI. La Fontaine ne l'a pas tenue. La faisait-il sérieusement? C'est probable quand on considère avec quelle rare aptitude, bien propre à satisfaire un auteur, il a versifié cette dissertation et comme son génie s'est prêté à une telle matière. Comparez le brillant morceau où André Chénier, dans le fragment intitulé Hermès (I, vers 33-47), se lance « dans les fleuves d'éther » et poursuit

Les astres et leurs poids, leurs formes, leurs distances. 11. Nous ne nous arrêterons pas à réfuter les commentateurs qui, dans ce vers si clair où l'on peut, sans changer le sens, retrancher ce.... que, expliquent ce second que par si ce n'est. - La périphrase: « l'œil de la nature, » revient au vers 18 de la 1" des deux fables qui suivent le livre XII, le Soleil et les Grenouilles, La figure est si naturelle qu'on ne peut s'étonner d'en voir chez les anciens et les modernes abonder les exemples. Solvet cite ce vers de Remy Belleau (Complainte de Prométhée, tome II, p. 17, de l'édition de M. Marty-Laveaux, 1878):

Il veit ce beau soleil, l'œil de Dieu et du monde;

et celui-ci de Regnier (sonnet 11):

Cet astre, âme du monde, œil unique des cieux.

Dans des vers de Montaigne, ou cités par lui, qu'il a insérés dans 'Apologie de Raimond Sebond (tome II, p. 278), le soleil est appelé la lumière commune,

L'œil du monde,

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expression empruntée au livre IV, vers 228, des Métamorphoses et dont Ovide explique parfaitement le sens par le vers qui la précède; le Soleil dit en parlant de lui-même :

Omnia qui video, per quem videt omnia tellus,
Mundi oculus.

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