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CHAPITRE VI.

SUITE DES MORALISTES.

L y avoit un homme qui, à douze ans, avec des barres et des ronds, avoit créé

les mathématiques; qui, à seize, avoit fait le plus savant traité des coniques qu'on eût vu depuis l'antiquité; qui, à dix-neuf, réduisit en machine une science qui existe toute entière dans l'entendement; qui, à vingt-trois, démontra les phénomènes de la pesanteur de l'air, et détruisit une des grandes erreurs de l'ancienne physique; qui, à cet âge où les autres hommes commencent à peine de naître, ayant achevé de parcourir le cercle des sciences humaines, s'aperçut de leur néant, et tourna ses pensées vers la religion; qui, depuis ce moment jusqu'à sa mort, arrivée dans sa trente-neuvième année, toujours infirme et souffrant, fixa la langue que parlèrent Bossuet et Racine, donna le modèle de

la plus parfaite plaisanterie, comme du raisonnement le plus fort; enfin qui, dans les courts intervalles de ses maux, résolut, par abstraction, un des plus hauts problèmes de géométrie, et jeta sur le papier des pensées qui tiennent autant du Dieu que de l'homme cet effrayant génie se nommoit Blaise Pascal.

Il est difficile de ne pas rester confondu d'étonnement, lorsqu'en ouvrant les Pensées du philosophe chrétien, on tombe sur les six chapitres où il traite de la nature de l'homme. Les sentiments de Pascal sont remarquables surtout par la profondeur de leur tristesse, et par je ne sais quelle immensité: on est suspendu au milieu de ces sentiments comme dans l'infini. Les métaphysiciens parlent de cette pensée abstraite, qui n'a aucune propriété de la matière, qui touche à tout sans se déplacer, qui vit d'ellemême, qui ne peut périr, parce qu'elle est indivisible, et qui prouve péremptoirement l'immortalité de l'âme : cette définition de la pensée semble avoir été suggérée aux métaphysiciens par les écrits de Pascal.

Il y a un monument curieux de la philosophie chrétienne, et de la philosophie du jour : ce sont les Pensées de Pascal, commentées par les éditeurs. On croit voir les ruines de Pal

I

Voyez la note A à la fin du volume.

myre, restes superbes du génie et du temps, au pied desquelles l'Arabe du désert a bâti sa misérable hutte.

Voltaire a dit : « Pascal, fou sublime, né un siècle trop tôt. »

On entend ce que signifie ce siècle trop tôt. Une seule observation suffira pour faire voir combien Pascal sophiste eût été inférieur à Pascal chrétien.

Dans quelle partie de ses écrits le solitaire de Port-Royal s'est-il élevé au-dessus des plus grands génies? Dans ses six chapitres sur l'homme. Or, ces six chapitres, qui roulent entièrement sur la chute originelle, n'existeroient pas si Pascal eût été incrédule.

Il faut placer ici une observation importante. Parmi les personnes qui ont embrassé les opinions philosophiques, les unes ne cessent de décrier le siècle de Louis XIV; les autres, se piquant d'impartialité, accordent à ce siècle les dons de l'imagination, et lui refusent les facultés de la pensée. C'est le dix-huitième siècle, s'écrie-t-on, qui est le siècle penseur par excellence.

Un homme impartial, qui lira attentivement les écrivains du siècle de Louis XIV, s'apercevra bientôt que rien n'a échappé à leur vue; mais que, contemplant les objets de plus haut que nous, ils ont dédaigné les routes où nous

sommes entrés, et au bout desquelles leur œil perçant avoit découvert un abîme.

Nous pouvons appuyer cette assertion de mille preuves. Est-ce faute d'avoir connu les objections contre la religion, que tant de grands hommes ont été religieux? Oublie-t-on que Bayle publioit, à cette époque même, ses doutes et ses sophismes? Ne sait-on plus que Clarke et Leibnitz n'étoient occupés qu'à combattre l'incrédulité? que Pascal vouloit défendre la religion; que La Bruyère faisoit son chapitre des Esprits forts, et Massillon son sermon de la Vérité d'un avenir; que Bossuet, enfin, lançoit ces paroles foudroyantes sur les athées? «Qu'ont-ils vu, ces rares génies, qu'ont-ils vu plus que les autres? Quelle ignorance est la leur, et qu'il seroit aisé de les confondre, si, foibles et présomptueux, ils ne craignoient point d'être instruits? car pensent-ils avoir vu mieux les difficultés à cause qu'ils y succombent, et que les autres qui les ONT VUES les ont méprisées? Ils n'ont rien vu, ils n'entendent rien, ils n'ont pas même de quoi établir le néant auquel ils espèrent après cette vie, et ce misérable partage ne leur est pas assuré. »

Et quels rapports moraux, politiques ou religieux se sont dérobés à Pascal? quel côté de choses n'a-t-il point saisi? S'il considère la na

ture humaine en général, il en fait cette peinture si connue et si étonnante: « La première chose qui s'offre à l'homme, quand il se regarde, c'est son corps, etc. » Et ailleurs : « L'homme n'est qu'un roseau pensant, etc. » Nous demandons si, dans tout cela, Pascal s'est montré un foible penseur?

Les écrivains modernes se sont fort étendus sur la puissance de l'opinion, et c'est Pascal qui le premier l'avoit observée. Une des choses les plus fortes que Rousseau ait hasardées en politique, se lit dans le Discours sur l'inégalité des conditions: « Le premier, dit-il, qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire: Ceci est à moi, fut le vrai fondateur de la société civile. » Or, c'est presque mot pour mot l'effrayante idée que le solitaire de Port-Royal exprime avec une tout autre énergie : « Ce chien est à moi, disoient ces pauvres enfants; c'est ma place au soleil : voilà le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre. »>

Et voilà une de ces pensées qui font trembler pour Pascal. Quel ne fût point devenu ce grand homme, s'il n'avoit été chrétien! Quel frein adorable que cette religion, qui, sans nous empêcher de jeter de vastes regards autour de nous, nous empêche de nous précipiter dans le gouffre! C'est le même Pascal qui a dit encore: «< Trois

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